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mardi 31 janvier 2017

Quarante tueurs - Forty Guns, Samuel Fuller (1957)

Jessica Drumond, femme au caractère bien trempé, règne d’une main de fer sur une petite ville grâce au soutien d’une armée d’une quarantaine d’hommes. Ce microcosme va soudainement être remis en question avec l’arrivée d’un nouveau shérif dont la vision de la loi et de la justice diffère de celle de la maîtresse des lieux.

Quarante tueurs est un des sommets de Samuel Fuller, le meilleur des quatre westerns (J'ai tué Jesse James (1949), Le Baron de l’Arizona (1949), Le Jugement des flèches (1957)) d’une filmographie plutôt tournée vers le film noir et le film de guerre. Fuller signe pourtant là un jalon majeur du genre qui est alors en pleine mutation. Pilier de l’industrie hollywoodienne grâce au système de double programme jusqu’au milieu des années 50, le western entame une lente érosion de son volume de production au profit de la télévision. C’est l’occasion d’échapper à une certaine forme de classicisme du genre pour une veine plus aventureuse tout en s’inscrivant néanmoins dans la tradition. Ainsi Quarante tueurs par sa dimension romanesque et son personnage féminin fort se situe dans le sillage du tout aussi fameux Johnny Guitare de Nicholas Ray (1954), tandis que Barbara Stanwyck avait déjà incarnée ce type d’héroïne à poigne dans La Reine de la prairie ((1954) d’Allan Dwan ou The Maverick Queen (1956) de Joseph Kane.

Quarante tueurs par cette approche romanesque entrecroise constamment mythologie et démystification. C’est le premier point qui domine lors de la saisissante scène d’ouverture, ce plan d’ensemble aérien sur une vallée déserte où avance une carriole. Un grondement tonitruant se fait entendre, laissant apparaître cette armada de quarante tueurs menée par Jessica Drumond (Barbara Stanwyck) androgyne et tout de noir vêtue. Un véritable ouragan symbole de toute la puissance de Jessica et qui précède celui, météorologique qui la montrera plus tard sous un jour plus vulnérable dans le film. Cette facette mythologique est également présente de manière sous-jacente dans certains éléments du scénario. Le héros Griff Bonnell (Barry Sullivan) et sa fratrie d’hommes de loi est bien sûr une réminiscence de Wyatt Earp, certaines informations (les aventures et étapes précédentes de Bonnell évoquées correspondant à celles réelles de Wyatt Earp) et surtout la caractérisation de dure à cuir taciturne évoquant la célèbre figure de l’Ouest. 

L’intrigue au contraire tend à inverser cette tendance, les failles des personnages reposant justement sur cette aura légendaire désormais pesante. Griff est ainsi las de cette vie d’action et rechigne à tuer. Son premier morceau de bravoure exprime bien cela lorsqu’il stoppera le chien fou Brockie Drumond (John Ericson), frère de Jessica. Alors que Brockie sème la terreur en ville, Griff rechigne presque à intervenir et lorsqu’il le fait, toute l’aura menaçante du tueur aguerri ressurgit (Fuller préfigurant Sergio Leone avec ce gros plan sur les yeux de Griff qui écrase son adversaire rien qu’en avançant vers lui) même s’il le neutralise en l’assommant de son arme plutôt qu’en faisant feu.

Jessica quant à elle s’est élevée à la force du poignet à coup d’intimidation et de corruption, mais en a payée en retour une immense solitude. Jessica et Griff sont des personnages jumeaux, usés par la voie qu’ils ont depuis si longtemps empruntés (la quête de pouvoir pour Jessica, l’application de la loi pour Griff) et voient chacun en leurs petits frères des avatars dégénérés d’eux même. Seules les forces de la nature avec un spectaculaire ouragan les font symboliquement et physiquement tomber de ce piédestal pour les mettre à nu et enfin se rapprocher (superbe scène d’amour, lascive et intimiste dans la pénombre d’une grange et l’heure des confessions respectives). Leur entourage les ramène cependant constamment à leurs existences tumultueuses, de façons plus outrée ou dramatique.

Toute la noirceur et violence du film s’exprime pour montrer cet entourage briser cette quête de quiétude du couple. Fuller use à la fois de la tragédie du dépit amoureux à avec l’homme de main joué par Dean Jagger qui acquiert une profondeur inattendue mais aussi de la pure confrontation, brutale et inattendue. Les fratries défaillantes précipitent le drame et bousculent les sentiments, le cadet Chico sauvant Griff tout en devenant définitivement un tueur, Brockie forçant sa sœur à le laisser à son sort après le crime de trop. Seul Wes Bonnell (Gene Barry sacrément charismatique) semble équilibré dans ses actions et sentiments mais ne peut donc survivre à l’agitation ambiante.

