Depuis l'enfance, Kathy, Ruth et Tommy sont les pensionnaires d'une école en apparence idyllique, une institution coupée du monde où seuls comptent leur éducation et leur bien-être. Devenus jeunes adultes, leur vie bascule : ils découvrent un inquiétant secret qui va bouleverser jusqu'à leurs amours, leur amitié, leur perception de tout ce qu'ils ont vécu jusqu'à présent.
Clippeur émérite et à l’univers singulier (notamment pour
Nine Inch Nails et Johnny Cash), Mark Romanek avait fait montre d’une sensibilité très
particulière dans l’étonnant Photo
Obsession (2002). Il y transcendait le postulat de thriller par une force
mélodramatique rare et offrait une de ses prestations les plus déroutantes à
Robin Williams. L’écart entre chacune de ses réalisations (son premier et
méconnu Static ayant été signé près de 20 ans plus tôt) et sa courte
filmographie montrerait également sa profonde exigence, confirmée lorsqu’il
claquerait la porte de Wolfman (2010)
à quelques jours du tournage. Avec le sujet idéal et enfin placé dans les
bonnes conditions, il signe un véritable chef d’œuvre avec cette adaptation de Never Let Me Go (Auprès de moi toujours en traduction française), magnifique roman
éponyme de Kazuo Ishiguro.
Le récit narre sur une quinzaine d’années les destinées du
trio de personnage constitué de Kathy (Carey Mulligan), Ruth (Keira Knightley)
et Tommy (Andrew Garfield), de leur enfance au pensionnat de Hailsham à l’âge
adulte. Une existence placée sous le signe d’une fatalité qui bouleversera leur
relation et leur rapport au monde qui les entoure. Le scénario d’Alex Garland
(grand amateur d’Ishiguro et plus particulièrement du livre qu’il lut sous
forme d’épreuve avant sa parution et milita grandement pour cette adaptation)
parvient à capturer avec une justesse rare le propos du roman, transcendé par
la pudeur et la beauté de la mise en image de Romanek.
Il fut beaucoup reproché
par certains au moment de la sortie cinéma de d’éventer trop rapidement une des
énigmes du film : nos héros sont en fait des clones destinés adultes
à servir de donneur pour des greffes
d’organes. Un reproche curieux (la révélation arrive très tôt dans le livre, quasi au même stade de l'histoire et sous la même forme que dans le film alors que les
personnages sont encore enfants) mais qui souligne la façon très subtile dont
Romanek s’approprie le livre.
Kazuo Ishiguro narrait à la première personne et du point de
vue de Kathy l’ensemble du récit où l’héroïne adulte se souvenait de son
enfance et des moments partagés avec ses amis Tommy et Ruth. Tout y était
subtil, implicite et se révélait
progressivement : ses sentiments pour Tommy et le triangle amoureux
qu’elle formerait avec Ruth, les règles et mécanisme de cette société où le
clonage fait office d’avancée médicale.
La mélancolie y était latente et jamais
appuyée, la voix simple et ordinaire de Kathy faisant accepter la normalité
autant que la cruauté du destin de ces clones, leurs amours contrariées prenant
une dimension plus bouleversante encore par cette nature éphémère. Mark Romanek
respecte toutes ces thématiques et cette atmosphère, mais s’écarte de la
dimension métaphorique du roman d’Ishiguro. La retenue de l’auteur dévoilait
peu à peu les états d’âmes qui constitueraient l’humanité de ses héros, Romanek
n’a de cesse de mettre cette humanité en avant de manière frontale afin de nous
les y attacher le plus tôt possible.
Le triangle amoureux acquiert ainsi immédiatement une touche
flamboyante avec une jeune Kathy affirmant bien plus ouvertement son intérêt
pour le caractériel Tommy (quand dans le roman elle n’avoue jamais
explicitement ses sentiments), réellement affectée lorsque celui-ci s’entiche
de sa meilleure amie Ruth et espérant secrètement leur rupture. Les liens se nouent de manières plus fortes
et sans le secret du livre (la fameuse cassette contenant la chanson-titre Never let me go étant offert à Kathy par
Tommy quant à l’écrit elle l’avait acquise seule), tout comme les peurs et
rancœurs d’ailleurs, puisqu’en une scène subtilement modifiée (Ruth qui observe Kathy
dansant en écoutant sa cassette) la jalousie originelle qui perdra le trio s’exprime
par l’image et sans conflit explicite.
Les jeunes acteurs sont merveilleux de
justesse (en particulier la jeune Isobel Meikle-Small jouant Kathy enfant) et
Mark Romanek par sa mise en scène contemplative confère innocence, nostalgie et
angoisse latente aux séquences de pensionnat. Ce sera le crédo de l’ensemble du
film où des moments ordinaires et anodins se voient auréolés d’un voile de tristesse
inexplicable. L’éphémère de ces moments
quelconques pour ceux qui ont la vie devant eux prend toujours une tournure plus poignante ici car l’issue
plane toujours telle une chape de plomb au-dessus des personnages. On pourrait
se demander pourquoi nos clones ne se rebellent pas contre ce qui leur est
réservé, mais par cette imagerie ordinaire magnifiée Romanek affirme autant l’importance
de ces courts moments partagés que la normalité de ce qui viendra cruellement
les interrompre.
