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mercredi 29 avril 2020

Justin de Marseille - Maurice Tourneur (1935)


Marseille, sa vie, ses habitants, son port. Lors du débarquement du bateau Le Mauritanie éclate un incident. Une bande de malfrats s'empare d'une cargaison d'opium cachée dans le siège d'un passager invalide et l'emporte sous le feu nourri des douaniers. Justin, figure notoire du tout Marseille, lui-même chef de gang, n'apprécie pas ce coup d'éclat qui fait des vagues et désorganise le marché de la contrebande. Il apprend bien vite que l'auteur du vol est Esposito, ambitieux parrain napolitain, et prend sur lui de le remettre à sa place.

Justin de Marseille est une œuvre novatrice tant par son esthétique que son genre dans le cinéma français des années 30. Le cinéma américain durant cette période vit l’âge d’or du film de gangster avec des films aussi efficaces que provocateur comme Scarface de Howard Hawks (1932), L’Ennemi public numéro 1 (1934) ou Le Petit César (1931) de Mervyn LeRoy. Le scénario de Carlo Rim importe donc ce courant en France mais l’adapte avec brio à son contexte en le situant à Marseille. Le film allie ainsi la verve et la truculence de la trilogie Marseillaise (Marius d’Alexander Korda (1931) et Fanny de Marc Allégret (1932)) de Marcel Pagnol qui triomphe alors sur les écrans avec le polar pour un résultat détonant.

Cela se fait tout d’abord en saisissant les spécificités criminelles qu’offrent cette cité portuaire de Marseille avec en ouverture une surprenante mise à sac de contrebande, à la dissimulation inattendue. Le film dépeint l’opposition entre Justin (Antonin Berval) le parrain local et Esposito (Alexandre Rignault), nouveau venu prêt à toutes les bassesses pour se faire sa place. Justin est introduit comme un bienfaiteur qui fait ses affaires en coulisse et veille à la paix du quartier quand Esposito est un franc-tireur tapant des business (le trafic de drogue) et méthodes discutables voire déloyales où l’assassinat n’est pas exclu. Dès lors le bagout et la malice de Justin déjouent constamment les vilénies de son adversaire tandis qu’en toile de fond Tourneur dépeint avec brio tout un microcosme. L’aspect melting-pot inhérent à un cadre portuaire nous voit ainsi croiser des asiatiques, des noirs, autant aux basses besognes ouvrière que dans les activités illégales, et les quelques tirades racistes (visant d’ailleurs aussi les italiens dont la migration en France augmente à cette période) achèvent de constituer un vrai documentaire de l’époque. 

Tous les protagonistes « du cru » du second rôle au figurant furtif, dégagent une bonhomie pittoresque (Le Bègue incarné par Pierre Larquey en tête) associée à cette cité de Marseille où le mal vient de l’extérieur : Esposito ou la petite frappe Silvio sont italiens,  le proxénète qui tentera d’assassiner Justin est noir, le trafiquant d’opium est chinois… L’idéologie est donc discutable mais bien sûr à rattacher au contexte de la société française d’alors. Cela est atténué par le brio formel de Maurice Tourneur, notamment le brio de ses scènes d’action. Les travellings véloces suivants les personnages en fuite ou le montage heurté des scènes de bagarres (l’incroyable et très originale scène de l’enterrement) offrent des propositions visuelles inédites dans le cinéma français des années 30. 

Tourneur excelle dans le mouvement lorsque la violence parle, mais également pour capturer en un mouvement de caméra une atmosphère, comme ce travelling arrière dans une salle de jeu enfumée. Le vrai morceau de bravoure est cependant le plus abstrait, lorsque Justin emmène Esposito à l’écart de la ville pour le défier. La tension du moment repose sur des plans isolés du lieu de l’affrontement que l’on ne verra pas, le travail sur la bande-son (porte qui grince, bruit des vagues de la mer toute proche, souffle du vent), qui positionnent à l’extérieur et rendent longuement incertaine l’issue du face à face seulement connu à la scène suivante. Antonin Berval dans le rôle-titre est magistral de charisme tranquille et aurait naturellement dû devenir incontournable après pareille prestation, ce qui n’arrivera pas (Raimu phagocytant peut-être les rôles méridionaux comme le suggère Bertrand Tavernier dans les bonus). En tout cas belle découverte pour cette tentative qui n’a pas à rougir face aux modèles américains. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Pathé 

mardi 28 avril 2020

Shadow of Deception - Naikai no wa, Koichi Sato (1971)

