Sir Andrew Wyke (Laurence Olivier) , un riche auteur de
romans policiers anglais, a invité Milo Tindle (Michael Caine), un coiffeur
londonien d'origine plus modeste, à lui rendre visite dans sa somptueuse
résidence, aménagée et décorée avec un art consommé du trompe-l’œil. Maniaque
de l'énigme et de la mystification, cachant mal son mépris pour ce parvenu dont
il connaît la liaison avec son épouse Marguerite, Andrew lui propose de simuler
un cambriolage pour toucher l'argent de l'assurance. Milo, impressionné par
Wyke, accepte et...
Fin de carrière en
apothéose pour Joseph L. Mankiewicz qui signe avec Le Limier un ultime
chef d’œuvre composant un condensé idéal de son œuvre. Après la déconvenue de
son Cléopâtre (1963 et dont le montage lui avait échappé, le film de 6h
en deux parties se réduisant à un seul de 4h, une version intégrale reste à
exhumer) les derniers films du réalisateur avaient témoignés d’un cynisme et d’un
désabusement croissant dans l’expression de ses thèmes de prédilections (les faux-semblants,
l’ambition) avec la comédie Guêpier pour trois abeilles (1967) et le
western Le Reptile (1970). La pièce d’Anthony Shaffer (qui signe également le scénario et façonne une trilogie manipulatrice avec The Wicker Man et le Frenzy de Hitchcock) par son concept et
sa dimension d’exercice de style s‘avérait donc un écrin idéal pour illustrer
la vision amère qu’avait Mankiewicz de ses semblables, certes présente dans
toute sa filmographie mais tempérée jusque-là par un certain romantisme (L’Aventure de Mme Muir (1948)), un optimisme pas encore éteint (On murmure dans la ville (1951)) et un sens de la tragédie puissant (La Comtesse aux pieds nus (1954)). Cette fois l’intrigue, le cadre en huis-clos et le duel entre
deux uniques protagonistes amène une épure, une noirceur mais aussi une
virtuosité bien plus frontale.
L’histoire est
celle d’un affrontement entre deux protagonistes dont les différences dessinent
toute la problématique du film. Andrew Wyke (Laurence Olivier) riche auteur de
roman policier anglais va convoquer dans sa somptueuse résidence le modeste
coiffeur londonien Milo Tindle (Michael Caine) qui se trouve être le jeune
amant de sa femme. Nul reproche à lui faire mais un curieux marché à lui
proposer : simuler le vol d’un couteux bijou dont Wyke touchera l’assurance,
tandis que sa vente permettra à Tindle d’assurer le train de vie qu’exigera l’ex
Mme Wyke.
Tout cela dissimule bien sûr une manipulation et un piège diabolique
qui va entraîner les deux protagonistes dans un face à face extraordinaire. La
première partie du film est celle de Wyke. Erudit, malicieux et hautain, les
plaisirs de ce pur gentleman se placent évidement à des niveaux supérieurs, ceux
du jeu intellectuel qu’il se plait à constituer dans ses romans policiers,
dans son environnement avec cette demeure incroyable composée d’innombrables artifices
et au final de sa propre vie avec le défi qu’il va proposer à Milo.
Ce dernier,
plus terre à terre ne peut suivre l’humour raffiné, les références culturelles
et le bagout que constituent la logorrhée de son interlocuteur. La scène d’ouverture
où Wike finit par lui permettre l’accès jusqu’à lui dans le labyrinthe où il s’est
égaré annonce ainsi le piège dans lequel il va tomber, l’humiliation où il va
se laisser entraîner. Toute cette première partie traduit cette supériorité,
dans la caractérisation des personnages comme dans les situations, Wike mène le
jeu. Milo attend en vain son tour tandis que Wike achève les coups gagnant de
billard, est suffisamment bien manipulé pour accepter ce marché improbable et
au final rabaissé plus bas que terre, sa basse extraction ne lui ayant pas
conféré l’aptitude à se sortir de ce mauvais pas.