Ishiguro voyait dans le sort de ces héros clonés une métaphore
de la vie et ses aléas contre lesquels on ne peut lutter : vieillesse,
maladie, décrépitude et mort. Le don d’organe s’inscrit dans une même finalité et
évidence pour les personnages (malgré le questionnement éthique qui se pose au spectateur sur cette société sacrifiant une minorité pour le bien de tous) qui ne songent même pas à s’y opposer. C'est dans un stoïcisme renvoyant plus à la culture asiatique qu'occidentale que s'inscrit Ishiguro avec cette acceptation de l'inéluctable. En se
délestant de tout élément futuriste ou relevant de la science-fiction pour
illustrer ce postulat, Romanek inscrit d’autant plus ce fonctionnement dans le
quotidien. L'enjeu n'est pas d'échapper à son sort mais de donner un sens à son existence dans le court laps de temps qui nous est imparti.
On le comprendra par la métaphore (Tommy n’osant aller chercher sa
balle au-delà du grillage de Hailsham au début) et les disputes quelconques
chez d’autres prennent là des proportions insurmontables et font naître un
regret infini avec cette bouleversante phrase en voix off de Kathy regrettant
de ne pas avoir assez profité de ses amis tandis qu’à l’image elle les quitte
sans remords après une brouille. La séparation momentanée chez les humains est
celle d’une vie pour nos clones. On a ainsi déjà vu des séquences de collège anglais dans d'autres films, tous comme des scènes de marivaudages adolescents mais tout prends un tour plus fort ici car le temps est compté. Cela ne s'exprime pas dans l'urgence et des rebondissements appuyés mais plus par l'intensité ressentie à chacun de ces moments qui seraient anodins ailleurs.
La vraie vie, ils ne pourront que l’entrapercevoir en la
mimant (les jeux de rôles à Hailsham au début, la fascination et l’imitation
des soaps télévisés qu’ils regardent aux Cottages) où l’observant de loin (Ruth
à la recherche de son Original) mais pour eux tout semblent bel et bien scellé.
Aucune tension ni suspense dans la sous-intrigue sur le possible sursis des
donneurs amoureux, l’approche pesante ne nous laissant jamais l’espérance
d’échappatoire. Alors que ce sentiment d’inéluctable provoque le désarroi de
façon plus implicite dans le livre (les morts de chacun étant évoquées au
détour d’une phrase et traité en ellipse, Kathy acceptant sa notification de
donneur enfin avéré avec soulagement à la fin), Mark Romanek choisit de le
magnifier.
C’est ce qui rend le film si différent, fascinant et complémentaire
du le livre, saisir la passion de cette brève existence dont il faut
embrasser les feux avec plus de force encore tel ce moment poignant où Tommy et
Kathy s’unissent enfin. La sexualité débridée des clones dans le livre est
justement bien atténuée à l’écran pour rendre ce moment réellement unique.
Les trois acteurs sont parfaits. Carey Mulligan en Kathy
exprime à la fois le détachement de façade ressenti dans le livre et le
bouillonnement intérieur que l’on devine avec
ce regard intense, doux et triste de tous les instants. Keira Knightley est
excellente également avec une Ruth bien plus mutique qu’à l’écrit, les
attitudes hautaines, les regards envieux et la posture laissant affleurer ses
peurs et envies d’une vie « normale ». Enfin Andrew Garfield exprime
avec une belle sincérité le caractère simple et direct de Tommy, naïf et
optimiste jusqu’à ce terrible hurlement final où il laisse échapper sa colère
après la douloureuse révélation en conclusion.
Mark Romanek n’a de cesse de perdre les trois acteurs dans des paysages
de campagne anglaise où leurs silhouettes se dessinent dans de somptueuses
compositions de plan.
Le spleen latent peut ainsi se révéler plus que par le
dialogue et le geste, les états d’âmes de chacun se fondant dans le décor sur
le score sensible et bouleversant de Rachel Portman. La photo de Mark Digby se
fait ainsi lumineuse, diaphane et ensoleillée sur la première partie enfantine
et pleine d’espoir à Hailsham, offre une gamme plus hivernale dans
les tons pastel aux Cottages où le romantisme se teinte d’angoisse.
La dernière
partie résignée ajoute une touche froide et bleutée renvoyant à l’univers
médical et à la mort qui s’amorce avec les premiers dons des personnages,
Romanek se montrant plus explicite qu’Ishiguro avec ses plans sur les
cicatrices stigmates des multiples opérations et surtout une scène de mort au
bloc d’un détachement révoltant. La réflexion, l’introspection existentielle sur le sens de la vie et ce qui définit l’être humain offre ici une vision complémentaire à celle du livre, plus ouvertement mélodramatique par le cadre visuel et sensitif (tout ces plans s'attardant sur les feuilles, les arbres, la nature environnante et les objets comme pour s'imprégner du souvenir de chaque moment) que crée Romanek.
L’humanité des clones nous était évoquée par Ishiguro à travers la proximité que créait la voix-off et la description du quotidien et des souvenirs. Cette voix-off intervient de façon bien plus parcimonieuse dans le film (avec un même sens de l’ellipse mais une émotion plus puissante et immédiate notamment la perte de Tommy), le réalisateur faisant confiance aux traits juvéniles et déjà usés de son casting plus qu’aux dialogues pour signifier cette difficile acceptation. L’âme des protagonistes, leurs espoirs et sentiments profonds travaillaient le lecteur progressivement et après coup, elles brisent le cœur du spectateur immédiatement par le mélange de pudeur et flamboyance mélodramatique de Romanek.
Le monologue final de Carey Mulligan exprime bien cette infinie tristesse mais aussi cette satisfaction diffuse. Dans les derniers instants, ils sont aussi humains que ceux pour lesquels ils se seront sacrifiés et se poseront les mêmes questions : ont-ils eu le temps d'accomplir tout ce qu'ils auraient souhaité, d'aimer leurs proche autant qu'ils n'auraient dû. Simplement tout aura été pour eux plus court, intense et exacerbé pour une fin injuste arrivant trop vite. We all complete.
Sorti en dvd zone 2 français et blu ray chez Fox
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