Le chaos intérieur des personnages et leur insatisfaction se répercutera peu à peu dans le filmage de l’action, alors que tout au long du film amour et coups de feux constituaient deux espaces séparés. Cette idée culmine dans la confrontation finale incroyablement violente, où Griff abat son ennemi d’une rage exprimant autant la vengeance que la frustration de ne pas être auprès de celle qu’il aime. C’est paradoxalement en les mettant ainsi à nu et les brisant que Samuel Fuller autorise le rapprochement final, la posture et la domination ne pouvant plus entraver un couple qui s’est vu tel qu’il est et peut s’aimer. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta et bluray chez Sidonis

 

vendredi 27 janvier 2017

Goupi mains rouges - Jacques Becker (1943)


Le film raconte l'histoire d'une famille charentaise de paysans rusés, les Goupi. Le père Goupi fait revenir son fils de Paris, censé être devenu un homme important et y avoir acquis une bonne situation, avec l'intention de le marier à sa cousine. Mais la jalousie de « Tonkin », un autre de ses cousins, face à ce nouveau venu de citadin, fera de la nuit de son arrivée une nuit d'agitation et de crimes inexpliqués qui sèmeront la panique et le doute au sein de la famille.

Au premier abord, Goupi mains rouges pourrait sembler une production française imprégnée des valeurs du Gouvernement de Vichy. Cette histoire familiale sur fond de retour à la terre s’inscrit en tout point dans le traditionalisme véhiculé par le « Travail, famille, patrie » du Maréchal Pétain. Ce raccourci superficiel vole en éclat lorsqu’on constatera qu’il s’agit de l’adaptation du roman éponyme de Pierre Very paru en 1937. Les adaptations de Pierre Very avaient à l’époque le vent en poupe après les succès de Les Disparus de Saint-Agil (1938) et L’Assassinat du Père Noël (1941) de Christian-Jaque. Ayant lui-même écrit le scénario de L’Assassin a peur la nuit de Jean Delannoy (1942), autre succès issus de ses écrits, Pierre Very est également sollicité lorsqu’est lancé la production de Goupi mains rouges. Jacques Becker qui vient de signer sa première réalisation avec Dernier atout (1942) se porte candidat (en grand féru du roman) avec succès, la société de production Minerva hors du giron de la Continentale (société de production française sous financement allemand durant l’Occupation) n’ayant pas les finances pour engager un réalisateur trop prestigieux.  

Si dans Les Disparus de Saint-Agil Pierre Very revenait à ses souvenirs adolescents, c’est à son enfance rurale et aux histoires que lui racontait sa grand-mère que nous ramène Goupi mains rouges. Cette dimension mystérieuse aura cours de manière décalée dans les premières scènes lorsque « Monsieur » Eugène Goupi (Georges Rollin) est impressionné pour la blague par son oncle Goupi mains rouges (Fernand Ledoux) alors que lui le parisien découvre l’espace rural de sa famille paysanne. La forêt nocturne chargée de secrets, les fantômes et sortilèges de pacotilles amènent une excentricité qui se reflétera dans le réel pittoresque où nous découvrirons la famille Goupi. Les répliques vachardes, la rudesse et la méchanceté ordinaire imprègnent ce quotidien, notamment par l’intermédiaire de la cruelle maitresse de maison Tisane (Germaine Kerjean qui campera plus tard une matrone tout aussi détestable et adepte du fouet dans Voici le temps des assassins (1956) de Julien Duvivier). 

La rancœur et l’avidité régissent les rapports des uns avec les autres, qu’ils soient sentimentaux (Mains Rouges et sa fiancée suicidée, Tonkin (Robert Le Vigan) aimant en vain sa cousine Muguet (Blanchette Brunoy)) où vénaux avec ce magot caché dans la maison par le patriarche « L’Empereur » (Maurice Schutz) et convoités par tous. Jacques Becker nous montre ainsi une famille purement dysfonctionnelle et chargée de névroses, notamment avec un Robert Le Vigan touchant en vilain petit canard soignant son rejet dans la nostalgie de son expérience des colonies.