Le motif de l'errance et plus spécifiquement du road-movie est un élément récurrent de la filmographie de Koichi Sato. Ce voyage est à la fois physique et intérieur pour, au bout du chemin, servir de révélateur aux personnages. Sato signe de belles réussites où ce cheminement sert le passage à l'âge adulte dans le beau Journey into solitude (1972) mais aussi une observation du couple, en devenir ou au bord de la rupture dans The Rendezvous (1972) ou La Ballade de Tsugaru (1973). Avant ces deux œuvres, Koichi Sato réalisa ce Shadow of Déception où l'errance du couple adultère formé par Minako (Shima Iwashita) et Sozo (Akira Nakao). Elle vit à Matsuyama et lui à Tokyo où ils se retrouvent ponctuellement. Lorsqu'il viendra passer quelque jours dans sa région pour le travail, ils vont décider de passer plusieurs jours ensemble. Le début du film et quelques flashbacks dressent leurs situations personnelles et les conditions de leur rencontre initiale. Minako était avant son divorce la belle-sœur de Sozo et est désormais mariée à un homme âgé et impuissant. Ils eurent une brève nuit d'amour avant de se rencontrer par hasard quelques années plus tard et reprendre leur aventure.

Koichi Sato façonne une sorte de variation japonaise d'Antonioni pour observer la dégradation progressive du couple. La scène d'ouverture est un indice avec la découverte du corps d'une jeune femme apparemment suicidée par amour. Lors d'une conversation triviale où elle évoque le fait divers, Minako affirme qu'elle serait tout à fait capable de mourir par amour voire de se faire tuer par celui qu'elle aime. Sozo n'a qu'un geste amusé mimant un étranglement pour répondre, mais cet instant sensuel défini finalement l'importance qu'ils accordent chacun à leur relation. Un rebondissement va placer Minako dans une position où elle pourrait tout abandonner pour vivre avec Sozo (bien qu'elle ne lui en dise rien), mais elle va constater la désinvolture de ce dernier. Le jeu fiévreux de Shima Iwashita la voit vivre chaque instant partagé, chaque étreinte, comme s'ils étaient les derniers.

Elle s'accroche passionnément à cet homme auquel elle serait prête à tout sacrifier. Sozo est plus ambigu, privilégiant sa situation qui risquerait d'être malmenée par une séparation. Les dialogues et la mise en scène suggère le "tout ou rien" espéré par Minako entre fuite et abandon, quand Sozo ne cherche qu'à prolonger le plaisir présent sans se projeter plus loin. Plusieurs situations fonctionnent sur ce schéma, notamment lors d'une scène où après que Minako ait parlé de quitter son mari et entraîné une dispute, Sozo se réconcilie par un plaisir immédiat et éphémère d'un bain ensemble. La construction même des scènes d'amour expriment cela, Sato s'attardant avant tout sur le visage en extase de Minako quand Sozo n'est qu'un corps. La seule fois où le procédé s'inverse c'est pour laisser entrevoir le regard calculateur de Sozo pour bien montrer qu'il n'y met pas le même abandon.

Ces hésitations se jouent dans le huis-clos de chambre d'hôtel, tandis que le fossé séparant les personnages se révèle progressivement dans les extérieurs. On passe ainsi d'une corniche que Minako hésite franchir pour rejoindre Sozo alors que tout va initialement bien, à l'obstacle d'une montagne dans laquelle va se jouer le dernier acte. Le film est sous le drame assez parlant des relations homme/femme au Japon. Minako malgré son acte d'indépendance du début de film (quitter son époux) cherche immédiatement les bras d'un autre auprès de Sozo, puis se trouve un nouvel époux impotent, avant de s'accrocher désespérément à son amant réticent.

Pour Sozo cette liaison n'est qu'un aparté à ses ambitions professionnelles pour lesquels il ne veut prendre aucun risque. Il est sans doute réellement amoureux, mais à l'image de la composition de plan d'une des dernières scènes (où dans une allée il s'arrête pour laisser Minako le rattraper) ses sentiments ne peuvent passer que par des instants fugaces quand Minako est prête à lui donner sa vie. La passion dévouée, sacrificielle et névrotique s'oppose donc à l'amour pragmatique et cynique. Très intéressant donc mais sacrément désabusé.

Sorti en dvd japonais

dimanche 26 avril 2020

L'Effrontée - Claude Miller (1985)


Charlotte, 13 ans, vit en province avec son père, son frère et Léone, la bonne. Pour elle l'été s'annonce sans intérêt. Un jour, son chemin croise celui de Clara, une jeune pianiste prodige. Cette rencontre va bouleverser sa vie.