Le Limier
constitue donc une vision de la lutte des classes réduites à sa plus simple
expression, un affrontement entre tradition et modernité. On peut dans un
premier temps réduire ce questionnement à l’Angleterre où cette dimension est
si importante. Andrew Wike est un représentant établi de cette haute société
anglaise, toisant de toute sa supériorité les inférieurs où se mélangent les
pauvres bougres destinés à le rester et les étrangers qui ne seront jamais
assimilés. Milo Tindle est de ceux-là méritant d’autant plus le mépris par ses
origines « métèques », lui fils d’immigrant italien osant convoiter l’épouse
de celui qui le surclasse en tout.
Sans trop en dévoiler sur les rouages du
scénario diabolique, la deuxième partie sera celle de Tindle qui va balayer par
son audace cette vision dépassée. Le parvenu/étranger doit faire plus d’efforts
pour s’élever, apprendre et s’adapter et du coup exprime une rage et une
volonté que les nantis n’ont jamais eu. La revanche se fera ainsi des plus
cinglantes, Tindle attendant non seulement de rendre la pareille mais d’éteindre
littéralement l’arrogance de Wike en le prenant à son propre jeu.
Le récit prend
encore plus de saveur en tenant compte du background des deux acteurs. L’icône
shakespearienne qu’est Laurence Olivier, son prestige et ses interprétations
légendaires se frotte ainsi au jeune premier montant qu’est Michael Caine qui
aura dû plus qu’à son tour affronter ces clivages de classe pour parvenir en
haut de l’affiche. On peut y faire diverses interprétations, Olivier
représentant une tradition poussiéreuse et figée des arts (le théâtre par
exemple) qui ne sortira que momentanément vainqueur quand Caine plus
volontaire, plus souple et inventif symbolise une modernité (le cinéma, la
télévision) qui saura s’inspirer du passé pour produire autre chose. C’est
ainsi que Tindle humilié réussira à concevoir un chausse-trappe encore plus
cruel et virtuose pour vaincre Wike.
Mankiewicz assume
pleinement l’origine théâtrale de son matériau originel, le générique (sur le score sautillant de John Addison dont le mystère et l'ironie est bien dans l'esprit Cluedo du film) même
constituant le cadre du film comme une scène. Il confère cependant à l’ensemble
une force toute cinématographique et à l’image de Tindle sait prendre le
meilleur des deux mondes pour donner toute la force attendue à son récit. Le
décor incroyable (fabuleuse création de Ken Adam) de la maison constitue le vrai troisième protagoniste du film.
Les différents éléments (automates, marionnettes) qui le constituent semble s’animer
ou s’éteindre au gré des soubresauts de l’intrigue, prendre faveur pour l’un ou
l’autre des adversaires à travers des inserts prêtant à interprétations
notamment sur le marin rieur Jolly Jack.
Seuls à l’écran pendant plus de deux
heures haletantes, Michael Caine et Laurence Olivier offrent des performances de
haute volée. Le premier au départ indécis et porté par les évènements s’avère
saisissant d’intensité revancharde quand le second tout en arrogance cabotine
perd de sa superbe pour finir vaincu et pathétique. Mankiewicz en tirera la
fierté d’avoir signé le seul film dont la distribution entière fut nommé aux
Oscars (les autres noms du générique étant là pour donner le change dont un
savoureux Eve Channing en référence à son All About Eve (1950)). Il
termine en tout cas sur un sacré coup d’éclat et l'on ne peut que regretter que cela
soit son dernier film alors qu’il ne disparaitra que près de vingt ans plus
tard en 1993.
