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mercredi 30 novembre 2016

Miranda - Ken Annakin (1948)

Le docteur Paul Martin passe un jour de vacance à pécher seul sur la côte des Cornouailles, sa femme n'aimant pas la pêche. Il hameçonne Miranda, une sirène qui l'emporte dans l'eau jusqu'à une caverne sous-marine. Elle ne veut pas le laisser partir mais lorsqu’il lui promet de lui faire voir Londres, elle accepte de le libérer. Le docteur la déguise en handicapée dans une chaise roulante et la fait passer pour une de ses patientes. Il l'amène chez lui...

Miranda est une délicieuse sucrerie qui au premier abord semble aux antipodes des mélodrames vénéneux et provocateurs qui ont fait la gloire du studio Gainsborough. C'est pourtant bien cette touche vénéneuse typique du studio qui transcende la candeur surannée du postulat, adapté de la pièce éponyme de Peter Blackmore qui en signe également le scénario. Le docteur Paul Martin (Griffith Jones) ne parvient pas à convaincre son épouse Clare (Googie Withers) de l'accompagner pour une partie de pêche et va donc passer une journée de vacances en solitaire sur la côte des Cornouailles. Une prise inattendue va se trouver au bout de son hameçon avec Miranda (Glynis Johns), une magnifique sirène qui va l'entraîner dans son antre sous-marine. Seul moyen d'être libéré de cette prison dorée, emmener Miranda dans une civilisation dont elle rêve à travers les revues de modes récupérée des déchets de navire. Miranda passera ainsi pour une malade impotente, meilleure moyen de dissimuler sa queue.

Avec pareil synopsis, on s'attend donc à une découverte du monde émerveillée et innocente de notre sirène c'est avec Gainsborough cela prendra bien sûr un tour plus audacieux. C'est avant tout le pouvoir ensorceleur et synonyme de perdition pour les hommes de la sirène qui est ici retenu à travers une comédie de mœurs enlevée. Dès la première rencontre, le ton est donné puisque ce n'est par Paul qui remonte Miranda vers la surface mais bien elle qui l'attire vers les fonds marins. Glynis Johns incarne le mystère, la grâce et le désir à travers le regard envoutant, les poses lascives et une chevelure en cascade qui couvre bien sa poitrine nue (et sur laquelle un Paul envouté pose gracieusement sa tête). Arrivé à la civilisation, ce pouvoir charmeur va semer la discorde dans les différents couples du film, que ce soit les domestiques Charles (David Tomlinson) et Betty (Yvonne Owen) ou les amis du couple Nigel (John McCallum) et Isobel (Sonia Holm).

Glynis Johns ne joue jamais la carte de la vamp surnaturelle (comme pouvait le faire une Veronica Lake dans Ma femme est une sorcière (1942) mais au contraire happe les hommes par ce mélange d'innocence et de sensualité, sa voix douce et son regard tendre ce conjuguant à une présence subtilement charnelle. Le fait que tous les hommes soient obligés de la porter d'un lieu à un autre provoque une promiscuité constante où elle susurre les compliments qui les font rougir, où elle les provoque en les incitant à prononcer son nom de manière toujours plus passionnée. Les promesses de voluptés de la sirène constituent en fait une échappatoire pour les hommes dont la fantaisie naturelle semble comme étouffée par leurs compagnes trop terre à terre. On l'aura vu avec le refus de Clare d'aller à la pêche en ouverture, il en va de même pour Nigel, peintre dont la fiancée se désintéresse du travail et même le majordome Charles révèle un aspect plus rêveur que le suppose au départ sa relation terne avec Betty.

Ken Annakin apporte la flamboyance formelle à la Gainsborough pour amener le piquant attendu à l'ensemble aidé par la belle photo de Bryan Langley. L'appartement bourgeois du couple offre un visuel des plus soigné, tout comme l'antre délicieusement kitsch de la sirène. Chaque séduction de Miranda est révélé par un lieu : l'atelier du peintre - et la peinture concentrée de l'attrait charnel de la figure féminine, fréquent chez Gainsborough -, le zoo qui fait tomber les réserves du guindé Charles et surtout un très osé bain de minuit dans une crique entre Paul et Miranda (où on le voit distinctement dégrafer sa robe). C'est très amusant donc grâce à ces provocations masquées sous l'aspect mignon du film, et qu'Annakin truffe de quelques gags plaisant où le bocal à poissons voit ses hôtes diminuer a vu d'œil pour les plus observateurs, Miranda vole la denrée de poisson à des phoques où fait profiter de ses dons pour le chant dans un opéra.

Alors que le film semble néanmoins retomber sur ses pattes morales au final, une dernière image de Miranda nous signifie bien que l'adultère a été consommé. Avec qui ? Mystère ! Le film sera un des plus grand succès du box-office anglais en 1948, au point de générer une suite tardive (et réputée moins bonne, sans doute car hors du giron Gainsborough désormais fermé) avec Mad About Men (1954) où Glynis Johns reprend son rôle.

Sorti en dvd zone 1 chez VCI et sans sous-titres français 

Extrait

mardi 29 novembre 2016

Gueule d'amour - Jean Grémillon (1937)

1936 : Lucien Bourrache est un beau militaire du régiment de spahis d'Orange. Dans son magnifique uniforme, il affole tous les cœurs de sa ville de garnison, ce qui lui vaut le surnom de « Gueule d'amour ». Un soir, en permission à Cannes, il tombe amoureux d'une belle femme riche, avec laquelle il va vivre une histoire faite d'attentes, puis de bonheurs simples, et enfin de brouilles de plus en plus graves à mesure que se révèle le caractère insurmontable de leur différence de milieu.

