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dimanche 24 juillet 2022

Adieu, ma concubine - Ba wang bie ji, Chen Kaige (1993)

Enfants, Douzi et Xiaolou se sont liés d'une amitié particulière à l'école de l'opéra de Pékin. Ils ne se sont jamais quittés, jouant ensemble Adieu ma concubine, célèbre pièce de théâtre évoquant les adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji et le suicide de celle-ci avant que son bien-aimé ne soit défait et tué par Liu Bang, le futur empereur Gaozu qui fonda en -202 la dynastie Han. Dieyi, dont le nom de théâtre est Douzi, éprouve des sentiments pour son partenaire de théâtre Xiaolou, en vain, car ce dernier a épousé Juxian. Désespéré, Dieyi se jette dans les bras d'un mécène, maître Yuan, et sombre dans la drogue. Mais l'amitié et la scène réunissent malgré tout Dieyi et Xiaolou, en dépit des aléas de l'histoire.

Adieu ma concubine est sans doute l'œuvre la plus célèbre de Chen Kaige, celle de l'adoubement international par sa Palme d'or partagée avec La Leçon de piano de Jane Campion. C'est une immense fresque historique et intimiste qui adapte le magnifique roman éponyme de Lilian Lee (qui signe également le scénario). Chen Kaige délaisse l'abstraction trop théorique de son précédent La Vie sur un fil (1991) pour retrouver dans une veine plus spectaculaire et flamboyante les préoccupations de ses premiers films, notamment leur regard acerbe sur la Révolution Culturelle et le communisme. Chen Kaige par quête d'amitié et une volonté de s'inscrire dans un collectif fit parti enfant des gardes rouges, ce qui le conduisit à dénoncer ses propres parents. La culpabilité de son comportement d'alors traverse plusieurs de ses films mais c'est sans doute dans l'histoire d'amitié/amour contrariée et le triangle amoureux de Adieu ma concubine que cet élément ressort le plus. 

Cette facette se marie d'ailleurs parfaitement aux thèmes du roman, et que l'on retrouve dans d'autres ouvrages de Lilian Lee et les nombreuses adaptations qui en découlèrent dans les années 80/90. Lilian Lee raconte souvent des romances contrariées par un contexte historique, mais aussi une fatalité et un mysticisme qui enferme les personnages dans une destinée inéluctable qui les amène à inlassablement rejouer les comportements les menant à leur perte. C'est le cas dans Rouge de Stanley Kwan (1987), Green Snake de Tsui Hark (1993), le méconnu The Reincarnation of Golden Lotus de Clara Law (1989) ou encore The Terracota Warrior de Ching Siu-tung (1989). Tous ces films usent d'un argument fantastique (réincarnation, voyage dans le temps) dont Chen Kaige s'écarte tout en servant le mélo et ce mysticisme particulier à Lilian Lee.

Cette symbolique s'exprime dès la première partie du film, narrant la naissance de l'amitié de Douzi et Xialolu dans leur rude apprentissage au sein de l'opéra de Pékin. En tant qu'orphelins désormais sans attache, ils doivent désormais embrasser pleinement leur art pour se forger une nouvelle identité. Ce renoncement sera tout d'abord physique lorsque Douzi est amputé de la protubérance d'un sixième doigt pour être admis au sein de l'école. La mue sera ensuite psychologique quand Douzi doit endosser le personnage de la concubine Yu Ji de l'opéra classique Adieu ma concubine. Chen Kaige appuie bien plus que dans le livre la difficulté de cette bascule pour un garçon à interpréter un rôle féminin, en jouant de la redite sur une phrase que ne parvient pas à dire Douzi où il affirme explicitement cette identité féminine. Les coups de son maître n'y feront rien, la tirade est constamment mal prononcée jusqu'à une fugue où Douzi assiste à une vraie représentation scénique par des professionnels de Adieu ma concubine

C'est une sorte d'épiphanie décloisonnant l'esprit de l'apprenti acteur qui va désormais pleinement endosser le rôle de Yu Ji. L'expérience a cependant pour effet d'enchevêtrer pour toujours chez Douzi le monde de l'opéra et la réalité. Ainsi le prince Xiang Yu joué par son ami et protecteur Xiaolu devient aussi une véritable obsession amoureuse pour lui. Tout en multipliant les séquences tendres d'amitié enfantine fusionnelle, le film (bien davantage que le livre) reste dans l'ambiguïté pour dire si l'attirance de Douzi n'est qu'une extension du rôle pour lequel il a été conditionné, ou s'il a de réels penchants homosexuels -puisqu'il n'aura aucune attirance pour un autre homme de l'histoire. Certains traumatismes viennent s'y ajouter quand des hommes de pouvoir ne faisant pas non plus cette différence en opéra et réel vont ressentir une attirance dont Douzi fera les frais.