Assez inexplicablement ce n'est toujours pas sorti en dvd français (alors que l'affreux remake de 2007 est bien trouvable lui) dont pour les anglophones se pencher vers le zone 2 anglais qui comporte des sous-titres anglais ou alors l'édition Anchor Bay qui dispose d'une VF très réussie
Bon article qui souligne bien la dimension sociale et méta (mise en abyme des comédiens) du film. On peut aussi l'interpréter d'une façon plus subjective : l'écrivain s'adresse à son personnage, dans une schizophrénie très pirandellienne (et pas loin du dédoublement de Stevenson), en écho au "duo" de L'Aventure de madame Muir (sublime Gene Tierney au Cinéma de minuit hier soir dans Le Fil du rasoir !)...
RépondreSupprimerShaffer signa aussi, ne l'oublions pas, les scénarios pareillement satiriques de Frenzy et The Wicker Man, avec leurs autres luttes de classes basées sur de trompeuses apparences. Vous parlez du décor comme "troisième personnage", en effet, et on le doit au grand Ken Adam, responsable des Bond mais aussi de la salle de réunion de Docteur Folamour. John Addison signe l'irrésistible musique, après celle du Rideau déchiré (Herrmann évincé !).
Le labyrinthe nous semble renvoyer à la littérature (et la fiction) selon Borges, autant qu'il annonce celui de Shining (encore Kubrick !), où se perdra à son tour un second "clown" sinistre et "auteur" raté...
Enfin, on pense aussi, en voyant Le Limier, au "théâtral" et "mental" Fanny et Alexandre, son antithèse "optimiste" et apaisée...
PS : VF disponible ici
https://www.youtube.com/watch?v=O7CFCzigrLA
Bien vu pour l'aspect double qui renvoie à Mme Muir je n'y avait pas pensé. On peut y voir du coup la solitude du créateur/écrivain qui s'invente un antagoniste pour le stimuler ou défie sa création. C'est un peu plus méta et réflexif que Mme Muir plus romantique et mélancolique où le double sert à guérir une solitude. Je préfère l'angle de Mme Muir mais c'est brillant de le réinventer ainsi de manière sous-jacente dans Le Limier.
RépondreSupprimerSinon toujours pas vu Fanny et Alexandre dont le bluray prend la poussière depuis des mois il va falloir réparer ça !
Bonjour Justin,
RépondreSupprimerMême revu dans une mauvaise copie, le manoir d'Andrew Wyke n'a rien perdu de son charme ni le labyrinthe de son éclat. Ma dernière vision datait du dimanche 26 Septembre 1993 au Cinéma de Minuit. Cette précision bien inutile sera la seule affirmation factuelle pour un film qui cherche si volontairement à égarer le spectateur. Tout concourt ici aux jeux, énigmes, indices et charades dans ce théâtre de faux-semblants ou MANKIEWICZ entend nous inclure en se jouant de nous et en jouant avec nous. Nous aimerions d'ailleurs connaitre les visages des trois acteurs dont le nom figure au générique mais pas sur l'écran. Quelle est la fonction narrative de ce manteau rouge que Milo Tindle déplace si ostensiblement ? Ce squelette affublé d'un masque de clown est t'il présenté comme une vanité ? Comme l'image de nous-mêmes ? Du futur de Milo Tindle en passe de perdre cette partie de poker menteur ? Quel est le pourcentage de spectateurs qui aura immédiatement reconnu Milo Tindle sous le masque de son doppelgänger ? Voila enfin un sondage qui aurait quelque pertinence. Les marionnettes et automates qui s'emballent lors de la fin de partie de Wyke disposent t'ils d'une vie autonome ? Le petit buste d'Edgar POE participe t'il aussi à la résolution de l'enquête ? Quel complot a été ourdi - et par qui ? - pour ne pas disposer d'un dévédé à la française ? Pour finir (avant une prochaine vision), cette remarque : à Milo Tindle qui lui dit que son père né Tindolini a souhaité devenir anglais, Andrew Wyke rétorque d'un ton dégoûté :"Devenir anglais ?". A t'on jamais mieux résumé en si peu de mots la Weltanschauung d'un personnage ?