Gueule d’amour est la première des deux collaborations entre Jean Gabin et Jean Grémillon, plus tard suivit de Remorques (1941). Jean Gabin regrettera avec le recul ces deux rôles, tant il se sentira gêné de la vulnérabilité que Grémillon aura su extirper de lui à l’écran, plus proche de sa vraie personnalité que de son image virile. C’est pourtant bien la star qui est à l’origine du projet après avoir été enthousiasmée par le roman éponyme d’André Beucler. En effet malgré l’image de prolo inculte qu’il se plait à montrer pour couper court aux questions des journalistes, Jean Gabin fut souvent initiateur de certains de ses films majeurs des années 30, achetant par exemple les droits de Quai des brumes de Pierre Mac Orlan pour le proposer à Marcel Carné. Il se heurtera cependant aux refus de la plupart des producteurs auxquels il proposera Gueule d’amour jusqu’à sa rencontre avec Raoul Ploquin. Cet ancien journaliste s’est lancé dans la production depuis 1933, notamment via un partenariat avec l’Allemagne puisque la UFA cofinance le film avec l’Alliance Cinématographique Européenne située à Berlin. Contrairement à l’idée reçue d’une Allemagne nazie repliée sur elle-même, l’aspect financier et commercial pouvait reprendre le dessus à travers ce type de partenariat. Si ce modèle peut sauver les projets difficiles - même si la coproduction allemande se retirera avant le tournage, c’est ce même procédé qui lancera plus tard Quai des brumes -, il peut également relancer les cinéastes en perdition. Jean Grémillon est ainsi persona non grata en France depuis son renvoi de la Pathé, horrifiée par les rushes de La Petite Lise (1930) où les expérimentions formelles prenaient le pas sur le théâtre filmé attendu en ce début des années 30. Après Daïnah la métisse (1931), échec public mutilé par ses producteurs et  Pour un sou d'amour (1932), commande où il n’appose même pas son nom, Jean Grémillon est donc récupéré par Raoul Ploquin pour lequel il tourne en Allemagne Valse Royale (1935) et Pattes de mouches (1936). Tenu par la promesse de Ploquin de produire par la suite L'Étrange Monsieur Victor, Jean Grémillon s’attaque ainsi à Gueule d’amour,  un film où il joue finalement le va tout de sa carrière s’il souhaite mener des projets personnels.

 
Le début du film ravive l’image séductrice et virile associée Jean Gabin. Les frémissements de la gent féminine précèdent l’apparition de Lucien « Gueule d’amour » Bourrache (Jean Gabin), qui propage l’extase chez les femmes et la jalousie des hommes quand il paradera fièrement avec son régiment dans la ville d’Orange. Cette masculinité désinvolte et joviale se prolonge dans la comédie de régiment (l’entretien de Lucien avec le commandant de garnison, le stratagème pour grappiller un repas gratuit chez l’aubergiste) et la camaraderie bourrue qui en découle. Pourtant on comprendra peu à peu que cette virilité est plus une image qu’un ressenti pour Lucien, figée dans le regard énamourée des femmes et symboliquement dans les photos de mode où il pose en uniforme. Au contraire Lucien semble las et blasé de l’attention qu’il suscite, jusqu’au moment où il va croiser le chemin de Madeleine (Mireille Balin). Le roman d’André Beucler opposait la séductrice Madeleine à trois protagonistes masculins que Jean Grémillon réduit à deux, tout en recentrant largement l’ensemble sur Lucien/Jean Gabin. C’est une manière d’exprimer la notion de dualité et d’affrontement qui traversera tout le récit sous la romance.

Ce sera tout d’abord l’opposition entre le masculin et le féminin. « Gueule d’amour », objet d’attraction masculine prend à son tour la place de l’admirateur éconduit tandis que la femme dominée devient une redoutable prédatrice sous les traits de Madeleine. La notion de classe joue également et ce dès la scène de rencontre où Lucien aperçoit la main ornée d’un bijou de Madeleine avant de voir son visage, cette élégance la détachant déjà des provinciales qu’il a l’habitude de croiser. Sa manœuvre de séduction grossière semble inappropriée à la distinction et distance de Madeleine, ce rapport déséquilibré s’illustrant lors de leur tête à tête dans le casino. Alors qu’il offre en gentleman la somme de son héritage à Madeleine pour une partie, celle-ci étant habituée à soutirer plus à des hommes autrement plus nantis. Ce sera la dernière fois que Lucien existera en tant que « Gueule d’amour » (les jeunes femmes du restaurant lançant des regards langoureux à ce bel homme en uniforme), le séducteur s’évaporant en même temps que se concrétise l’obsession amoureuse lorsqu’il sera éconduit tout penaud à la porte de Madeleine.

 
Ce basculement s’exprime pleinement lorsque l’intrigue se déplace à Paris où Lucien va suivre Madeleine. L’opposition entre Orange et donc la province, où Lucien était un roi et la capitale où il n’est rien, s’ajoute ainsi à la confusion des genres et la frontière des classes pour accompagner la déchéance du héros. Jean Grémillon traduit cela visuellement de façon subtile. Tous les moments montrant la dimension soumise au paraître de la romance se déroule dans des décors dont l’opulence crée un fossé entre les amants, même lors des moments tendre. A l’inverse Grémillon retrouve ses premières aspirations documentaires dès qu’il s’agit de dépeindre un environnement populaire. Le raffinement épuré et factice des intérieurs du monde bourgeois contrebalance avec la réalité des extérieurs de la ville d’Orange ou des quartiers populaires parisiens – toutes les scènes de studio furent d’ailleurs tournées en Allemagne quand les intérieurs se firent en France.

 
 
C’est une même fracture qu’on trouve entre la chaleur du collectif - la camaraderie et le fourmillement du régiment et des usines – et la froideur de l’égoïsme solitaire des nantis – les confrontations pathétiques entre Lucien et le majordome pète-sec de Madeleine. Gueule d’amour aura souvent été associé à ce courant de film signant la défaite et les désillusions de la classe ouvrière, souvent incarnée par Gabin d’ailleurs dans les issues tragiques de La Bête humaine (1938) de Jean Renoir, Le Jour se lève (1939) de Marcel Carné ou Remorques (1939) du même Grémillon. L’aventure du Front Populaire touche à sa fin et se répercute à la fiction n’osant plus l’illusion idéaliste de La Belle équipe (1936) et sa fin originelle.

 
Tout en s’imprégnant de ce contexte, Jean Grémillon privilégie cependant le drame humain. La déchéance d’un Gabin qu’on n’a jamais vu aussi vulnérable est bouleversante. L’ardeur de l’amoureux éperdu laisse place au dépit de l’amant délaissé, puis au regard éteint de l’homme brisé. Jean Grémillon scrute son désespoir à travers un écrin expressionniste reflet des maux de son âme. Ce croisement de réalisme et d’esthétique tourmentée se ressent notamment lorsque Lucien rentre chez lui dépité après avoir quitté l’appartement de Madeleine sans la trouver. Les sentiments du personnage semblent comme altérer son environnement, la ruelle qu’il arpente jusque chez lui constituant un espace mental où Grémillon laisse surnager des éléments de réel – il exigea de ses décorateurs des affiches inscrites dans le quotidien culturel et politique de l’époque sur les murs. La photo de Günther Rittau - collaborateur emblématique de Fritz Lang sur Les Nibelungen (1924) et Metropolis (1927) ainsi que de Joseph Von Sternberg sur L’Ange Bleu (1930) – contribue à cette stylisation qui jette un voile funèbre même dans les moments sensuels et romantiques, voir l’éclairage de Madeleine lorsqu’à la fin de cette même séquence, Lucien à le bonheur de trouver Madeleine l’attendant dans sa chambre.

