Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 3 novembre 2020

Mahjong - Ma jiang, Edward Yang (1996)


 Marthe, une adolescente française, débarque à Taipei afin de retrouver un homme plus âgé avec qui elle a eu une relation à Londres. Sans argent, sans connaissance sur la ville, elle est rapidement prise en charge par un groupe de jeunes Taïwanais désœuvrés, qui comptent bien profiter d'elle.

Mahjong est une œuvre moins connue d'Edward Yang, coincée entre les monuments que sont A Bright Summer Day (1991) et Yi yi (2000). Le film brasse l'observation d'une jeunesse délinquante comme une des intrigues de A Bright Summer Day, mais aussi la capture de l'urbanité taïwanaise au cœur de The Terrorizers (1986). Mahjong ajoute à ces éléments le point de vue de protagonistes occidentaux, qui offrent un miroir à la fois candide et cynique de ce qu'est en train de devenir Taïwan et par extension la Chine à travers son expansion économique. Une des premières scènes qui réunit tous les personnages dans le cadre d'un bar visualise un monde qui ne se définit que par un rapport de force sous-jacent. Du groupe de petites frappes menées par Red Fish (Tang Congsheng) aux nouveaux riches occidentaux Marcus (Nick Erickson) et Ginger (Diana Dupuis), toute une partie des personnages "dominants" naviguent entre différents business plus ou moins légaux qui visent à exploiter et manipuler leurs congénères. 

Le rapport à l'autre n'existe que dans la perspective de ce que l'on pourra en exploiter et les victimes potentielles s'exposent d'emblée dans cette même scène. La jeune française Marthe (Virginie Ledoyen) est venir poursuivre sa romance avec Marcus qui l'a abandonnée en Europe, ce dernier est en affaire avec Allison (Shin-hui Chen) dont il compte sur la participation dans ses affaires et celle-ci va se trouver la proie de Hongkong (Chang Chen) acolyte gigolo de Red Fish. La figure de l'étranger pose donc les deux versants de la logique qui agite cette jungle de Tapei, celle du dominant sans scrupule à travers Marcus et celle du dominé avec Marthe qui trouve dans la bande de Red Fish (mais aussi Ginger visant à la prostituer) des bienfaiteurs intéressés.

L'intrigue confronte ainsi les personnages à leurs contradictions avec comme fil rouge les créanciers du père de Red Fish cherchant à le retrouver en filant le fils. Red Fish élevé par un père absent, coureur et joueur invétéré, inculque les mêmes notions cyniques à son groupe d'amis mais dans une dimension glaciale où disparait tout hédonisme. Ainsi lorsque Hongkong arrive à ses fins avec Allison, elle perd tout intérêt à ses yeux, il a atteint le point de rupture où il peut la manipuler et jeter en pâture à ses amis voulant aussi coucher avec elle. Le personnage de Luen-Luen (Lawrence Ko) est fondamental dans ce cadre. Sa maîtrise de l'anglais en fait le traducteur du groupe d'amis, mais le fait de débuter aussi dans ce monde d'arnaque en fait une figure intermédiaire, dont les larcins mineurs (une arnaque à la voiture endommagée) en font un observateur plus qu'un acteur. Tout en suivant ses acolytes, il a ainsi un certain recul et des scrupules notamment par le lien amical (et amoureux sous-jacent) qu'il noue avec l'étrangère Marthe. 
Edward Yang travaille formellement cette notion de dominant/dominé par la gestion de l'espace. Le personnage dominé évolue dans l'espace au gré de la volonté du ou des dominants, à la manière d'Allison balloté dans l'appartement après sa nuit avec Hongkong. Son amant l'abandonne à ses amis qui l'intimident, avancent vers elle et l'entravent symboliquement dans les recoins exigus de la pièce. Yang use d'ailleurs du motif de l'encadrement de porte pour signifier la cage où se trouvent les dominés. C'est explicite avec Allison, et sous-entendus pour Marthe qui se retrouve prisonnière selon une même composition de plan dans cet encadrement de porte, mais sans le savoir puisqu'elle voit Red Fish et sa bande comme ses bienfaiteurs. Ce dispositif s'étend dans d'autres espaces, notamment celui d'un salon de coiffure où Red Fish épie de loin Angela (Carrie Ng) l'ancienne maîtresse qu'il soupçonne d'avoir ruiné son père. 

Les rapports plus troubles et conflictuels bousculent ces certitudes visuelles comme lorsque Red Fish, retrouve son père (Kuo-Chu Chang) qui se trouve longtemps hors champ durant leur conversation. Sa déchéance de dominant le montre affalé au sol, sans pour autant l'enfermer comme un dominé tandis que son fils s'agite face à lui.Edward Yang évite cependant de se montrer froidement schématique et nous fait progressivement comprendre que cette position ne dépend que de nous, et que l'on peut s'affranchir de ce modèle de société carnassier. Amoureuse éperdue, Marthe semble prête à s'avilir en connaissance de cause juste pour faire souffrir Marcus, avant que Luen-Luen ne lui fasse entendre raison. C'est son amour pour elle qui l'empêche de céder à la froideur de ses acolytes, quand c'est au contraire une passion maladive qui pourrait faire sombrer Marthe. 

Edward Yang fait d'ailleurs basculer l'usage de ce leitmotiv de l'encadrement de porte à travers leur couple en construction, le plan revenant lorsque Luen-Luen prisonnier (dans le sens positif du terme cette fois) de son amour pour Marthe vient lui apporter des vivres dans sa chambre et qu'un plan fixe le capture dans cet effet portail. Le travail sur la couleur joue aussi sur la teneur des émotions, le bleu travaillant une forme de confiance, sincérité et au final amour (Marthe qui revient en arrière rejoindre Luen-Luen, les retrouvailles finales) tandis que le rouge teinte la jungle ambiance et sa folie (les éclairages criards du bar de début de film, la crise de folie de Red Fish sous les lueurs rouge des éclairages extérieurs de la pièce (mais avec une partie bleue pour rappeler la teneur intime et émotionnelle de cette crise). 

Cette idéologie dominant/dominé ne s'applique donc, que l'on soit victime ou bourreau, qu'à ceux qui veulent bien y céder. Edward Yang s'affranchit de la simplicité d'une lecture machiste en montrant Hongkong jusque-là si désinvolte avec la gent féminine être à son tour le jouet sexuel d'un groupe de femmes, non pas dans une notion de genre mais de statut social. Elles s'amusent et se jouent de lui sans que Yang use des effets de cadrage précédemment évoqués, ces artifices ne s'appliquent qu'aux pauvres qui veulent s'élever et masquer leur manipulation. Là c'est dans un plan d'ensemble que Hongkong est écrasé, humilié et dominé par un groupe de femmes d'affaires hilares. Red Fish comme Hongkong sont de faux dominants dont les circonstances vont faire perdre les repères jusqu'à perdre la raison.

La magnifique conclusion romantique réunit donc enfin les deux protagonistes qui auront résistés aux tentations d'un système pour se rapprocher. La dernière scène est une merveille de candeur après toute la noirceur qui a précédé et conclut le film dans un baiser maladroit et longtemps attendu, dans un fondu au noir sur fond du brouhaha urbain de Tapei.

Sorti en dvd hongkongais

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