L’imagerie pastorale rassurante est quasiment absente de l’esthétique du film se déroulant la plupart du temps en intérieur. Les Goupi ne représente pas le noble labeur fermier par leurs activités plus « commerciales » (tenanciers d’auberge, vente de terrains, commerce d’alcool, caractérisé d’ailleurs par le sobriquet de certains personnages comme « Mes sous » (Arthur Devère)) et les plus proches de la vie rural le sont plus par volonté d’isolement que par un réel amour de la nature comme le très ermite Mains Rouges. Ce n’est que lorsque les sentiments se font plus nobles que Jacques Becker laisse cet espace rural se déployer dans toute sa beauté. 

Dans cette idée la plus belle scène du film est sans doute l’échange simple et tendre entre Eugène et Muguet au petit matin, assis sur l’herbe et s’avouant implicitement leur amour. Cette jeunesse symbolise la génération future des Goupi mais pour rassembler la famille, la roublardise reste encore le meilleur atout lorsque tous feront front face aux gendarmes venus enquêter sur les derniers évènements suspects. La cellule familiale apparait ainsi certes tumultueuse mais néanmoins aimante. Première grande réussite de Jacques Becker, le film sera un grand succès à sa sortie et lancera définitivement sa carrière de réalisateur.

Sorti en Bluray et dvd zone 2 français chez Pathé

 

mardi 24 janvier 2017

Lightning Strikes Twice - King Vidor (1951)

Au Texas, Richard Trevelyan est acquitté du meurtre de sa femme Loraine lors d'un second procès car une femme du jury a refusé de le déclarer coupable. Alors qu'elle est dans un bus en route pour se reposer au ranch "Tumble Moon", l'actrice de théâtre Shelley Carnes apprend l'histoire de Trevelyan, de nombreux passagers pensant que ce riche propriétaire de ranch avait acheté sa liberté. En cherchant à se réfugier, elle se dirige vers une maison où elle rencontre Trevelyan.

Lightning Strikes Twice est un King Vidor atypique puisqu'il constitue une incursion inédite du réalisateur dans le film noir. Cela se ressent d'autant plus que par sa modestie, le film est une vraie anomalie dans cette période de Vidor, coincé entre les romances tumultueuses et les épopées de Une romance américaine (1944), Duel au soleil (1946), Le Rebelle (1949), La Garce (1949) et La Furie du Désir (1953). L'ombre d'Hitchcock plane sur le scénario de Lenore J. Coffee. On pense d'abord à Rebecca (1940) avec cette romance hanté par l'absence. L'actrice Shelley Carnes en cure de repos croise la route de Richard Trevelyan (Richard Todd) fraîchement acquitté du meurtre de sa femme grâce à un vice de forme. Fuyant, agressive et victime de l'opprobre populaire au vu de ce passif, Trevelyan trouble Shelley qui le pense innocent.

Toute la première partie rend les apparitions de Trevelyan furtive, tout en étant omniprésent tant il guide les interactions de Shelley avec les autres protagonistes obnubilés par lui. Générant passions secrètes et frustrations chez les femmes, jalousie chez les hommes et suspicions chez tout le monde, Trevelyan magnétise le récit - avec comme dans Rebecca cette mainmise symbolisé par un tableau/portrait de lui. Par la suite à travers la romance on pensera plutôt à Soupçons (1941) et une défiance entre les époux dont King Vidor joue avec la présence imprévisible de Richard Todd dont la tendresse dissimule toujours une tension latente.

Une des originalités du film est d'user d'une imagerie très différente du modèle Hitchcockien. Nous sommes dans un environnement de western (le film fut d'ailleurs tourné dans le propre ranch de King Vidor à Paso Robles en Californie et des grands espaces auxquels Vidor parvient à associer une atmosphère plus gothique. L'arrivée nocturne de Shelley sous une pluie battante dans un ranch désert est un moment assez saisissant, tout comme plus tard la photo de Sid Hickox fait basculer un décor romantique de nuit de noces en lieux de doute source de suspense.

Les extérieurs servent la passion et le désir naissant dans le même esprit que Duel au Soleil, Le Rebelle et La Furie du désir avec ce jeu entre le gigantisme et l'intime (le vertige physique et amoureux qui amène le premier baiser sur une corniche montagneuse) tandis que les intérieurs exprime l'angoisse. Le film patine sérieusement quand vient l'heure des explications bien trop expédiées quand à l'inverse l'introduction traînait en longueur. La désinvolture de la résolution et le jeu approximatif des méchants dessert complètement l'ensemble. Un Vidor mineur donc, mais singulier et pas désagréable dans l'ensemble.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner

lundi 23 janvier 2017

La Femme Scorpion : La Tanière de la bête - Joshū sasori Kemono-beya, Shunya Ito (1973)


À la suite de son évasion, Nami, surnommée Sasori, est activement recherchée par la police. Elle leur échappe dans le métro, après avoir coupé le bras d'un inspecteur, et trouve refuge dans un quartier sordide, chez une prostituée.

