Une femme et sa belle-fille sont violées et tuées par un groupe de samouraïs. Ivres de vengeance, elles renaissent sous la forme d'esprits chats et jurent de tuer tous les samouraïs. Jusqu'au jour où leur victime désignée est le fils de la femme, et donc mari de la jeune femme, revenu de la guerre.
Kuroneko s’inscrit dans la glorieuse décennie des années 60 pour Kaneto Shindo au sommet de sa créativité. Il y rencontre le succès international en tant que cinéaste avec L’île nue (1961) et Onibaba (1964), et contribue en tant que scénariste à des réussites majeures de Yasuzo Masumura (La Femme de Seisaku (1965), Tatouage (1966), La Femme du docteur Hanaoka (1967)) et Yuzo Kawashima avec La Bête élégante (1962). Kuroneko se présente à la fois comme une continuité et un miroir inversé du célébré Onibaba. Dans ce dernier, les passions humaines et charnelles faisaient de l’argument fantastique un leurre servant les pulsions des protagonistes. Kuroneko est cette fois explicitement un récit de fantôme se fondant obéissant aux codes du conte traditionnel japonais, et produit dans des années 60 qui furent l’âge d’or de ce type de production.
On retrouve sur le papier le triangle « amoureux » d’Onibaba, une femme mûre, sa belle-fille et un homme mais dans une dynamique différente et plus tragique. Le film s’ouvre sur une éprouvante scène de barbarie qui voit un groupe de samouraïs s’introduire chez la femme (Nobuko Otowa) et sa belle-fille (Kiwako Taichi) pour les violer et les laisser pour mortes après avoir incendié leur maison. Les malheureuses renaissent sous forme de kaibyo, yokai de la "femme-chat" arborant les traits et attitudes de chat sous leur enveloppe corporelle humaine langoureuse, et s’attèle désormais à attirer, séduire et tuer les samouraïs de passage par vengeance. Kaneto Shindo travaille d’une pure approche sensitive et onirique pour témoigner de cette bascule, les émotions primaires de désir, de ressentiment et de vengeance se passant des mots pour se faire comprendre par le jeu des métaphores visuelles et des artifices formels. L’agression initiale est ainsi suivie de l’arrivée d’un chat noir (qui conserve finalement sa notion funeste occidentale dans le folklore japonais, le mot kuroneko signifiant littéralement chat noir en japonais) dont le regard vif et le pelage sombre amorce la transition vers les ténèbres nocturnes et la blancheur spectrale des spectres marquant leur nouvelle identité et terrain de jeu.On retrouve cette notion de conte dans la répétition poétique et sujette à d’habiles variations dans la manière dont les fantômes vont séduire et décimer les samouraïs de passage. Tous sont punis dans leur concupiscence, la promesse de volupté les menant à leur perte quand ils décident de suivre la belle-fille. Shindo appuie l’étrangeté de la transition du monde des vivants à celui des spectres dans sa mise en scène, par ses effets de brumes, les lents travellings durant la traversée des forêts de bambous (qui annoncent le King Hu de A Touch of Zen (1971)) dans des plans dont la composition reprend la logique des emakimono – rouleaux peints horizontaux narrant sous forme dessinée les contes traditionnels, à la mode dans le Japon des 12e et 13e siècles. L’aspect à la fois dépouillé et stylisé des décors, le sentiment de vide et de néant des arrière-plans ainsi que la manière dont l’ordinaire étrangeté fait cohabiter la facticité et le réel dans une même image exprime une abstraction inquiétante. On pense à ce plan stupéfiant où la première victime est assis dans le séjour éclairé de la maison, tandis qu’à l’arrière-plan les bambous agités par le vent dans l’obscurité semblent comme appartenir à un autre niveau de réalité. Shindo et son directeur photo Kiyomi Kuroda imprègne l’image de cette fine couche de facticité qui contribue à entretenir le malaise sous la beauté formelle. Le parachèvement de cet équilibre funeste entre Eros et Thanatos repose sur les codes du théâtre Kabuki (notamment par le maquillage « félin » des fantômes) quand la fille happe sa victime folle de désir tandis qu’en montage alterné la mère entame une danse frénétique, sur fond de rythmiques de tambours japonais.Ce rituel de malédiction parfaitement huilé va pourtant se gripper avec l’arrivée d’un samouraï dépêché pour mettre fin aux agissements des spectres. Il s’agit du fils (Nakamura Kichiemon II) et du mari des disparues, longtemps absent car mobilisé pour faire la guerre. La répétition des situations évoquées plus haut ne peut véhiculer la même froideur vengeresse face à l’être aimé. La connaissance des lieux du fils l’empêche d’avoir les mêmes attitudes que ses prédécesseurs car sa quête est plus intime que charnelle, tout comme les fantômes ne peuvent pas le châtier comme une victime quelconque. Kaneto Shindo parvient à fondre dans un récit traditionnel l’un des grands dilemmes de la société japonaise, l’éternelle questionnement entre l’intime et le collectif. Les fantômes sont soumis au diktat de haine et de représailles qui ont guidé leur réincarnation et sont confronté à leurs contradictions quand il s’agira de distinguer cet « homme », ce samouraï, quand leur raison d’être est de les punir tous. Le fils quant à lui oscille par la mission assignée entre la violence et le machisme inhérent à son genre, et ses sentiments lorsqu’il reconnaît dans les fantômes son épouse et sa mère disparue. Le déchirement est poignant, tant dans la romance que la relation mère/fils et tout cela fait évoluer le conte horrifique vers le mélodrame fantastique. Les personnages basculent constamment, de façon symbolique ou explicite, de l’animalité à l’humanité, de la dématérialisation spectrale à l’incarnation charnelle. Kuroneko est un objet troublant qui conserve tout son pouvoir de fascination.En salle le 25 octobre
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