 
 
Tout en orchestrant les retrouvailles du couple de Pépé le Moko (1937), Grémillon tisse une romance bien différente tout en échappant au cliché de la femme fatale pour Mireille Balin. Il la filme certes avec le glamour et la froideur de la vamp dévoile progressivement un être tout aussi déchiré entre ses besoins affectifs et matériels. L’union et la rupture de ces deux être si différents va ainsi se construire sur toutes les différences précédemment évoquées. Lucien éconduit disparait et s’enfonce dans la dépression pour ne plus qu’être l’ombre de « Gueule d’amour ». A l’inverse Madeleine rejetée ne saura répondre qu’en retrouvant les accents les plus méprisants de son milieu, pour une issue tragique. C’est finalement l’amitié qui fige le récit dans un semblant d’espoir, le lien entre Lucien et René (René Lefèvre) ayant constitué le seul fil rouge lumineux du film, le seul rapport affectif surmontant les clivages de classe.

 Ils iront jusqu’à partager un même cœur brisé au final - Grémillon entretenant le mimétisme lors d’un même motif les laissant longuement seuls à l’image quand l’amour semble définitivement leur échapper- les deux ayant alternés force et faiblesse jusqu’au déchirant final où Gabin verse ses premières larmes à l’écran. Il est d’ailleurs amusant de faire le parallèle entre un Gabin si différent et fragile avançant paradoxalement vers celui plus endurci que l’on connaît dans ses rôles précédents : un crime impulsif (LaBandera) le mène vers le refuge de l’Afrique et Alger (Pépé le Moko). Imposant ou vulnérable, Gueule d’amour sera un surnom qui lui restera durant cette période dorée mais qui ne sera jamais plus approprié que dans le classique de Jean Grémillon.

Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo

dimanche 27 novembre 2016

La Tortue Rouge - Michael Dudok de Wit (2016)

Un homme, rescapé d'un naufrage, se retrouve seul sur une île tropicale. Après avoir découvert le lieu, le naufragé organise sa survie. Observé par les crabes et se nourrissant de fruits, l'homme apprivoise son environnement. La végétation de l'île lui permet bientôt de se construire un radeau. Mais ses multiples tentatives pour quitter le lieu sont empêchées par une force sous-marine qui s'en prend à son embarcation. L'homme découvre bientôt que l'animal qui a détruit son esquif est une tortue à la carapace rouge...

La Tortue Rouge est une œuvre qui a suscité la curiosité avant sa sortie en étant le premier film occidental coproduit par le Studio Ghibli puis la surprise au Festival de Cannes 2016 où il obtint la Caméra d’or dans la catégorie « Un certain regard ». Pourtant pour l’amateur d’animation le néerlandais Michael Dudok de Wit n’était pas un inconnu puisqu’il fit sensation il y a 20 ans déjà avec son premier court-métrage Le Moine et le poisson (1996), récompensé d’un César et nominé aux Oscars. La mélancolie, la tonalité contemplative et la temporalité suspendue, tout se trouvait déjà dans ce premier essai. Il rencontrera un même plébiscite avec son second court-métrage, Père et fille (2000) récompensé au Festival d’Annecy, vainqueur d’un Oscar et qui dessine les mêmes contours dans une veine plus touchante encore. En 2004, Michael Dudok de Wit est membre du jury du Festival d’Hiroshima et y fait la rencontre d’Isao Takahata (Le Tombeau des Lucioles (1988), Pompoko (1994)…) avec lequel il sympathise et aura la surprise de le compter parmi les spectateurs d'un colloque qu’il donne deux ans plus tard au Festival de Séoul. On suppose donc que c’est Takahata qui aura poussé Ghibli à une collaboration, Dudok de Wit recevant en 2006 carte blanche pour un projet commun.

Le réalisateur réfléchit alors depuis longtemps à la thématique d’un homme seul sur une île déserte, non pas dans un récit de survie éculé mais plutôt dans l’idée de creuser le sillon du longing, cette attente et spleen intemporel qui parcoure l’ensemble de ses court-métrages. Le processus d’écriture sera cependant très laborieux, le scénario et les premières ébauches visuelles se lançant dès 2007. Michael Dudok de Wit va prendre conscience que son scénario est trop détaillé, alors que le longing ne fonctionne que dans une épure qui laisse les sensations se propager de manière diffuse dans une veine purement contemplative. La contribution de Pascale Ferran (Lady Chatterley (2006), Bird People (2014)) sera ainsi décisive pour affiner le récit et atteindre l’équilibre délicat attendu. La Tortue Rouge fonctionne sur un motif de ligne claire à la fois formelle et narrative qui se révèle progressivement. Le film s’ouvre par le chaos des flots qui propulse le héros sur une île déserte à la faune et au panorama très dépouillé. 

Le minimalisme de l’intrigue et l’épure de cet environnement semblent tout d’abord s’opposer à l’activité et au mouvement permanent de l’homme. Le tumulte de la civilisation l’agite encore dans sa pressante exploration de l’île, dans l’urgence de construire un radeau pour quitter les lieux. Cette séparation s’illustre plus concrètement dans une scène de rêve avec la nuit de l’île est en noir et blanc et son échappée comme une impasse. Ce n’est qu’à travers une harmonie de son être avec les lieux que l’homme pourra s’accomplir mais la violence du monde moderne le poursuivra une dernière fois lorsqu’il s’attaquera par dépit à une immense tortue rouge ayant détruit son radeau. Ce n’est que lorsque les regrets l’assailliront pour cette violence qu’il se montrera prêt à changer. La magie peut alors opérer, la tortue devenant une belle jeune femme dont il faudra gagner la confiance avant de pouvoir l’aimer.

Le thème musical de Laurent Perez del Mar se fait entêtant pour désormais accompagner les sentiments d’une trame déroulant la quête d’une vie. Le mystère et l’incertitude expriment la solitude de l’homme dans le silence et un espace apparaissant comme austère et étranger. Avec la romance cette ligne claire de formes et de couleurs se révèle dans son entier poétique. La mer synonyme de séparation et la faune hostile deviennent les éléments du jeu de séduction et apprivoisement mutuel (la femme tortue attendant dans l’eau, l’homme l’observant derrière un buisson). Visuellement le réalisateur navigue entre épure et naturalisme qui convoque autant les travaux d’un Moebius que justement ceux du Studio Ghibli, la simplicité « dessinée » des visages des personnages se conjuguant à la richesse de la composition de plan, d’un choix de couleur finement travaillé via le numérique. L’humain s’inscrit dans l’univers désormais familier de l’île pour de magnifiques idées visuelles et narrative comme l’explication de la civilisation que fait l’homme à son fils avec un dessin sur le sable.

Le panorama limité de l’île rapidement exploré dépeint finalement une boucle pour un récit jouant sur la répétitivité. Le jeune fils traversera ainsi à son tour les mêmes lieux, trébuchera aux mêmes piège et ressentira à son tour cette notion de longing. Cette idée de boucle joue pourtant une note différente, une variation correspondant à un être différent tandis que celle entamée par le naufragé, arrivé au bout du chemin, peut s’achever. Là encore l’expression des sentiments s’épanouira pleinement après le chaos d’une tempête avant qu’un nouveau chemin s’ouvre. La retenue et délicatesse des émotions fonctionnent magnifiquement par les choix audacieux de Michael Dudok de Wit qui signe un véritable chef d’œuvre de l’animation. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side

 

vendredi 25 novembre 2016

Les bandes originales synthétiques au cinéma

En 1955, la screwball comedy La Blonde et Moi de Frank Tashlin se dotait, en plus de ses gags splapstick et des formes affolantes de Jane Mansfield, d'un atout novateur. La bande-son contribua en effet grandement au succès du film en y incluant des stars du rock'n'roll naissant et faisant fureur au sein de la jeunesse avec des artistes comme Little Richards, Fats Domino ou encore Eddie Cochran, certains apparaissant même dans le film. La voie était tracée pour l'arrivée au cinéma du rock et, plus généralement, de la musique contemporaine. L’évolution se poursuit durant les 60's avec évidemment la célébrissime musique d'Easy Rider (1969) et le fameux Born to be wild de Steppenwolf. Du côté des compositeurs de films, des artistes issus de la musique pop se font une place dorée comme le maître du Brill Building Burt Bacharch, à qui l'on doit les inoubliables ambiances easy listening de Casino Royale (1967), After The Fox (1965) ou plus tard Butch Cassidy and Sundance Kid (1969).
Un des compositeurs les plus brillants de l'époque était évidemment John Barry, qui alliait à la perfection influences modernes et parfaite maîtrise du classicisme.


Sur Ia musique novatrice et mémorable du James Bond Au service secret de sa majesté (1969), John Barry intègre un instrument très en vogue dans le rock psychédélique : le synthétiseur Moog, instrument (ainsi que son ancêtre, le mellotron) qui fait Ie bonheur des groupes du Swinging London qui s’en donnent à cœur joie avec les sonorités modernes de l'instrument dont les effluves font immédiatement décoller les atmosphères opiacées au LSD et aux acides. Au début des années 70, l'usage du synthétiseur Moog se démocratise encore plus, entre les compositeurs de films novateurs comme François de Roubaix et les champions du rock progressif que sont Emerson Lake and Palmer ou les célèbres Pink Floyd. Ces derniers, en signant la musique du film de Barbet Schroeder More (1969), entérinent définitivement le lien entre rock et cinéma, puisqu'on échappe au domaine de la chanson ajoutée. C'est l'explosion du post-punk et de la new wave, dont il est le pivot à la fin des années 70, qui intègre pour de bon le synthétiseur à la musique du film. 


L’heure est à la modernité et parallèlement au retour du tout symphonique amorcé par les scores de Star Wars (1977) et Superman (1978) de John Williams, des artistes inattendus se trouvent désormais choisis par les réalisateurs en vue. Les Allemands de Tangerine Dream, issus du rock progressif, lancent le mouvement avec le chef-d’œuvre de William Friedkin, Le Convoi de Ia Peur (Sorcerer, 1977). Le célèbre producteur disco Giorgio Moroder obtient quant à lui l'Oscar (au nez et à la barbe d'Ennio Morricone pour Les Moissons du Ciel) avec l'entêtant score de Midnight Express (L978). Ces deux artistes abonnés aux productions de prestige feront bientôt bien mieux.


Moroder (avant de tomber dans le racoleur efficace sur Top Gun, Scarface et Flashdance) délivre une œuvre exceptionnelle avec le score de La Féline (1982) pour Paul Schrader. Pulsations synthétiques envoûtantes, tout à la fois accrocheuses (la chanson de David Bowie récemment réutilisée par Quentin Tarantino dans son lnglourious Basterds) et atmosphériques qui parviennent parfaitement à capter la sensualité vénéneuse du film. Tangerine Dream offrent deux œuvres de haute volée à Michael Mann pour Le Solitaire (1981) et La Forteresse Noire (1983). Pour le premier synthétiseur planant et guitares agressives contribuent à la tonalité inédite instaurée dans le polar urbain par Michael Mann.
Quant au second, il transcende totalement les lacunes du film (coupes, effets spéciaux désuets même pour l'époque) en instaurant le mystère et l'ambiguité que Ies coupes de ce film maudit ont un peu atténués. Parallèlement, les compositeurs plus classiques tentent aussi l'aventure, tel Jerry Goldsmith qui intègre de plus en plus le synthétiseur à ses scores des 80's, notamment sur Rambo 2 : La Mission (1985) et Rambo 3 (1988). Plus surprenant encore la musique du « Peckinpanien » Extrême Préjudice (1987) de Walter Hill dont l'ambiance néo western se voit offrir un contrepoint sonore surprenant car entièrement synthétique. À l'instar du Queen de Flash Gordon (1980), les groupes rock mastodontes du moment tentent aussi l'aventure. Les champions du rock FM Toto signent ainsi une grande réussite avec Dune (1984), croisant musique symphonique, synthétiseur et guitares rock pour un résultat épique, romanesque et hypnotique rehaussé par un fabuleux morceau de Brian Eno. Le synthétiseur, c'est aussi la solution idéale pour les productions modestes qui souhaitent doter leur image d'une musique à la hauteur bien que dénuées de grand orchestre.