Un des points qui s'avère tour à tour intéressant et décevant par rapport au livre concerne le personnage de Juxian, l'ancienne prostituée qui va épouser Xialolou et provoquer la jalousie de Douzi. On sent clairement que l'histoire a été remodelée pour servir les deux stars du films, Leslie Cheung en Douzi et Gong Li en Juxian. Le scénario se construit entièrement sur leur confrontation, laissant presque en retrait l'amitié Douzi/Xialolu. Le livre reposait sur l'opposition/complémentarité entre la sensibilité, inconséquence et passion "féminine" de Douzi et le caractère protecteur, viril et courageux de Xiaolou qui était un véritable roc à l'écrit, ces traits de caractères servants ou pas leur amitié au gré des moments. Ici Zhang Fengyi qui joue Xialou est bien moins imposant et charismatique, et Chen Kaige met très clairement le personnage moins en valeur. L'ellipse le déleste de ses morceaux de bravoure (la bagarre à un contre dix dans la maison close pour défendre Juxian) et certains ajouts du film le rendent vraiment plus mesquin et lâche - la scène où il gifle Juxian. 

A l'inverse Juxian gagne en importance dans le récit, s'immisçant dans nombre de passage dont elle était absente dans le livre (Xialou et Douzi corrigés adultes par leur ancien maître) et n'est plus seulement la Némésis de Douzi, représentant la séduction et les charmes féminins "réels" que lui ne peut qu'artificiellement reprendre dans le monde de l'opéra. Ainsi le jeu maniéré de Leslie Cheung, la mise en scène de Kaige et la photo de Gu Changwei semblent toujours montrer Douzi comme en représentation, ne distinguant plus dans ses attitudes la fiction du réel. Au contraire Gong Li incarne une conscience naturelle de sa beauté et une profonde assurance à en jouer pour parvenir à ses fins (la manière dont elle convainc Xialou de l'épouser), là aussi transcendée par l'écrin confectionné par Kaige dans le luxe des décors, des costumes appuyant la sensualité de l'actrice. C'est donc davantage un duel plutôt qu'un triangle amoureux auquel on assiste, ce qui peut décevoir le lecteur du livre mais qui en l'état fonctionne parfaitement dans le film.

L'arrière-plan historique de l'occupation japonaise, l'avènement de la République puis la prise de pouvoir communiste et la Révolution Culturelle sert à opposer les archétypes dans lesquels leur "karma" a enfermé les personnages face à un monde en changement perpétuel. Cela leur profite puis leur dessert, les rapproche puis les éloigne, en faisant progressivement les vestiges d'une Chine qui n'est plus. Ils en deviennent des objets de ressentiments pour ceux n'ayant pu trouver leur place dans l'ancien ordre traditionnel, ce qui nous emmène vers une éprouvante dernière partie où ce qu'ils représentent doit tout simplement être détruit, effacé dans l'ordre des choses de la Révolution Culturelle. Même si moins cauchemardesque que dans le livre, les moments oppressants et cruels sont légion, visant moins à dénoncer ce contexte historique qu'à transcender et faire imploser les masques de figures de l'opéra de Xiaolou et Douzi. 

Dans une scène de torture et d'aveux publics, Xialou dans un premier temps retrouve sa place de protecteur, de Prince Xiang Yu cherchant à épargner son ami et à ne pas révéler ses secrets. Au contraire Douzi en amoureuse éperdue et jalouse en voyant Juxiang sur les lieux va déverser tout son fiel sur elle et causer sa perte. Xialou perd alors pied à son tour et va dénoncer son ami tout en reniant sa femme. Le virage des deux personnages représente littéralement l'annihilation de l'ancien monde. Chen Kaige filme ce moment-clé dans une approche sur le vif, où le côté théâtral n'existe plus que par les costumes d'opéra altéré qu'on a forcé les héros à mettre, et par leur jeu outré et précieux qui dénote avec la réalité infernale qui les entoure. Leurs ultimes et tardives retrouvailles scéniques ne peuvent être que leur chant du cygne tragique.

Sorti en bluray et dvd français chez D'vision

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