Après la lourde logistique du tournage de Mortelle randonnée (1983), Claude Miller souhaite enchaîner avec un projet plus modeste pour son film suivant. Son épouse et collaboratrice Anne Miller l’oriente alors vers la littérature de Carson McCullers dont un élément l’a frappée lors d’une lecture récente. Il s’agit de la description d’un personnage qui, suite à l’invitation de forme d’une star hollywoodienne à laquelle elle avait écrit, se monte la tête et s’affaire en préparatifs pour un futur voyage. Miller intrigué invite donc ses scénaristes Luc Béraud et Bernard Stora à repérer un ouvrage de Carson McCullers susceptible d’être adapté. Ils jetteront leur dévolu sur Frankie Addams qui répond à toutes les attentes de Miller mis se heurteront à une impasse lorsqu’ils chercheront à rencontrer les ayants-droits de Carston McCullers, décédée depuis 1967. Le réalisateur ne démord pas et du coup le film sera un savant mélange d’un premier scénario écrit par Luc Beraud et Bernard Stora, d’un second dû à Claude et Anne Miller qui y inclus nombre d’éléments autobiographique, et enfin de nombreux dialogues et situations piochés dans Frankie Addams.

L’Effrontée constitue le chaînon manquant entre Diabolo Menthe (1977) et La Boum (1980) dans l’adolescence frnçaise filmée. Diabolo Menthe confrontait les préoccupations adolescentes et féministe naissantes à un monde disparu (l’intrigue se déroulant au début des années 60) et pas conditionné pour en tenir compte. La Boum à l’inverse était un film bien de son temps où ces maux adolescents prenaient tout l’espace d’une époque qui avait appris (les travaux de Françoise Dolto entre autre) à s’en préoccuper. L’Effrontée est différent, moins soucieux de son environnement (en terme sociétal du moins) et creusant cet âge ingrat par l’observation d’une mélancolie, d’un manque que l’on ne sait expliquer. C’est le cas de la jeune Charlotte (Charlotte Gainsbourg), à fleur de peau et exaspérée de tout lors de l’été de ses 13 ans. L’ennui provincial ordinaire, le train-train familial, les amis de son âge creux, rien ne trouve grâce aux yeux de notre héroïne aussi agaçante qu’attachante dans ses épisodiques colères. On devine en filigrane que l’absence de mère (morte lorsqu’elle était enfant) occasionne un manque affectif et de modèle féminin, tout comme l’amitié avec la petite voisine Lulu (Julie Glenn) illustre le manque de complice de son âge.

Dès lors Charlotte se projette et fantasme dans ce qui symbolise l’ailleurs idéal pour ses aspirations juvéniles. Ce sera d’abord la vie de rêve du petit prodige du piano Clara (Clothilde Baudon) dont le talent, la présence lumineuse et l’allant contrastent avec les attitudes timorées de Charlotte. Enfin le semblant d’intérêt de Jean (Jean-Philippe Écoffey), jeune ouvrier local et marin à ses heures, la fait se sentir femme avant l’heure. Dans les deux cas elle se heurtera à l’illusion, ou à des expériences pour lesquelles elle n’est pas prête. Charlotte Gainsbourg est une immense révélation, présence frêle, timbre chevrotant, dans un mélange de doutes certains et de détermination sans but. 

La jeune fille sait ce qu’elle ne veut plus, mais pas encore ce à quoi elle aspire et c’est ce contraste qui mène à son inconséquence constante. La mise en scène de Claude Miller, loin de la sophistication de Mortelle Randonnée, se mets entièrement au service des états d’âmes de son héroïne. Elle observe les autres avec envie, curiosité et souhaite susciter le même intérêt, une impossibilité que Miller place dans ce constant jeu regardant/non regardée de sa réalisation, de ses valeurs de plan - le regard justement fuyant de Clara entourée de fans après le concert. C'est à travers ce même regard de Charlotte que Miller fait exister tous les seconds rôles, de la bienveillante et franche du collier Bernadette Lafont au jeune homme séduisant mais inquiétant joué par Jean-Philippe Ecoffey (qui pour le coup regarde Charlotte mais pas avec les sentiments qui conviennent). 

Miller capture sous les cris la vraie affection qui lie les membres de cette famille (très bel scène d’au revoir du grand frère (Simon de La Brosse) partant en vacances), et même à capter certains maux dans le non-dit comme la solitude du père (Raoul Billerey) que Charlotte observe durant son petit déjeuner. L’émotion ténue, fragile et toujours juste fonctionne de bout en bout pour un très beau film. La sortie sera un triomphe commercial et critique (Prix Louis Delluc, César du meilleur espoir et du meilleur second rôle pour Charlotte Gainsbourg et Bernadette Lafont) cependant entaché par le réveil des héritiers de Carson McCullers qui réclameront leur dû – tout se réglera en coulisse sans procès en échange d’une certaine somme. Claude Miller souffrira d’ailleurs d’une presse calomnieuse l’accusant de plagiat, argument stupide puisque adaptation officieuse ou pas c’est bien son travail de réalisateur pour mettre en image cette histoire et diriger ces acteurs qui sont la source de cette réussite. En tout cas la même équipe se retrouvera trois ans plus tard pour La Petite voleuse en forme de revanche à ce succès aigre-doux.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo