Le docteur Paul Martin passe un jour de vacance à pécher seul sur la
côte des Cornouailles, sa femme n'aimant pas la pêche. Il hameçonne
Miranda, une sirène qui l'emporte dans l'eau jusqu'à une caverne
sous-marine. Elle ne veut pas le laisser partir mais lorsqu’il lui
promet de lui faire voir Londres, elle accepte de le libérer. Le docteur
la déguise en handicapée dans une chaise roulante et la fait passer
pour une de ses patientes. Il l'amène chez lui...
Miranda
est une délicieuse sucrerie qui au premier abord semble aux antipodes
des mélodrames vénéneux et provocateurs qui ont fait la gloire du studio
Gainsborough. C'est pourtant bien cette touche vénéneuse typique du
studio qui transcende la candeur surannée du postulat, adapté de la
pièce éponyme de Peter Blackmore qui en signe également le scénario. Le
docteur Paul Martin (Griffith Jones) ne parvient pas à convaincre son
épouse Clare (Googie Withers) de l'accompagner pour une partie de pêche
et va donc passer une journée de vacances en solitaire sur la côte des
Cornouailles. Une prise inattendue va se trouver au bout de son hameçon
avec Miranda (Glynis Johns), une magnifique sirène qui va l'entraîner
dans son antre sous-marine. Seul moyen d'être libéré de cette prison
dorée, emmener Miranda dans une civilisation dont elle rêve à travers
les revues de modes récupérée des déchets de navire. Miranda passera
ainsi pour une malade impotente, meilleure moyen de dissimuler sa queue.
Avec
pareil synopsis, on s'attend donc à une découverte du monde émerveillée
et innocente de notre sirène c'est avec Gainsborough cela prendra bien
sûr un tour plus audacieux. C'est avant tout le pouvoir ensorceleur et
synonyme de perdition pour les hommes de la sirène qui est ici retenu à
travers une comédie de mœurs enlevée. Dès la première rencontre, le ton
est donné puisque ce n'est par Paul qui remonte Miranda vers la surface
mais bien elle qui l'attire vers les fonds marins. Glynis Johns incarne
le mystère, la grâce et le désir à travers le regard envoutant, les
poses lascives et une chevelure en cascade qui couvre bien sa poitrine
nue (et sur laquelle un Paul envouté pose gracieusement sa tête). Arrivé
à la civilisation, ce pouvoir charmeur va semer la discorde dans les
différents couples du film, que ce soit les domestiques Charles (David
Tomlinson) et Betty (Yvonne Owen) ou les amis du couple Nigel (John
McCallum) et Isobel (Sonia Holm).
Glynis Johns ne joue jamais la carte
de la vamp surnaturelle (comme pouvait le faire une Veronica Lake dans Ma femme est une sorcière
(1942) mais au contraire happe les hommes par ce mélange d'innocence et
de sensualité, sa voix douce et son regard tendre ce conjuguant à une
présence subtilement charnelle. Le fait que tous les hommes soient
obligés de la porter d'un lieu à un autre provoque une promiscuité
constante où elle susurre les compliments qui les font rougir, où elle
les provoque en les incitant à prononcer son nom de manière toujours
plus passionnée. Les promesses de voluptés de la sirène constituent en
fait une échappatoire pour les hommes dont la fantaisie naturelle semble
comme étouffée par leurs compagnes trop terre à terre. On l'aura vu
avec le refus de Clare d'aller à la pêche en ouverture, il en va de même
pour Nigel, peintre dont la fiancée se désintéresse du travail et même
le majordome Charles révèle un aspect plus rêveur que le suppose au
départ sa relation terne avec Betty.
Ken Annakin apporte la
flamboyance formelle à la Gainsborough pour amener le piquant attendu à
l'ensemble aidé par la belle photo de Bryan Langley. L'appartement bourgeois du couple offre un visuel des plus
soigné, tout comme l'antre délicieusement kitsch de la sirène. Chaque
séduction de Miranda est révélé par un lieu : l'atelier du peintre - et
la peinture concentrée de l'attrait charnel de la figure féminine,
fréquent chez Gainsborough -, le zoo qui fait tomber les réserves du
guindé Charles et surtout un très osé bain de minuit dans une crique
entre Paul et Miranda (où on le voit distinctement dégrafer sa robe).
C'est très amusant donc grâce à ces provocations masquées sous l'aspect
mignon du film, et qu'Annakin truffe de quelques gags plaisant où le
bocal à poissons voit ses hôtes diminuer a vu d'œil pour les plus
observateurs, Miranda vole la denrée de poisson à des phoques où fait
profiter de ses dons pour le chant dans un opéra.
Alors que le film
semble néanmoins retomber sur ses pattes morales au final, une dernière
image de Miranda nous signifie bien que l'adultère a été consommé. Avec
qui ? Mystère ! Le film sera un des plus grand succès du box-office
anglais en 1948, au point de générer une suite tardive (et réputée moins
bonne, sans doute car hors du giron Gainsborough désormais fermé) avec
Mad About Men (1954) où Glynis Johns reprend son rôle.
Sorti en dvd zone 1 chez VCI et sans sous-titres français
1936 : Lucien
Bourrache est un beau militaire du régiment de spahis d'Orange. Dans son
magnifique uniforme, il affole tous les cœurs de sa ville de garnison, ce qui
lui vaut le surnom de « Gueule d'amour ». Un soir, en permission à Cannes, il
tombe amoureux d'une belle femme riche, avec laquelle il va vivre une histoire
faite d'attentes, puis de bonheurs simples, et enfin de brouilles de plus en
plus graves à mesure que se révèle le caractère insurmontable de leur différence
de milieu.
Gueule d’amour est
la première des deux collaborations entre Jean Gabin et Jean Grémillon, plus
tard suivit de Remorques (1941). Jean
Gabin regrettera avec le recul ces deux rôles, tant il se sentira gêné de la
vulnérabilité que Grémillon aura su extirper de lui à l’écran, plus proche de
sa vraie personnalité que de son image virile. C’est pourtant bien la star qui
est à l’origine du projet après avoir été enthousiasmée par le roman éponyme
d’André Beucler. En effet malgré l’image de prolo inculte qu’il se plait à
montrer pour couper court aux questions des journalistes, Jean Gabin fut
souvent initiateur de certains de ses films majeurs des années 30, achetant par
exemple les droits de Quai des brumes
de Pierre Mac Orlan pour le proposer à Marcel Carné. Il se heurtera cependant
aux refus de la plupart des producteurs auxquels il proposera Gueule d’amour jusqu’à sa rencontre avec
Raoul Ploquin. Cet ancien journaliste s’est lancé dans la production depuis
1933, notamment via un partenariat avec l’Allemagne puisque la UFA cofinance le
film avec l’Alliance Cinématographique Européenne située à Berlin.
Contrairement à l’idée reçue d’une Allemagne nazie repliée sur elle-même,
l’aspect financier et commercial pouvait reprendre le dessus à travers ce type
de partenariat. Si ce modèle peut sauver les projets difficiles - même si la
coproduction allemande se retirera avant le tournage, c’est ce même procédé qui
lancera plus tard Quai des brumes -,
il peut également relancer les cinéastes en perdition. Jean Grémillon est ainsi
persona non grata en France depuis son renvoi de la Pathé, horrifiée par les
rushes de La Petite Lise (1930) où
les expérimentions formelles prenaient le pas sur le théâtre filmé attendu en
ce début des années 30. Après Daïnah la
métisse (1931), échec public mutilé par ses producteurs et Pour un
sou d'amour (1932), commande où il n’appose même pas son nom, Jean
Grémillon est donc récupéré par Raoul Ploquin pour lequel il tourne en
Allemagne Valse Royale (1935) et Pattes de mouches (1936). Tenu par la
promesse de Ploquin de produire par la suite L'Étrange Monsieur Victor, Jean Grémillon s’attaque ainsi à Gueule d’amour,un film où il joue finalement le va tout de
sa carrière s’il souhaite mener des projets personnels.
Le début du film ravive l’image séductrice et virile
associée Jean Gabin. Les frémissements de la gent féminine précèdent
l’apparition de Lucien « Gueule d’amour » Bourrache (Jean Gabin), qui
propage l’extase chez les femmes et la jalousie des hommes quand il paradera
fièrement avec son régiment dans la ville d’Orange. Cette masculinité
désinvolte et joviale se prolonge dans la comédie de régiment (l’entretien de
Lucien avec le commandant de garnison, le stratagème pour grappiller un repas
gratuit chez l’aubergiste) et la camaraderie bourrue qui en découle. Pourtant
on comprendra peu à peu que cette virilité est plus une image qu’un ressenti
pour Lucien, figée dans le regard énamourée des femmes et symboliquement dans
les photos de mode où il pose en uniforme. Au contraire Lucien semble las et
blasé de l’attention qu’il suscite, jusqu’au moment où il va croiser le chemin
de Madeleine (Mireille Balin). Le roman d’André Beucler opposait la séductrice
Madeleine à trois protagonistes masculins que Jean Grémillon réduit à deux,
tout en recentrant largement l’ensemble sur Lucien/Jean Gabin. C’est une
manière d’exprimer la notion de dualité et d’affrontement qui traversera tout
le récit sous la romance.
Ce sera tout d’abord l’opposition entre le masculin
et le féminin. « Gueule d’amour », objet d’attraction masculine prend
à son tour la place de l’admirateur éconduit tandis que la femme dominée
devient une redoutable prédatrice sous les traits de Madeleine. La notion de
classe joue également et ce dès la scène de rencontre où Lucien aperçoit la
main ornée d’un bijou de Madeleine avant de voir son visage, cette élégance la
détachant déjà des provinciales qu’il a l’habitude de croiser. Sa manœuvre de
séduction grossière semble inappropriée à la distinction et distance de
Madeleine, ce rapport déséquilibré s’illustrant lors de leur tête à tête dans
le casino. Alors qu’il offre en gentleman la somme de son héritage à Madeleine
pour une partie, celle-ci étant habituée à soutirer plus à des hommes autrement plus
nantis. Ce sera la dernière fois que Lucien existera en tant que « Gueule
d’amour » (les jeunes femmes du restaurant lançant des regards langoureux
à ce bel homme en uniforme), le séducteur s’évaporant en même temps que se
concrétise l’obsession amoureuse lorsqu’il sera éconduit tout penaud à la porte
de Madeleine.
Ce basculement s’exprime pleinement lorsque l’intrigue se
déplace à Paris où Lucien va suivre Madeleine. L’opposition entre Orange et
donc la province, où Lucien était un roi et la capitale où il n’est rien,
s’ajoute ainsi à la confusion des genres et la frontière des classes pour
accompagner la déchéance du héros. Jean Grémillon traduit cela visuellement de
façon subtile. Tous les moments montrant la dimension soumise au paraître de la
romance se déroule dans des décors dont l’opulence crée un fossé entre les
amants, même lors des moments tendre. A l’inverse Grémillon retrouve ses
premières aspirations documentaires dès qu’il s’agit de dépeindre un
environnement populaire. Le raffinement épuré et factice des intérieurs du
monde bourgeois contrebalance avec la réalité des extérieurs de la ville
d’Orange ou des quartiers populaires parisiens – toutes les scènes de studio
furent d’ailleurs tournées en Allemagne quand les intérieurs se firent en
France.
C’est une même fracture qu’on trouve entre la chaleur du collectif - la
camaraderie et le fourmillement du régiment et des usines – et la froideur de
l’égoïsme solitaire des nantis – les confrontations pathétiques entre Lucien et
le majordome pète-sec de Madeleine. Gueule
d’amour aura souvent été associé à ce courant de film signant la défaite et
les désillusions de la classe ouvrière, souvent incarnée par Gabin d’ailleurs
dans les issues tragiques de La Bête
humaine (1938) de Jean Renoir, Le
Jour se lève (1939) de Marcel Carné ou Remorques
(1939) du même Grémillon. L’aventure du Front Populaire touche à sa fin et se
répercute à la fiction n’osant plus l’illusion idéaliste de La Belle équipe (1936) et sa fin
originelle.
Tout en s’imprégnant de ce contexte, Jean Grémillon
privilégie cependant le drame humain. La déchéance d’un Gabin qu’on n’a jamais
vu aussi vulnérable est bouleversante. L’ardeur de l’amoureux éperdu laisse
place au dépit de l’amant délaissé, puis au regard éteint de l’homme brisé.
Jean Grémillon scrute son désespoir à travers un écrin expressionniste reflet
des maux de son âme. Ce croisement de réalisme et d’esthétique tourmentée se
ressent notamment lorsque Lucien rentre chez lui dépité après avoir quitté
l’appartement de Madeleine sans la trouver. Les sentiments du personnage semblent
comme altérer son environnement, la ruelle qu’il arpente jusque chez lui
constituant un espace mental où Grémillon laisse surnager des éléments de réel
– il exigea de ses décorateurs des affiches inscrites dans le quotidien
culturel et politique de l’époque sur les murs. La photo de Günther Rittau -
collaborateur emblématique de Fritz Lang sur Les Nibelungen (1924) et Metropolis
(1927) ainsi que de Joseph Von Sternberg sur L’Ange Bleu (1930) – contribue à cette stylisation qui jette un
voile funèbre même dans les moments sensuels et romantiques, voir l’éclairage
de Madeleine lorsqu’à la fin de cette même séquence, Lucien à le bonheur de
trouver Madeleine l’attendant dans sa chambre.
Tout en orchestrant les
retrouvailles du couple de Pépé le Moko
(1937), Grémillon tisse une romance bien différente tout en échappant au cliché
de la femme fatale pour Mireille Balin. Il la filme certes avec le glamour et
la froideur de la vamp dévoile progressivement un être tout aussi déchiré entre
ses besoins affectifs et matériels. L’union et la rupture de ces deux être si
différents va ainsi se construire sur toutes les différences précédemment
évoquées. Lucien éconduit disparait et s’enfonce dans la dépression pour ne
plus qu’être l’ombre de « Gueule d’amour ». A l’inverse
Madeleine rejetée ne saura répondre qu’en retrouvant les accents les plus
méprisants de son milieu, pour une issue tragique. C’est finalement l’amitié
qui fige le récit dans un semblant d’espoir, le lien entre Lucien et René (René
Lefèvre) ayant constitué le seul fil rouge lumineux du film, le seul rapport
affectif surmontant les clivages de classe.
Ils iront jusqu’à partager un même
cœur brisé au final - Grémillon entretenant le mimétisme lors d’un même motif
les laissant longuement seuls à l’image quand l’amour semble définitivement
leur échapper- les deux ayant alternés force et faiblesse jusqu’au déchirant
final où Gabin verse ses premières larmes à l’écran. Il est d’ailleurs amusant
de faire le parallèle entre un Gabin si différent et fragile avançant
paradoxalement vers celui plus endurci que l’on connaît dans ses rôles
précédents : un crime impulsif (LaBandera) le mène vers le refuge de l’Afrique et Alger (Pépé le Moko). Imposant ou vulnérable, Gueule d’amour sera un surnom qui lui restera durant cette période
dorée mais qui ne sera jamais plus approprié que dans le classique de Jean
Grémillon.
Un homme, rescapé d'un
naufrage, se retrouve seul sur une île tropicale. Après avoir découvert le
lieu, le naufragé organise sa survie. Observé par les crabes et se nourrissant
de fruits, l'homme apprivoise son environnement. La végétation de l'île lui
permet bientôt de se construire un radeau. Mais ses multiples tentatives pour
quitter le lieu sont empêchées par une force sous-marine qui s'en prend à son
embarcation. L'homme découvre bientôt que l'animal qui a détruit son esquif est
une tortue à la carapace rouge...
La Tortue Rouge
est une œuvre qui a suscité la curiosité avant sa sortie en étant le premier
film occidental coproduit par le Studio Ghibli puis la surprise au Festival de
Cannes 2016 où il obtint la Caméra d’or dans la catégorie « Un certain
regard ». Pourtant pour l’amateur d’animation le néerlandais Michael Dudok
de Wit n’était pas un inconnu puisqu’il fit sensation il y a 20 ans déjà avec
son premier court-métrage Le Moine et le
poisson (1996), récompensé d’un César et nominé aux Oscars. La mélancolie,
la tonalité contemplative et la temporalité suspendue, tout se trouvait déjà
dans ce premier essai. Il rencontrera un même plébiscite avec son second
court-métrage, Père et fille (2000)
récompensé au Festival d’Annecy, vainqueur d’un Oscar et qui dessine les mêmes
contours dans une veine plus touchante encore. En 2004, Michael Dudok de Wit
est membre du jury du Festival d’Hiroshima et y fait la rencontre d’Isao
Takahata (Le Tombeau des Lucioles
(1988), Pompoko (1994)…) avec lequel
il sympathise et aura la surprise de le compter parmi les spectateurs d'un colloque qu’il
donne deux ans plus tard au Festival de Séoul. On suppose donc que c’est
Takahata qui aura poussé Ghibli à une collaboration, Dudok de Wit recevant en
2006 carte blanche pour un projet commun.
Le réalisateur réfléchit alors depuis longtemps à la
thématique d’un homme seul sur une île déserte, non pas dans un récit de survie
éculé mais plutôt dans l’idée de creuser le sillon du longing, cette attente et spleen intemporel qui parcoure l’ensemble
de ses court-métrages. Le processus d’écriture sera cependant très laborieux,
le scénario et les premières ébauches visuelles se lançant dès 2007. Michael
Dudok de Wit va prendre conscience que son scénario est trop détaillé, alors
que le longing ne fonctionne que dans
une épure qui laisse les sensations se propager de manière diffuse dans une
veine purement contemplative. La contribution de Pascale Ferran (Lady Chatterley (2006), Bird People (2014)) sera ainsi décisive
pour affiner le récit et atteindre l’équilibre délicat attendu. La Tortue Rouge
fonctionne sur un motif de ligne claire à la fois formelle et narrative qui se
révèle progressivement. Le film s’ouvre par le chaos des flots qui propulse le
héros sur une île déserte à la faune et au panorama très dépouillé.
Le
minimalisme de l’intrigue et l’épure de cet environnement semblent tout d’abord
s’opposer à l’activité et au mouvement permanent de l’homme. Le tumulte de la
civilisation l’agite encore dans sa pressante exploration de l’île, dans l’urgence
de construire un radeau pour quitter les lieux. Cette séparation s’illustre
plus concrètement dans une scène de rêve avec la nuit de l’île est en noir et
blanc et son échappée comme une impasse. Ce n’est qu’à travers une harmonie de
son être avec les lieux que l’homme pourra s’accomplir mais la violence du
monde moderne le poursuivra une dernière fois lorsqu’il s’attaquera par dépit à
une immense tortue rouge ayant détruit son radeau. Ce n’est que lorsque les
regrets l’assailliront pour cette violence qu’il se montrera prêt à changer. La
magie peut alors opérer, la tortue devenant une belle jeune femme dont il
faudra gagner la confiance avant de pouvoir l’aimer.
Le thème musical de Laurent Perez del Mar se fait entêtant
pour désormais accompagner les sentiments d’une trame déroulant la quête d’une
vie. Le mystère et l’incertitude expriment la solitude de l’homme dans le
silence et un espace apparaissant comme austère et étranger. Avec la romance cette
ligne claire de formes et de couleurs se révèle dans son entier poétique. La
mer synonyme de séparation et la faune hostile deviennent les éléments du jeu
de séduction et apprivoisement mutuel (la femme tortue attendant dans l’eau,
l’homme l’observant derrière un buisson). Visuellement le réalisateur navigue
entre épure et naturalisme qui convoque autant les travaux d’un Moebius que
justement ceux du Studio Ghibli, la simplicité « dessinée »
des visages des personnages se conjuguant à la richesse de la composition de
plan, d’un choix de couleur finement travaillé via le numérique. L’humain
s’inscrit dans l’univers désormais familier de l’île pour de magnifiques idées
visuelles et narrative comme l’explication de la civilisation que fait l’homme
à son fils avec un dessin sur le sable.
Le panorama limité de l’île rapidement exploré dépeint
finalement une boucle pour un récit jouant sur la répétitivité. Le jeune fils
traversera ainsi à son tour les mêmes lieux, trébuchera aux mêmes piège et
ressentira à son tour cette notion de longing.
Cette idée de boucle joue pourtant une note différente, une variation
correspondant à un être différent tandis que celle entamée par le naufragé,
arrivé au bout du chemin, peut s’achever. Là encore l’expression des sentiments
s’épanouira pleinement après le chaos d’une tempête avant qu’un nouveau chemin
s’ouvre. La retenue et délicatesse des émotions fonctionnent
magnifiquement par les choix audacieux de Michael Dudok de Wit qui signe un
véritable chef d’œuvre de l’animation.
En 1955, la screwball comedy La Blonde et Moi de Frank Tashlin se dotait, en plus de ses gags
splapstick et des formes affolantes de Jane Mansfield, d'un atout novateur. La
bande-son contribua en effet grandement au succès du film en y incluant des
stars du rock'n'roll naissant et faisant fureur au sein de la jeunesse avec des
artistes comme Little Richards, Fats Domino ou encore Eddie Cochran, certains
apparaissant même dans le film. La voie était tracée pour l'arrivée au cinéma
du rock et, plus généralement, de la musique contemporaine. L’évolution se
poursuit durant les 60's avec évidemment la célébrissime musique d'Easy Rider (1969) et le fameux Born to
be wild de Steppenwolf. Du côté des compositeurs de films, des artistes issus
de la musique pop se font une place dorée comme le maître du Brill Building
Burt Bacharch, à qui l'on doit les inoubliables ambiances easy listening de Casino Royale (1967), After The Fox (1965) ou plus tard Butch Cassidy and Sundance Kid (1969).
Un des compositeurs les plus brillants de l'époque était
évidemment John Barry, qui alliait à la perfection influences modernes et
parfaite maîtrise du classicisme.
Sur Ia musique novatrice et mémorable du
James Bond Au service secret de sa majesté(1969), John Barry intègre un instrument très en vogue dans le rock
psychédélique : le synthétiseur Moog, instrument (ainsi que son ancêtre, le
mellotron) qui fait Ie bonheur des groupes du Swinging London qui s’en donnent
à cœur joie avec les sonorités modernes de l'instrument dont les effluves font
immédiatement décoller les atmosphères opiacées au LSD et aux acides. Au début
des années 70, l'usage du synthétiseur Moog se démocratise encore plus, entre
les compositeurs de films novateurs comme François de Roubaix et les champions
du rock progressif que sont Emerson Lake and Palmer ou les célèbres Pink Floyd.
Ces derniers, en signant la musique du film de Barbet Schroeder More (1969), entérinent définitivement
le lien entre rock et cinéma, puisqu'on échappe au domaine de la chanson
ajoutée. C'est l'explosion du post-punk et de la new wave, dont il est le pivot
à la fin des années 70, qui intègre pour de bon le synthétiseur à la musique du
film.
L’heure est à la modernité et parallèlement au retour du
tout symphonique amorcé par les scores de Star
Wars (1977) et Superman (1978) de
John Williams, des artistes inattendus se trouvent désormais choisis par les
réalisateurs en vue. Les Allemands de Tangerine Dream, issus du rock
progressif, lancent le mouvement avec le chef-d’œuvre de William Friedkin, Le Convoi de Ia Peur (Sorcerer, 1977).
Le célèbre producteur disco Giorgio Moroder obtient quant à lui l'Oscar (au nez
et à la barbe d'Ennio Morricone pour Les
Moissons du Ciel) avec l'entêtant score de Midnight Express (L978). Ces deux artistes abonnés aux productions
de prestige feront bientôt bien mieux.
Moroder (avant de tomber dans le
racoleur efficace sur Top Gun, Scarface et Flashdance) délivre une œuvre exceptionnelle avec le score de La Féline(1982) pour Paul Schrader. Pulsations
synthétiques envoûtantes, tout à la fois accrocheuses (la chanson de David
Bowie récemment réutilisée par Quentin Tarantino dans son lnglourious Basterds) et atmosphériques qui parviennent
parfaitement à capter la sensualité vénéneuse du film. Tangerine Dream offrent
deux œuvres de haute volée à Michael Mann pour Le Solitaire (1981) et La
Forteresse Noire (1983). Pour le premier synthétiseur planant et guitares
agressives contribuent à la tonalité inédite instaurée dans le polar urbain par
Michael Mann.
Quant au second, il transcende totalement les lacunes du
film (coupes, effets spéciaux désuets même pour l'époque) en instaurant le
mystère et l'ambiguité que Ies coupes de ce film maudit ont un peu atténués.
Parallèlement, les compositeurs plus classiques tentent aussi l'aventure, tel
Jerry Goldsmith qui intègre de plus en plus le synthétiseur à ses scores des
80's, notamment sur Rambo 2 : La Mission
(1985) et Rambo 3 (1988). Plus surprenant encore la musique du « Peckinpanien
» Extrême Préjudice (1987) de Walter
Hill dont l'ambiance néo western se voit offrir un contrepoint sonore
surprenant car entièrement synthétique. À l'instar du Queen de Flash
Gordon (1980), les groupes rock mastodontes du moment tentent aussi
l'aventure. Les champions du rock FM Toto signent ainsi une grande
réussite avec Dune (1984), croisant
musique symphonique, synthétiseur et guitares rock pour un résultat épique,
romanesque et hypnotique rehaussé par un fabuleux morceau de Brian Eno. Le synthétiseur,
c'est aussi la solution idéale pour les productions modestes qui souhaitent
doter leur image d'une musique à la hauteur bien que dénuées de grand
orchestre.
Brad Fiedel signe un score martial, héroïque et romantique
inoubliable pour le Terminator (1984)
de James Cameron. Pour rester dans la sphère « cameronienne », Tangerine Dream
- encore eux - contribueront ainsi grandement à la réussite d'Aux frontières de l’aube (1987) de
Kathryn Bigelow. Mariant sonorité western et guitares sèches pour le cadre du
récit et sonorités froides et troublantes pour l'incursion déroutante du
fantastique dans celui-ci, le résultat est fabuleux. George Romero en sait
également quelque chose puisque, entre les Gobelin pour Zombie (1978) et surtout John Harrison dans Le Jour des morts-vivants (1985), il aura largement recours à des
adeptes de l'instrument pour mettre en musique ces films.
John Carpenter est bien évidemment le maître en la matière,
cumulant les talents en réalisant et composant ses bandes originales. Au départ
lui aussi confronté à ses budgets restreint, Carpenter en fait une force en
conférant une identité unique à ses films dont la sécheresse et la précision de
la mise en scène se conjugue au minimalisme entêtant de ses compositions. Le main
theme menaçant et glacial de Assaut
(1976), le groove martial et la dimension héroïque de New York 1997 (1980),
l’alliance du blues traditionnel et des machines de Invasion Los Angeles (1987) ou encore l’agressivité rock de L’Antre de la folie (1993), tout cela
aura constitué un enrobage idéal aux œuvres les plus cultes du réalisateur.
Cette identité sonore est d’ailleurs si marquée que même lorsqu’il fera appel
au grand Ennio Morricone pourThe Thing
(1982), Carpenter le forcera à donner dans ce même minimalisme glacial (les
compositions plus virtuoses et chargées de notes non utilisées dans le film se
trouvent sur le disque et un Tarantino s’en donnera à cœur joie en les
réutilisant à bon escient dans Les Huit Salopards (2016)). Même chose avec Jack Nitzsche loin de son classicisme
sur un Starman (1985) aux mélopées
romanesques inondées de nappes de claviers. Sans le savoir John Carpenter
s’avérait un précurseur et une influence majeure de la musique électronique et
du hip hop, une aura qui lui permettra une seconde carrière musicale avec deux
albums et un récent et triomphal concert au Grand Rex en France.
Le style s'estompe dans les 90's et les artistes électro ne
reprirent pas totalement le relais, à l'exception de quelques tentatives, comme
Thomas Bangalter de Daft Punk (dont le hit Da Funk est largement inspiré du «
main theme » de Giorgio Moroder pour Midnight
Express) avec Irréversible (2002)
ou encore Massive Attack sur Danny The
Dog (2005). Alors même que peu de bandes originales se reposent uniquement
sur lui, le synthétiseur fait définitivement partie des instruments plébiscités
par les compositeurs pour le meilleur (le spleen introspectif de Heat (1995) de
Michael Mann par Elliot Goldenthal, épaulé par un mémorable morceau de Moby) et
pour le pire comme sur Titanic (1997)
où James Horner remplace les cordes par des nappes synthétiques grossières.
Avec la nostalgie qui caractérise les années 2010, ces sonorités reviennent
cependant en force notamment le score très carpenterien du terrifiant It Follows (2014) ou le remake de Maniac (2012). Le style massif d’un
compositeur comme Hans Zimmer popularise un usage plus moderne du synthétiseur
dans les BO de réussites commeInception
(2010), et s’avère une influence sous-jacente d’artistes venus d’autres
horizons sollicités par Hollywood. Daft Punk aura ainsi signé une musique
particulièrement brillante pour Tron
Legacy (2010) et la grandiloquence du groupe M83 se prêtera bien aux fabuleuses visions d’Oblivion (2013) de Joseph Kosinski, ce qui entérine d’ailleurs
l’association entre le synthétiseur et le cinéma de genre. La curiosité est de
mise chez le mélomane et cinéphile quant aux mues futures de cet usage toujours
détonant du synthétiseur.
Ceci est l'expose des circonstances qui ont arraché Denning à sa
bienheureuse quiétude pour lui imposer double rôle de chasseur traqué et
de gibier poursuivant Ceci est l'histoire des événements qui ont amené
surhomme à sangloter dans les bras de sa femme, cachant les yeux pour
fuir la réalité, qui lui est de plus en plus intolérable encore que les
cauchemars qui hantent ses nuits...
Mr. Denning Drives North
est la première collaboration entre le scénariste australien Alec
Coppel et le réalisateur Anthony Kimmins. Le duo donnera deux ans plus
tard l'excellente comédie Captain Paradise qui ouvrira à Alec Coppel les portes d'Hollywood pour notamment deux prestigieuses collaborations avec Hitchcock avec La Main au collet (1955) et surtout Vertigo (1958). C'est donc bien dans le thriller que s'illustre Alec Coppel ici qui adapte son propre roman L'assassin court toujours. Le thème du film annonce d'ailleurs la dualité psychologique de Captain Paradise
avec déjà un père de famille tiraillé, pas dans une culpabilité
polygame mais criminelle où la quiétude du cadre familial ne peut lui
faire oublier un acte meurtrier involontaire.
C'est lorsqu'il
nous fait adopter le point de vue coupable de son héros que le film
fonctionne le mieux. Le récit s'ouvre une frénétique scène de conduite
sur une route nocturne déserte de Tom Denning (John Mills), l'agitation
du personnage se ressentant par le découpage heurtée de Kimmins, la
séquence évoquant le rêve tourmenté. Ce sera d'ailleurs plus explicite
avec la séquence suivante, vrai scène de cauchemar où Denning se voit
condamné à mort par un tribunal imaginaire. Avant de nous révéler ce qui
ronge tant le riche industriel Tom Denning, Kimmins en dévoile divers
éléments déclencheurs plus ou moins liés : l'activité stressante de sa
société d'avion, le retour au foyer de sa fille Liz (Eileen Moore) dont
on devine l'absence par un conflit familial.
Tout dans la mise en
scène claustrophobe d'Anthony Kimmins ainsi que dans le jeu tendu à bloc
de John Mills contribue à installer un climat anxiogène dont la seule
lumière vient de l'épouse attentive jouée par Phyllis Calvert. La
révélation du crime de Denning sera le sommet de ce climat oppressant.
Soucieux d'éloigner de sa fille un amant douteux et perverti joué par
Herbert Lom (qui en une courte présence à l'écran parvient à distiller
le caractère détestable et intéressé de son personnage), Denning va
accidentellement le tuer et la traversée nocturne d'ouverture était en
fait un fragment de la difficile manœuvre du héros pour se débarrasser
du cadavre. Entre urbanité expressionniste et échappée en forêt frôlant
le fantastique (la saisissante apparition de la pleine lune) toute la
séquence constitue un intense morceau de bravoure.
La culpabilité
du personnage reposera donc sur cet acte fatidique, mais également sur
une angoisse insoluble du fait que le cadavre semble n'avoir jamais été
retrouvé. Denning va donc mener une enquête assez paradoxale, remontant
la piste de son propre crime afin d'apaiser son esprit. Les idées
formelles jouant sur la répétitivité du fameux trajet vers le nord de
Denning participe subtilement à cet effet d'hypnose ressenti au départ.
Malheureusement le film va perdre de son attrait en s'éloignant de cette
veine psychologique pour se montrer maladroitement explicatif. Si cela
est peut-être plus clair dans le roman, à l'écran c'est à se demander si
le héros cherche vraiment à se faire démasquer tant il multiplie les
maladresses le rendant bien visible aux yeux de la justice (notamment un
policier joué par le futur "M" Bernard Lee).
C'est laborieux, bavard et
particulièrement poussif dans côté explicatif artificiel (les scènes de
procès sont interminables) et pire, la mise à mal intéressante de la
cellule familiale initiale vire à la résolution gentillette et
moralement douteuse. C'est vraiment un beau gâchis tant les prémisses
étaient originaux et prenant. Heureusement comme précédemment évoqué
Anthony Kimmins et Alec Coppel manieront avec plus de brio et d'audace
des thématiques voisines dans la comédie Captain Paradise.
Sorti en dvd zone 2 anglais et sans sous-titres chez Network
En 1865, au moment où s'achève la Guerre de Sécession, le pasteur
Gray s'installe dans la bourgade sudiste rurale de Walesburg ; la vie y
est simple et rude mais les enfants s'épanouissent entre école, chasse,
pêche et moisson; l'ombre du Ku Klux Klan rôde autour d'un vieux Noir et
très vite, les convictions du jeune docteur Harris s'opposent à celles
du pasteur, surtout quand éclate une épidémie de typhoïde. Le pasteur
dévoué à sa communauté a recueilli avec sa femme un jeune orphelin, John
Kenyon qui est le narrateur...
Stars in My Crown
était considéré comme son film favori par Jacques Tourneur. Cette fable
apaisée est pourtant bien éloignée d'une filmographie nettement plus
basée sur la tension et le mouvement tant dans le fantastique, le film
d'aventures, le film noir ou son précédente incursion dans le western
avec Le Passage du Canyon (1946). La voix-off adulte du narrateur John
Kenyon et encore petit garçon au sein du récit (Dean Stockwell) annonce
la dimension nostalgique qui traversera le film dans cette vision d'un
paradis perdu. Le film célèbre un monde révolu tant dans les souvenirs
ému du narrateur que dans les valeurs nobles et bienveillantes. Le
symbole de cela sera le pasteur Gray (Joel McCrea) père adoptif du petit
John et esprit volontaire prêt à tout pour tirer le meilleur de ces
concitoyens. L'introduction du personnage donne le ton, Gray débarquant
en ville en faisant son premier prêche dans le saloon local.
Le
passé, le présent et le futur du pays se joue dans le microcosme de
cette bourgade sudiste de Walesbourg. Le pasteur Gray a combattu lors de
la Guerre de Sécession, parcours qui scelle son amitié indéfectible
avec le truculent Jeb Isbell (Alan Hale) mais posera la tentation de
reprendre les revolvers lors de moments plus dramatiques. Les fantômes
du passé planent aussi dans le conflit terrien qui oppose le vieux noir
Oncle Famous (Juano Hernández) et le Lo Backett (Ed Begley) le second
souhaitant s'approprier les terres du premier pour faire avancer son
exploitation minière. Son refus va ranimer les élans racistes et faire à
nouveau chevaucher les "night riders" du Ku Klux Klan. Enfin c'est la
foi et la science qui s'opposent également avec le jeune médecin Harris
(James Mitchell), pragmatique agacé par l'importance de la foi chez ses
malades réclamant autant le pasteur Gray que lui.
Tous ces enjeux se
déroulent dans une tonalité bucolique, où tous les conflits semblent au
départ pouvoir se résoudre par le bon sens. Les intimidations envers
Oncle Famous tournent cours grâce à la solidarité de ses voisins, le
pasteur Gray fait jouer son autorité et humour pour stopper nette
l'humiliation d'un faible en pleine rue et plus globalement tout dans
l'imagerie du film tant à tisser les contours de cette nostalgie. La
photo de Charles Schoenbaum et le filmage de Tourneur dessinent de
véritables cartes postales passéistes et chaleureuse dans les plans
d'ensemble sur la ville et les scènes naturalistes (belles séquences de
pêche) et les situations truculentes amènent une légèreté bienvenue (le
gimmick sur la chanson-titre Stars in my crown, une consultation enfantine mouvementée du médecin).
Les
péripéties (une épidémie de fièvre typhoïde, une tentative de lynchage)
ébranlent les protagonistes qui doutent, s'égarent et souffrent
(remarquable prestation de Joel McCrea qui réussit à faire vaciller son
interprétation si forte) avant que cette bienveillance, cette humanité
naturelle envers l'autre transcende les doutes. Cela pourrait sembler
désuet mais la force de l'interprétation et des situations (McCrea
faisant face seul au Ku Klux Klan) font croire à cette bienveillance
encore vivace sans que le ton ne bascule dans la niaiserie bondieusarde.
En somme Tourneur réussit là où échouera le pourtant plus célébré La Loi du Seigneur (1956) de William Wyler avec ce film attachant.
Le Pr Laborit donne un
cours sur le fonctionnement du cerveau et ses conséquences sur le comportement.
Parallèlement, trois personnages que tout sépare vivent, souffrent, évoluent,
se croisent.Janine, Jean et René n'ont
a priori rien en commun. Pourtant, ces trois personnes vont se rencontrer.
Janine, fille d'un militant communiste, est comédienne. Elle devient la
maîtresse de Jean, haut fonctionnaire marié. René, fils de paysan breton, a
choisi de travailler dans l'industrie et a, peu à peu, gravi les échelons.
Mon oncle d'Amérique
est la première des trois collaborations d’Alain Resnais avec le scénariste
Jean Gruault avant La vie est un roman
(1983) et L'Amour à mort (1984).