Brad Fiedel signe un score martial, héroïque et romantique inoubliable pour le Terminator (1984) de James Cameron. Pour rester dans la sphère « cameronienne », Tangerine Dream - encore eux - contribueront ainsi grandement à la réussite d'Aux frontières de l’aube (1987) de Kathryn Bigelow. Mariant sonorité western et guitares sèches pour le cadre du récit et sonorités froides et troublantes pour l'incursion déroutante du fantastique dans celui-ci, le résultat est fabuleux. George Romero en sait également quelque chose puisque, entre les Gobelin pour Zombie (1978) et surtout John Harrison dans Le Jour des morts-vivants (1985), il aura largement recours à des adeptes de l'instrument pour mettre en musique ces films. 

John Carpenter est bien évidemment le maître en la matière, cumulant les talents en réalisant et composant ses bandes originales. Au départ lui aussi confronté à ses budgets restreint, Carpenter en fait une force en conférant une identité unique à ses films dont la sécheresse et la précision de la mise en scène se conjugue au minimalisme entêtant de ses compositions. Le main theme menaçant et glacial de Assaut (1976), le groove martial et la dimension héroïque de New York 1997 (1980), l’alliance du blues traditionnel et des machines de Invasion Los Angeles (1987) ou encore l’agressivité rock de L’Antre de la folie (1993), tout cela aura constitué un enrobage idéal aux œuvres les plus cultes du réalisateur.

Cette identité sonore est d’ailleurs si marquée que même lorsqu’il fera appel au grand Ennio Morricone pour The Thing (1982), Carpenter le forcera à donner dans ce même minimalisme glacial (les compositions plus virtuoses et chargées de notes non utilisées dans le film se trouvent sur le disque et un Tarantino s’en donnera à cœur joie en les réutilisant à bon escient dans Les Huit Salopards (2016)). Même chose avec Jack Nitzsche loin de son classicisme sur un Starman (1985) aux mélopées romanesques inondées de nappes de claviers. Sans le savoir John Carpenter s’avérait un précurseur et une influence majeure de la musique électronique et du hip hop, une aura qui lui permettra une seconde carrière musicale avec deux albums et un récent et triomphal concert au Grand Rex en France.


Le style s'estompe dans les 90's et les artistes électro ne reprirent pas totalement le relais, à l'exception de quelques tentatives, comme Thomas Bangalter de Daft Punk (dont le hit Da Funk est largement inspiré du « main theme » de Giorgio Moroder pour Midnight Express) avec Irréversible (2002) ou encore Massive Attack sur Danny The Dog (2005). Alors même que peu de bandes originales se reposent uniquement sur lui, le synthétiseur fait définitivement partie des instruments plébiscités par les compositeurs pour le meilleur (le spleen introspectif de Heat (1995) de Michael Mann par Elliot Goldenthal, épaulé par un mémorable morceau de Moby) et pour le pire comme sur Titanic (1997) où James Horner remplace les cordes par des nappes synthétiques grossières. 


Avec la nostalgie qui caractérise les années 2010, ces sonorités reviennent cependant en force notamment le score très carpenterien du terrifiant It Follows (2014) ou le remake de Maniac (2012). Le style massif d’un compositeur comme Hans Zimmer popularise un usage plus moderne du synthétiseur dans les BO de réussites comme Inception (2010), et s’avère une influence sous-jacente d’artistes venus d’autres horizons sollicités par Hollywood. Daft Punk aura ainsi signé une musique particulièrement brillante pour Tron Legacy (2010) et la grandiloquence du groupe M83 se prêtera bien aux fabuleuses visions d’Oblivion (2013) de Joseph Kosinski, ce qui entérine d’ailleurs l’association entre le synthétiseur et le cinéma de genre. La curiosité est de mise chez le mélomane et cinéphile quant aux mues futures de cet usage toujours détonant du synthétiseur.

mercredi 23 novembre 2016

Mr. Denning Drives North - Anthony Kimmins (1951)

Ceci est l'expose des circonstances qui ont arraché Denning à sa bienheureuse quiétude pour lui imposer double rôle de chasseur traqué et de gibier poursuivant Ceci est l'histoire des événements qui ont amené surhomme à sangloter dans les bras de sa femme, cachant les yeux pour fuir la réalité, qui lui est de plus en plus intolérable encore que les cauchemars qui hantent ses nuits...

Mr. Denning Drives North est la première collaboration entre le scénariste australien Alec Coppel et le réalisateur Anthony Kimmins. Le duo donnera deux ans plus tard l'excellente comédie Captain Paradise qui ouvrira à Alec Coppel les portes d'Hollywood pour notamment deux prestigieuses collaborations avec Hitchcock avec La Main au collet (1955) et surtout Vertigo (1958). C'est donc bien dans le thriller que s'illustre Alec Coppel ici qui adapte son propre roman L'assassin court toujours. Le thème du film annonce d'ailleurs la dualité psychologique de Captain Paradise avec déjà un père de famille tiraillé, pas dans une culpabilité polygame mais criminelle où la quiétude du cadre familial ne peut lui faire oublier un acte meurtrier involontaire.

C'est lorsqu'il nous fait adopter le point de vue coupable de son héros que le film fonctionne le mieux. Le récit s'ouvre une frénétique scène de conduite sur une route nocturne déserte de Tom Denning (John Mills), l'agitation du personnage se ressentant par le découpage heurtée de Kimmins, la séquence évoquant le rêve tourmenté. Ce sera d'ailleurs plus explicite avec la séquence suivante, vrai scène de cauchemar où Denning se voit condamné à mort par un tribunal imaginaire. Avant de nous révéler ce qui ronge tant le riche industriel Tom Denning, Kimmins en dévoile divers éléments déclencheurs plus ou moins liés : l'activité stressante de sa société d'avion, le retour au foyer de sa fille Liz (Eileen Moore) dont on devine l'absence par un conflit familial.

Tout dans la mise en scène claustrophobe d'Anthony Kimmins ainsi que dans le jeu tendu à bloc de John Mills contribue à installer un climat anxiogène dont la seule lumière vient de l'épouse attentive jouée par Phyllis Calvert. La révélation du crime de Denning sera le sommet de ce climat oppressant. Soucieux d'éloigner de sa fille un amant douteux et perverti joué par Herbert Lom (qui en une courte présence à l'écran parvient à distiller le caractère détestable et intéressé de son personnage), Denning va accidentellement le tuer et la traversée nocturne d'ouverture était en fait un fragment de la difficile manœuvre du héros pour se débarrasser du cadavre. Entre urbanité expressionniste et échappée en forêt frôlant le fantastique (la saisissante apparition de la pleine lune) toute la séquence constitue un intense morceau de bravoure.