La Tanière de la bête est le troisième volet de la saga de La Femme Scorpion et en constitue une forme de point final. La Toei exploitera certes le filon pour trois épisodes supplémentaires (sans compter les tentatives de reprise dans les années 90) mais cet épisode est le dernier à réunir la charismatique Meiko Kaji - qui tournera néanmoins un quatrième volet - et le réalisateur Shunya Ito qui forgèrent l’identité thématique et visuelle de la série. La Femme Scorpion (1972) était un pur film d’exploitation brutal et inventif qui faisait sonner le vent d’une revanche féroce des femmes opprimées dans un Japon machiste. La suite Elle s’appelait Scorpion (1972) prenait un tour plus surréaliste et sortait du cadre de la prison pour faire du monde extérieur (et donc le Japon en son entier également un lieu de tourment perpétuel pour les femmes. La Tanière de la bête prend une direction encore différente. L’environnement carcéral du premier volet st longuement absent, tout comme l’espace rural cauchemardesque du second. A la place le film se déroule dans un milieu urbain qui se manifeste dès la scène d’ouverture et sa course-poursuite dans le métro. Nami (Meiko Kaji) désormais fugitive s’y défait brutalement d’un inspecteur (Mikio Narita) en le mutilant.

Elle trouvera refuge dans un quartier sordide en se liant d’amitié avec Yuki (Yayoi Watanabe), une prostituée. Shunya Ito délaisse dans un premier temps les expérimentations formelles qui rendaient ludique et poétique les épisodes précédents. A la place un ton austère qui dessine en parallèle le dépit de Yuki et Nami. Yuki symbolise de la façon la plus cruelle la dimension oppressée et sacrificielle de la femme à travers son métier de prostituée et surtout de céder sexuellement à son frère attardé mentalement à son frère victime d’un accident d’usine. Nami quant à elle semble désormais un être terne et vide après n’avoir vécu que pour la vengeance. La détresse des héroïnes s’exprimera par une attitude de plus en plus taciturne et glaciale pour Nami (Meiko Kaji ne décrochant son premier mot qu’au bout de 20 minutes) et au contraire par une vulnérabilité très expressive pour Yuki.

La monotonie de son job de couturière, la solitude de sa chambre illustre le quotidien sans joie de Nami tandis que les couleurs et l’excentricité du quartier des plaisirs accompagne la déchéance de Yuki. C’est donc paradoxalement lorsque la menace ressurgit que la flamme vitale va renaître chez les personnages. Comme dans les deux premiers films, l’absence de solidarité féminine (la voisine trompée ou l’ancienne camarade de prison devenue mère maquerelle impitoyable) comme la barbarie masculine sont sources de tourments pour Nami. C’est dans cette adversité qu’elle peut redevenir Sasori (Scorpion) et retrouver l’aura intimidante qui  fait sa légende et terrifie ses adversaires.

Shunya Ito ne s’embarrasse plus d’un vague semblant de réalisme dans ses péripéties pour faire de Nami une sorte de croquemitaine omniscient et indestructible. Des astuces formelles oniriques servent d’ellipses pour expliquer certains tours de force de Nami (un fondu enchaîné ou une vision infrarouge faisant découvrir à la fois son évasion et les assassinats du médecin avorteur, des acolytes proxénètes), la seule aura de celle-ci suffisant à faire comprendre qu’elle s’en sortira toujours même dans une situation critique – l’épisode des égouts enflammés. Du coup le vrai suspense est absent rapport aux deux premiers films tendus et suffocant, mais pas l’émotion à travers l’amitié de Nami (lui arrachant ses rares sourires) et Yuki retrouvant une raison de s’accrocher à la vie en aidant son amie. 

La dernière partie rejoue donc le registre vengeur plus classique de la série mais sans la jubilation initiale. Nami a finalement cessé d’exister pour son double Sasori et semble comme condamnée à être agressée pour se rebeller en retour dans une boucle éternelle. Une fois un antagoniste vaincu, elle disparait jusqu’à s’en trouver un autre. Le jeu de plus en plus glacial de Meiko Kaji exprime bien l’abstraction et la symbolique dans laquelle s’engonce le personnage et c’est la meilleure façon de lui offrir sa sortie, iconique et tragique à la fois. Même si Meiko Kaji tournera un quatrième volet plutôt réussi, on peut estimer que la vraie belle conclusion de la saga réside dans cette Tanière de la bête.

Sorti en dvd zone 2 français chez Pathé