Comme toujours avec le réalisateur le projet repose sur une expérience visuelle
et narrative inédite, l’objectif étant ici de traduire par l’image les concepts
anthropologiques du professeur Henri Laborit. Celui-ci s’était fait connaître
pour ses travaux révolutionnaires dans la psychiatrie et la neuroscience et
Alain Resnais s’applique à en déployer une forme de vulgarisation à travers l’outil
cinématographique. Le début du film sera ainsi assez déroutant par une mise en
parallèle schématique des concepts de Laborit avec l’introduction des
personnages qui permettront de les éprouver en situation. La voix-off du
scientifique accompagne des images animalières et de laboratoire, le montage
alterné présentant tout aussi machinalement (sur une voix-off féminine de
Dorothée) la biographie complète de Jean Le Gall (Roger Pierre), René (Gérard
Depardieu) et Janine (Nicole Garcia). Cette mise en place neutre devient plus
prenante au fil des destins des personnages appliquant les théories
scientifiques. La construction même du récit obéit à cette idée : le
principe du cerveau reptilien (le plus instinctif, commun à tout le règne
animal et assurant les réflexes de survie) lors des scènes d’enfance où se
construit la personnalité des héros à travers leur premières expériences, le
cerveau limbique (commun à tous les mammifères, celui de la mémoire, qui guide
notre comportement) réaction du précédent et qui laisse apparaître les affects
positifs comme négatifs et enfin le néocortex (propre à l’humain qui permet
d'associer des idées provenant d'expériences plus abstraites) qui viendra
complexifier la donne dans la dernière partie.
Resnais parvient à éviter toute lourdeur grâce à une
narration certes déroutante mais toujours prenante. Entre le bourgeois Jean Le
Gall, le fils de paysan René et la fille de militant communiste et comédienne
Janine, on traverse trois milieux sociaux très différents qui permettent d’appliquer
par la fiction (et l’humain) les cheminements de pensée d’Henri Laborit. Le
personnage de Jean Le Gall dégagera tout le film la dimension à la fois rêveuse
issue du cerveau reptilien (les souvenirs d’enfance sur son île l’attachement à
son grand-père qui l’y amenait) et le déterminisme du cerveau limbique (l’exigence
scolaire des parents, la culture de ce milieu bourgeois). Il en va de même pour
René dont la ténacité et l’envie d’ailleurs tient de l’agression permanente se
dégageant de son éducation rurale, sa réussite professionnelle adulte tenant de
sa volonté de la quitter mais également les angoisses qui en naîtront en se
pensant constamment menacé, en sursis.
Enfin le goût du travestissement, le
plaisir de capter l’attention de Janine vue dès ses jeux de petite fille
amorcent sa carrière mais aussi la théâtralité avec laquelle elle affronte les
situations personnelles (la dispute avec Le Gall où elle lui demande de l’enfermer
après une dispute). Resnais fonctionne également par association d’idées, en
plus des inserts scientifiques s’ajoutant des extraits des comédiens favoris
des personnages là aussi pas attribué au hasard : Jean Gabin pour le prolo
René, Danielle Darrieux pour le distingué Jean Le Gall et Jean Marais pour la
maniérée Janine.
C’est une manière très originale de venir perturber une
narration classique avec ce surlignage/explication scientifique qui donne un
tour ludique et amène autant une hauteur amusée (le mimétisme entre Depardieu
et le directeur rival dans l’usine) qu’une empathie marquée, la prestation
écorchée et sobre de Gérard Depardieu étant particulièrement touchante. Le
risque aurait pu être qu’en endossant une totale croyance dans les concepts de
Laborit, Resnais cède à une démonstration mécanique du pouvoir du cerveau. Il n’en
sera rien car illustrer ces théories est pour lui un moyen de s’amuser avec les
codes narratifs plus qu’un moyen d’imposer une idée. Dans Providence (1977) par exemple après avoir célébré la toute-puissance
du créateur dans la première partie, il en montrait les limites avec l’envers
réel du décor où les failles affectives du héros se révélaient. Il en va de
même ici où la complexité de l’esprit humain et les situations imprévisibles
auxquelles il peut être exposé perturbe un comportement attendu.
Après une
longue expérience sur un rat en cage soumis à des chocs électriques, Laborit
dépeint l’apprentissage de la punition/douleur par l’animal qui
sait désormais l’anticiper et la fuir. Resnais le contredit pourtant dans la
scène suivante où Jean Le Gall retrouve Janine sur l’île quelques années après
leur rupture et où après l’avoir tout d’abord fuit (échaudé par la manière dont
elle l’a rejeté) il accepte finalement la promenade qu’elle lui propose,
ranimant brièvement la complicité d’antan. Cet instinct de protection prend un
tour plus alambiqué aussi à travers le mensonge d’Arlette Le Gall (Nelly
Borgeaud) feignant la maladie incurable pour récupérer son époux. L’attitude
soumise renvoie paradoxalement à un instinct de survie inapplicable à un rat
passant d’une cage à une autre.
Les idées de Laborit s’avèrent passionnantes de bout en bout
notamment la manière dont les inhibitions de la civilisation nous rendent plus
vulnérables et se répercutent à des maux physiques et psychologiques typiquement
modernes (développement croissant d’une cellule cancéreuse, dépression
nerveuse). C’est comme si l’Homme payait cette conscience qui le rend plus
complexe par des troubles qui lui sont propre aussi. Là aussi c’est illustré
avec brio par Resnais, faisant surgir le mal-être physiologiquement (les coliques
néphrétiques de Jean Le Gall après son renvoi de Radio France) comme
mentalement (la tentative de suicide de René). Janine (magnifique Nicole
Garcia) est sans doute le personnage qui l’exprime le mieux, le dépit amoureux
autorisant toutes les dérives pour le laissé pour compte. Le travail sur le
montage d’Albert Jurgenson est impressionnant, sachant aussi bien déployer la
veine la plus expérimentale que le classicisme romanesque et il se réinvente
après les prouesses réalisée sur Je t’aime,je t’aime (1968) ou Providence.
Le guide des affects de l’Homme pour Resnais repose
finalement sur la nature insaisissable de ces attentes et déceptions. C’est là
que s’explique cet étrange titre de film, Mon
Oncle d’Amérique. Pour le travailleur engoncé dans sa condition, l’Oncle d’Amérique
est la funeste légende de celui qui a rêvé et échoué. Pour l’actrice Janine, c’est
le fantasme des feux des projecteurs et Jean Le Gall le nanti un idéal qu’il
est certain de toucher du doigt. Le film sera un des plus grands succès
commerciaux (1,3 millions France) et critique (Prix Méliès en 1980, Prix
FIPRESCI et Grand Prix Spécial du Jury du Festival de Cannes 1980, nomination à
l'Oscar du meilleur scénario original pour Jean Gruault en 1981) d’Alain
Resnais, tout en dégageant une polémique entre Henri Laborit et la communauté
scientifique qui n’avait pas compris que la magie du film repose sur le ressenti
plus que l’explication rationnelle.Un précurseur du Vice Versa de Pixar ?
Si au moment de sa disparition le 30 janvier 2011 il n’avait
plus composé pour le cinéma depuis dix ans déjà et grandement limité ses apparitions
publiques (notamment en France au festival de la musique de film d'Auxerre), la mort de John Barry avait constitué un choc pour le cinéphile. C’est ainsi
tout un pan d’émotions, de souvenirs et d’images mémorables rattaché à ses
partitions qui se ravivaient : Ce n’était pas seulement un des plus grands
compositeurs de musique de films qui nous a quittés, mais un artiste majeur de
la scène musicale des cinquante dernières années.
Barry l’icône du
Swinging London
L’arrivée de John Barry dans le monde du cinéma est une
petite révolution au début des années 60. Si les grands compositeurs de l’âge
d’or hollywoodien (Miklos Rosza, Elmer Bernstein, Max Steiner…) surent
s’adapter et intégrer des éléments des musiques en vogue à leurs bandes
originales, ils étaient issu le plus souvent d’une formation classique rigoureuse.
Féru de jazz grâce à son père, ayant pris goût à la musique par sa mère
pianiste, il a appris la musique presque en autodidacte. Entre la trompette
qu’il maîtrise seul durant son service militaire, les leçons qu’il suivit chez
l’arrangeur de jazz Bill Rosso et les percutantes prestations de son groupe
John Barry Seven, son parcours le rattache à une certaine musique populaire
plutôt qu’aux grands maîtres du classique.
De populaire, il n’y un qu’un raccourci à effectuer pour
définir ce que fut Barry durant les années 60 : une figure pop anglaise au même
titre que les Beatles ou les Kinks. Vivant également une trépidante vie de rock
star, cette aura lui vaudra cette une aussi désopilante que machiste Une de Newsweek sur son épouse d’alors (Jane
Birkin encore très sage et rangée avant de le quitter pour Gainsbourg) : « John
Barry, sa Jaguar Type E et sa femme Type E ». Au même titre qu’un Ennio
Morricone à cette période, Barry introduit les instruments les plus modernes et
inattendus dans la musique de film. Cette modernité se confond avec l’icône de
l'époque : James Bond. En dépit de la frustration de ne pas s’être vu attribué
le célèbre James Bond Theme (à l’origine de Monty Norman, mais c’est bien le
tonitruant réarrangement de Barry qui le rend si marquant), il lui offrira
certaines de ses partitions les plus novatrices.
Le mélange des genres au
service de la mélodie la plus pure, c’est la raison d’être de la pop sixties.
Barry l’applique en introduisant sonorités nippones dans You Only Live Twice, les premiers synthétiseurs et de la guitare
électrique dans On Her Majesty’s Service
tout en mélangeant ses influences jazz à des élans plus grandiloquents dans Goldfinger ou Thunderball. Jeune, dans l’ère du temps et convoquant les plus
grands artistes du moment sur les chansons écrites pour les Bond (Tom Jones
pour Thunderball, Nancy Sinatra sur You Only Live twice…), Barry symbolise
en grande partie la bande-son du Swinging London des années 60, dont il mettra
en musique certains des films cultes comme Le
Knack… et Comment l’avoir (1965).
Barry l’élégant
romantique
John Barry est à lui seul le représentant d’une certaine
forme d’élégance typiquement anglaise et de l’expression d’un romantisme
exacerbé. Les arrangements de cordes sophistiquées et simples à la fois, la
délicatesse et la répétitivité au service de la mélodie la plus pure auront
plus d’une fois mis admirablement en valeur les images. Sa capacité à écrire
des thèmes entêtants, Barry en aura usé sur des œuvres épiques comme Zulu (1963) ou La Vallée perdue (1971), aux atmosphères ténébreuses et martiales.
C’est pourtant dans l’expression de la mélancolie et des sentiments contrariés
qu’il dévoile toute sa majesté. We have
all the time in the world (version instrumentale, comme celle chantée par
Louis Armstrong dans Au service secret de
Sa Majesté) est une des plus belles mélopées romantiques du cinéma,
auxquelles on peut ajouter celle de La
Rose et la flèche ou évidemment le John
Dunbar Theme de Danse avec les loups.
Les époques éloignées de ces films et la dimension de gestes courtois, noble et
romanesque qui s’y attachent l’auront souvent inspiré, telle la partition
oscarisée de Out of Africa (1985) le
plus méconnu Quelque part dans le temps
(1980) ou d’autres films historiques comme Un lion en hiver (1968) ou Marie Stuart Reine d’Ecosse (1971). Tout cela aboutira à un style très identifiable,
souvent copié mais jamais égalé avec le même touché délicat. La descendance la
plus marquante est d'ailleurs à chercher parmi les artistes pop comme Goldfrapp ou The Divine Comedy.
Barry le novateur
On aurait tort de réduire John Barry aux deux facettes
précédemment citées, qui sont les plus identifiables. Il s’était montré capable
de scores novateurs et en adéquation avec leur sujet dans La Poursuite impitoyable (1967), histoire de lynchage rural dans le
Sud des USA que lui, le dandy anglais, noyait de guitares sèches, de sonorités
traditionnelles et d’harmonica typique du cru. Macadam Cowboy (1969), avec ses ambiances urbaines et son urgence,
se montrera tout aussi réussi. Barry saura également se remettre en question sur
ses Bond des années 80 (il composera onze épisodes au total) en alliant des
instruments modernes (boîtes à rythmes, synthétiseurs) à son brio orchestral
sur A View To A kill ou The Living Daylight (où il offre un
écrin splendide à des artistes aussi différents que Duran Duran, A-ha ou les Pretenders).
La plus grande force de Barry est également de relever par la seule force de sa
musique des métrages discutables (le très inégal Moonraker (1979)), voire médiocres (l’infâme remake de King Kong de
76), au point de se demander quelles images lui ont été montrées pour délivrer
une musique d’une telle beauté. La disparition de John Barry suivait celle d’autres
compositeurs légendaires durant les années 2000 (Basil Poledouris, Jerry
Goldsmith..) et où seul John Williams (guère inspiré sur le dernier Star Wars) est encore bien vivant et
actif. Barry représentait une touche, un savoir-faire, une identité anglaise et
universelle qu’on retrouve encore chez les compositeurs actuels les plus doués
(Alexandre Desplat, Michael Giacchino...).