La culpabilité du personnage reposera donc sur cet acte fatidique, mais également sur une angoisse insoluble du fait que le cadavre semble n'avoir jamais été retrouvé. Denning va donc mener une enquête assez paradoxale, remontant la piste de son propre crime afin d'apaiser son esprit. Les idées formelles jouant sur la répétitivité du fameux trajet vers le nord de Denning participe subtilement à cet effet d'hypnose ressenti au départ. Malheureusement le film va perdre de son attrait en s'éloignant de cette veine psychologique pour se montrer maladroitement explicatif. Si cela est peut-être plus clair dans le roman, à l'écran c'est à se demander si le héros cherche vraiment à se faire démasquer tant il multiplie les maladresses le rendant bien visible aux yeux de la justice (notamment un policier joué par le futur "M" Bernard Lee).

C'est laborieux, bavard et particulièrement poussif dans côté explicatif artificiel (les scènes de procès sont interminables) et pire, la mise à mal intéressante de la cellule familiale initiale vire à la résolution gentillette et moralement douteuse. C'est vraiment un beau gâchis tant les prémisses étaient originaux et prenant. Heureusement comme précédemment évoqué Anthony Kimmins et Alec Coppel manieront avec plus de brio et d'audace des thématiques voisines dans la comédie Captain Paradise.

Sorti en dvd zone 2 anglais et sans sous-titres chez Network

Extrait

lundi 21 novembre 2016

Stars in My Crown - Jacques Tourneur (1950)

En 1865, au moment où s'achève la Guerre de Sécession, le pasteur Gray s'installe dans la bourgade sudiste rurale de Walesburg ; la vie y est simple et rude mais les enfants s'épanouissent entre école, chasse, pêche et moisson; l'ombre du Ku Klux Klan rôde autour d'un vieux Noir et très vite, les convictions du jeune docteur Harris s'opposent à celles du pasteur, surtout quand éclate une épidémie de typhoïde. Le pasteur dévoué à sa communauté a recueilli avec sa femme un jeune orphelin, John Kenyon qui est le narrateur...

Stars in My Crown était considéré comme son film favori par Jacques Tourneur. Cette fable apaisée est pourtant bien éloignée d'une filmographie nettement plus basée sur la tension et le mouvement tant dans le fantastique, le film d'aventures, le film noir ou son précédente incursion dans le western avec Le Passage du Canyon (1946). La voix-off adulte du narrateur John Kenyon et encore petit garçon au sein du récit (Dean Stockwell) annonce la dimension nostalgique qui traversera le film dans cette vision d'un paradis perdu. Le film célèbre un monde révolu tant dans les souvenirs ému du narrateur que dans les valeurs nobles et bienveillantes. Le symbole de cela sera le pasteur Gray (Joel McCrea) père adoptif du petit John et esprit volontaire prêt à tout pour tirer le meilleur de ces concitoyens. L'introduction du personnage donne le ton, Gray débarquant en ville en faisant son premier prêche dans le saloon local.

Le passé, le présent et le futur du pays se joue dans le microcosme de cette bourgade sudiste de Walesbourg. Le pasteur Gray a combattu lors de la Guerre de Sécession, parcours qui scelle son amitié indéfectible avec le truculent Jeb Isbell (Alan Hale) mais posera la tentation de reprendre les revolvers lors de moments plus dramatiques. Les fantômes du passé planent aussi dans le conflit terrien qui oppose le vieux noir Oncle Famous (Juano Hernández) et le Lo Backett (Ed Begley) le second souhaitant s'approprier les terres du premier pour faire avancer son exploitation minière. Son refus va ranimer les élans racistes et faire à nouveau chevaucher les "night riders" du Ku Klux Klan. Enfin c'est la foi et la science qui s'opposent également avec le jeune médecin Harris (James Mitchell), pragmatique agacé par l'importance de la foi chez ses malades réclamant autant le pasteur Gray que lui.

Tous ces enjeux se déroulent dans une tonalité bucolique, où tous les conflits semblent au départ pouvoir se résoudre par le bon sens. Les intimidations envers Oncle Famous tournent cours grâce à la solidarité de ses voisins, le pasteur Gray fait jouer son autorité et humour pour stopper nette l'humiliation d'un faible en pleine rue et plus globalement tout dans l'imagerie du film tant à tisser les contours de cette nostalgie. La photo de Charles Schoenbaum et le filmage de Tourneur dessinent de véritables cartes postales passéistes et chaleureuse dans les plans d'ensemble sur la ville et les scènes naturalistes (belles séquences de pêche) et les situations truculentes amènent une légèreté bienvenue (le gimmick sur la chanson-titre Stars in my crown, une consultation enfantine mouvementée du médecin).

Les péripéties (une épidémie de fièvre typhoïde, une tentative de lynchage) ébranlent les protagonistes qui doutent, s'égarent et souffrent (remarquable prestation de Joel McCrea qui réussit à faire vaciller son interprétation si forte) avant que cette bienveillance, cette humanité naturelle envers l'autre transcende les doutes. Cela pourrait sembler désuet mais la force de l'interprétation et des situations (McCrea faisant face seul au Ku Klux Klan) font croire à cette bienveillance encore vivace sans que le ton ne bascule dans la niaiserie bondieusarde. En somme Tourneur réussit là où échouera le pourtant plus célébré La Loi du Seigneur (1956) de William Wyler avec ce film attachant.

Sorti en dvd zone français chez Warner 

samedi 19 novembre 2016

Mon Oncle d'Amérique - Alain Resnais (1980)

Le Pr Laborit donne un cours sur le fonctionnement du cerveau et ses conséquences sur le comportement. Parallèlement, trois personnages que tout sépare vivent, souffrent, évoluent, se croisent.  Janine, Jean et René n'ont a priori rien en commun. Pourtant, ces trois personnes vont se rencontrer. Janine, fille d'un militant communiste, est comédienne. Elle devient la maîtresse de Jean, haut fonctionnaire marié. René, fils de paysan breton, a choisi de travailler dans l'industrie et a, peu à peu, gravi les échelons.

Mon oncle d'Amérique est la première des trois collaborations d’Alain Resnais avec le scénariste Jean Gruault avant La vie est un roman (1983) et L'Amour à mort (1984). Comme toujours avec le réalisateur le projet repose sur une expérience visuelle et narrative inédite, l’objectif étant ici de traduire par l’image les concepts anthropologiques du professeur Henri Laborit. Celui-ci s’était fait connaître pour ses travaux révolutionnaires dans la psychiatrie et la neuroscience et Alain Resnais s’applique à en déployer une forme de vulgarisation à travers l’outil cinématographique. Le début du film sera ainsi assez déroutant par une mise en parallèle schématique des concepts de Laborit avec l’introduction des personnages qui permettront de les éprouver en situation. La voix-off du scientifique accompagne des images animalières et de laboratoire, le montage alterné présentant tout aussi machinalement (sur une voix-off féminine de Dorothée) la biographie complète de Jean Le Gall (Roger Pierre), René (Gérard Depardieu) et Janine (Nicole Garcia). Cette mise en place neutre devient plus prenante au fil des destins des personnages appliquant les théories scientifiques. La construction même du récit obéit à cette idée : le principe du cerveau reptilien (le plus instinctif, commun à tout le règne animal et assurant les réflexes de survie) lors des scènes d’enfance où se construit la personnalité des héros à travers leur premières expériences, le cerveau limbique (commun à tous les mammifères, celui de la mémoire, qui guide notre comportement) réaction du précédent et qui laisse apparaître les affects positifs comme négatifs et enfin le néocortex (propre à l’humain qui permet d'associer des idées provenant d'expériences plus abstraites) qui viendra complexifier la donne dans la dernière partie. 

Resnais parvient à éviter toute lourdeur grâce à une narration certes déroutante mais toujours prenante. Entre le bourgeois Jean Le Gall, le fils de paysan René et la fille de militant communiste et comédienne Janine, on traverse trois milieux sociaux très différents qui permettent d’appliquer par la fiction (et l’humain) les cheminements de pensée d’Henri Laborit. Le personnage de Jean Le Gall dégagera tout le film la dimension à la fois rêveuse issue du cerveau reptilien (les souvenirs d’enfance sur son île l’attachement à son grand-père qui l’y amenait) et le déterminisme du cerveau limbique (l’exigence scolaire des parents, la culture de ce milieu bourgeois). Il en va de même pour René dont la ténacité et l’envie d’ailleurs tient de l’agression permanente se dégageant de son éducation rurale, sa réussite professionnelle adulte tenant de sa volonté de la quitter mais également les angoisses qui en naîtront en se pensant constamment menacé, en sursis. 

Enfin le goût du travestissement, le plaisir de capter l’attention de Janine vue dès ses jeux de petite fille amorcent sa carrière mais aussi la théâtralité avec laquelle elle affronte les situations personnelles (la dispute avec Le Gall où elle lui demande de l’enfermer après une dispute). Resnais fonctionne également par association d’idées, en plus des inserts scientifiques s’ajoutant des extraits des comédiens favoris des personnages là aussi pas attribué au hasard : Jean Gabin pour le prolo René, Danielle Darrieux pour le distingué Jean Le Gall et Jean Marais pour la maniérée Janine.

C’est une manière très originale de venir perturber une narration classique avec ce surlignage/explication scientifique qui donne un tour ludique et amène autant une hauteur amusée (le mimétisme entre Depardieu et le directeur rival dans l’usine) qu’une empathie marquée, la prestation écorchée et sobre de Gérard Depardieu étant particulièrement touchante. Le risque aurait pu être qu’en endossant une totale croyance dans les concepts de Laborit, Resnais cède à une démonstration mécanique du pouvoir du cerveau. Il n’en sera rien car illustrer ces théories est pour lui un moyen de s’amuser avec les codes narratifs plus qu’un moyen d’imposer une idée. Dans Providence (1977) par exemple après avoir célébré la toute-puissance du créateur dans la première partie, il en montrait les limites avec l’envers réel du décor où les failles affectives du héros se révélaient. Il en va de même ici où la complexité de l’esprit humain et les situations imprévisibles auxquelles il peut être exposé perturbe un comportement attendu.

Après une longue expérience sur un rat en cage soumis à des chocs électriques, Laborit dépeint l’apprentissage de la punition/douleur par l’animal qui sait désormais l’anticiper et la fuir. Resnais le contredit pourtant dans la scène suivante où Jean Le Gall retrouve Janine sur l’île quelques années après leur rupture et où après l’avoir tout d’abord fuit (échaudé par la manière dont elle l’a rejeté) il accepte finalement la promenade qu’elle lui propose, ranimant brièvement la complicité d’antan. Cet instinct de protection prend un tour plus alambiqué aussi à travers le mensonge d’Arlette Le Gall (Nelly Borgeaud) feignant la maladie incurable pour récupérer son époux. L’attitude soumise renvoie paradoxalement à un instinct de survie inapplicable à un rat passant d’une cage à une autre.

Les idées de Laborit s’avèrent passionnantes de bout en bout notamment la manière dont les inhibitions de la civilisation nous rendent plus vulnérables et se répercutent à des maux physiques et psychologiques typiquement modernes (développement croissant d’une cellule cancéreuse, dépression nerveuse). C’est comme si l’Homme payait cette conscience qui le rend plus complexe par des troubles qui lui sont propre aussi. Là aussi c’est illustré avec brio par Resnais, faisant surgir le mal-être physiologiquement (les coliques néphrétiques de Jean Le Gall après son renvoi de Radio France) comme mentalement (la tentative de suicide de René). Janine (magnifique Nicole Garcia) est sans doute le personnage qui l’exprime le mieux, le dépit amoureux autorisant toutes les dérives pour le laissé pour compte. Le travail sur le montage d’Albert Jurgenson est impressionnant, sachant aussi bien déployer la veine la plus expérimentale que le classicisme romanesque et il se réinvente après les prouesses réalisée sur Je t’aime,je t’aime (1968) ou Providence.

Le guide des affects de l’Homme pour Resnais repose finalement sur la nature insaisissable de ces attentes et déceptions. C’est là que s’explique cet étrange titre de film, Mon Oncle d’Amérique. Pour le travailleur engoncé dans sa condition, l’Oncle d’Amérique est la funeste légende de celui qui a rêvé et échoué. Pour l’actrice Janine, c’est le fantasme des feux des projecteurs et Jean Le Gall le nanti un idéal qu’il est certain de toucher du doigt. Le film sera un des plus grands succès commerciaux (1,3 millions France) et critique (Prix Méliès en 1980, Prix FIPRESCI et Grand Prix Spécial du Jury du Festival de Cannes 1980, nomination à l'Oscar du meilleur scénario original pour Jean Gruault en 1981) d’Alain Resnais, tout en dégageant une polémique entre Henri Laborit et la communauté scientifique qui n’avait pas compris que la magie du film repose sur le ressenti plus que l’explication rationnelle.Un précurseur du Vice Versa de Pixar ?

Sorti en dvd zone 2 français chez Mk2 

 

jeudi 17 novembre 2016

John Barry, dandy et maestro

Si au moment de sa disparition le 30 janvier 2011 il n’avait plus composé pour le cinéma depuis dix ans déjà et grandement limité ses apparitions publiques (notamment en France au festival de la musique de film d'Auxerre), la mort de John Barry avait constitué un choc pour le cinéphile. C’est ainsi tout un pan d’émotions, de souvenirs et d’images mémorables rattaché à ses partitions qui se ravivaient : Ce n’était pas seulement un des plus grands compositeurs de musique de films qui nous a quittés, mais un artiste majeur de la scène musicale des cinquante dernières années.

Barry l’icône du Swinging London

L’arrivée de John Barry dans le monde du cinéma est une petite révolution au début des années 60. Si les grands compositeurs de l’âge d’or hollywoodien (Miklos Rosza, Elmer Bernstein, Max Steiner…) surent s’adapter et intégrer des éléments des musiques en vogue à leurs bandes originales, ils étaient issu le plus souvent d’une formation classique rigoureuse. Féru de jazz grâce à son père, ayant pris goût à la musique par sa mère pianiste, il a appris la musique presque en autodidacte. Entre la trompette qu’il maîtrise seul durant son service militaire, les leçons qu’il suivit chez l’arrangeur de jazz Bill Rosso et les percutantes prestations de son groupe John Barry Seven, son parcours le rattache à une certaine musique populaire plutôt qu’aux grands maîtres du classique.


De populaire, il n’y un qu’un raccourci à effectuer pour définir ce que fut Barry durant les années 60 : une figure pop anglaise au même titre que les Beatles ou les Kinks. Vivant également une trépidante vie de rock star, cette aura lui vaudra cette une aussi désopilante que machiste Une de Newsweek sur son épouse d’alors (Jane Birkin encore très sage et rangée avant de le quitter pour Gainsbourg) : « John Barry, sa Jaguar Type E et sa femme Type E ». Au même titre qu’un Ennio Morricone à cette période, Barry introduit les instruments les plus modernes et inattendus dans la musique de film. Cette modernité se confond avec l’icône de l'époque : James Bond. En dépit de la frustration de ne pas s’être vu attribué le célèbre James Bond Theme (à l’origine de Monty Norman, mais c’est bien le tonitruant réarrangement de Barry qui le rend si marquant), il lui offrira certaines de ses partitions les plus novatrices. 

Le mélange des genres au service de la mélodie la plus pure, c’est la raison d’être de la pop sixties. Barry l’applique en introduisant sonorités nippones dans You Only Live Twice, les premiers synthétiseurs et de la guitare électrique dans On Her Majesty’s Service tout en mélangeant ses influences jazz à des élans plus grandiloquents dans Goldfinger ou Thunderball. Jeune, dans l’ère du temps et convoquant les plus grands artistes du moment sur les chansons écrites pour les Bond (Tom Jones pour Thunderball, Nancy Sinatra sur You Only Live twice…), Barry symbolise en grande partie la bande-son du Swinging London des années 60, dont il mettra en musique certains des films cultes comme Le Knack… et Comment l’avoir (1965).

Barry l’élégant romantique

John Barry est à lui seul le représentant d’une certaine forme d’élégance typiquement anglaise et de l’expression d’un romantisme exacerbé. Les arrangements de cordes sophistiquées et simples à la fois, la délicatesse et la répétitivité au service de la mélodie la plus pure auront plus d’une fois mis admirablement en valeur les images. Sa capacité à écrire des thèmes entêtants, Barry en aura usé sur des œuvres épiques comme Zulu (1963) ou La Vallée perdue (1971), aux atmosphères ténébreuses et martiales. C’est pourtant dans l’expression de la mélancolie et des sentiments contrariés qu’il dévoile toute sa majesté. We have all the time in the world (version instrumentale, comme celle chantée par Louis Armstrong dans Au service secret de Sa Majesté) est une des plus belles mélopées romantiques du cinéma, auxquelles on peut ajouter celle de La Rose et la flèche ou évidemment le John Dunbar Theme de Danse avec les loups


Les époques éloignées de ces films et la dimension de gestes courtois, noble et romanesque qui s’y attachent l’auront souvent inspiré, telle la partition oscarisée de Out of Africa (1985) le plus méconnu Quelque part dans le temps (1980) ou d’autres films historiques comme Un lion en hiver (1968) ou Marie Stuart Reine d’Ecosse (1971). Tout cela aboutira à un style très identifiable, souvent copié mais jamais égalé avec le même touché délicat. La descendance la plus marquante est d'ailleurs à chercher parmi les artistes pop comme Goldfrapp ou The Divine Comedy.



Barry le novateur

On aurait tort de réduire John Barry aux deux facettes précédemment citées, qui sont les plus identifiables. Il s’était montré capable de scores novateurs et en adéquation avec leur sujet dans La Poursuite impitoyable (1967), histoire de lynchage rural dans le Sud des USA que lui, le dandy anglais, noyait de guitares sèches, de sonorités traditionnelles et d’harmonica typique du cru. Macadam Cowboy (1969), avec ses ambiances urbaines et son urgence, se montrera tout aussi réussi. Barry saura également se remettre en question sur ses Bond des années 80 (il composera onze épisodes au total) en alliant des instruments modernes (boîtes à rythmes, synthétiseurs) à son brio orchestral sur A View To A kill ou The Living Daylight (où il offre un écrin splendide à des artistes aussi différents que Duran Duran, A-ha ou les Pretenders). 



La plus grande force de Barry est également de relever par la seule force de sa musique des métrages discutables (le très inégal Moonraker (1979)), voire médiocres (l’infâme remake de King Kong de 76), au point de se demander quelles images lui ont été montrées pour délivrer une musique d’une telle beauté. La disparition de John Barry suivait celle d’autres compositeurs légendaires durant les années 2000 (Basil Poledouris, Jerry Goldsmith..) et où seul John Williams (guère inspiré sur le dernier Star Wars) est encore bien vivant et actif. Barry représentait une touche, un savoir-faire, une identité anglaise et universelle qu’on retrouve encore chez les compositeurs actuels les plus doués (Alexandre Desplat, Michael Giacchino...).