Au siècle dernier en
Nouvelle-Zélande, Ada, mère d'une fillette de neuf ans, s’apprête à suivre son
nouveau mari au fin fond du bush. Il accepte de transporter tous ses meubles à
l'exception d'un piano qui échoue chez un voisin illettré. Ne pouvant supporter
cette perte, Ada accepte le marché que lui propose ce dernier. Regagner son
piano touche par touche en se soumettant à ses fantaisies.
Troisième film de Jane Campion, La Leçon de piano est le film de la consécration après les promesses
de Sweetie (1989) et Un ange à ma table (1990). Le sujet
trotte dans l’esprit de la réalisatrice pratiquement depuis ses débuts mais ne
s’estimant pas mûre à le mettre en scène, elle signera donc deux premières œuvres
où, si l’on retrouve déjà ses sujets de prédilection (héroïnes marginale,
émancipation et observation du désir féminin) le traitement non conventionnel n’annonce
guère le classicisme de La Leçon de piano.
Grande amatrice de littérature romanesque et gothique anglaise (Les Hauts d Hurlevent d’Emily Brontë,
les œuvres d’Ann Radcliffe), Jane Campion ne voyait pas encore comment inscrire
ces influences dans le contexte de sa Nouvelle-Zélande natale. Au fil des nombreuses
réécritures, elle saura pourtant imprégner son récit d’une force portée par des
paysages néozélandais au pouvoir tout aussi évocateurs que les terres anglaises
et trouvant leur identité propre.
Les émotions des personnages passeront pour le meilleur par
l’expression primitive plutôt que civilisée, le cadre perdu du bush s’y prêtant
parfaitement. C’est là qu’échoue Ada (Holly Hunter), mariée à un homme qu’elle
ne connaît pas, Alistair (Sam Neil). Muette depuis sa plus tendre enfance, Ada
n’a que deux moyens d’expression : Flora (Anna Paquin) sa fillette de neuf
ans et son piano. Flora est sa plus intime complice et son canal de
communication vers les autres ne maitrisant pas le langage des signes tandis
que le piano représente son monde intérieur, le vecteur entier de ses émotions
qui ne peuvent s’exprimer que quand elle s’oublie sur ses touches.
Jane Campion oppose constamment le ressenti et l’expression,
l’âme sauvage et la civilisation pour affirmer les liens se nouant ou s’opposant
entre les protagonistes. En restant toujours à une dimension terre à terre et
pratique pour se rapprocher d’Ada, Alistair ne gagnera jamais le cœur de cet
être à fleur de peau sous la barrière austère de son mutisme. Baines est lui aussi à sa manière isolé de ce monde
civilisé par son illettrisme et se laisse guider par ses émotions au-delà des
conventions. Le récit n’aura de cesse d’opposer son caractère à celui d’Alistair.
Baines vit parmi les maoris, comprend leur langage et culture quand Alistair
restera hermétique à l’attachement qu’ils ont à leur terre qu’il cherchera à
racheter sans succès pour quelques babioles.
Baines effleure instinctivement et
délicatement Ada avec une sensualité primale lors de leurs jeux amoureux,
Alistair demandera maladroitement et timidement un baiser sans obtenir de
réponse. En attente d’un vrai amour réciproque, Baines préfèrera renoncer à une
Ada qui lui reviendra forte d’un désir sincère alors qu’Alistair forcera l’affection
par la violence. Il s’avérera même incapable d’abandon lors d’un possible
rapprochement charnel (le besoin machiste de la dominer prévaut) tandis que
Baines laissera Ada s’abandonner à lui dans une réelle communion érotique.
Les sentiments réprimés passeront toujours par la parole, l’amour
le plus accomplit se fera par le non-dit et l’expression la plus simple. Avant
de rapprocher les corps, Jane Campion égrène cette proximité par les éléments.
Les séquences sur la plage sont fondamentales. Le manque d’intimité et de
communication entre Ada et Alistair se révèle par cette rencontre froide, en
plein jour et à la vue de tous scellée par l’abandon du piano. Lorsqu’Ada et
Baines y retournent, les premières notes jouées amènent un souffle dans la mise
en scène offrant des vues majestueuses et irréelles de ces silhouettes
entourant ce piano face à cette mer agitée et ce sable à perte de vue. Ada ose
s’abandonner, Flora redevient une fillette joueuse et insouciante et Baines
tombe sous le charme. La manifestation de l’âme d’Ada s’exprime par son jeu
envoutant et le frappe en plein cœur, alors que la nuit tombante éveille une
promiscuité qui s’ignore encore entre eux.
Dans l’intimité de la cabane de Baines, l’approche est plus
feutrée. Holly Hunter est aussi troublante que touchante lorsque s’estompent
peu à peu les carcans de son isolation intérieure. Inexpressivité feinte à
chaque touché hasardeux Baines, regard perdu et en attente lorsqu’il cesse, la
séquence constitue une des plus belle illustrations de l’éveil sensuel. L’attitude
timorée et fébrile d’Ada est contrebalancée par la virilité brute d’Harvey
Keitel, puissante sans être oppressante et laissant à notre héroïne le choix d’y
céder sous le rapport de soumission de façade. Pour ces êtres entiers, le jeu
ne peut suffire comme prétexte à s’unir et l’amour réclame un aveu sincère.
Le
piano qui était tout devient sans attrait pour Ada si quand elle s’y installe
les regards chargés de désirs de Baines ne l’accompagnent plus. Ce dernier
dépérit dans sa cabane vide et désormais silencieuse. Les artifices seront
désormais inutiles lorsqu’ils se retrouveront, Jane Campion entrecroisant
agitation des éléments, crudité des ébats et menace du jugement extérieur de la
morale/civilisation (Alistair observant mortifié ce moment) dans un amour qui
ne se cache plus. La musique envoutante de Michael Nyman aura dépeint le crescendo
de ce sentiment avec flamboyance, l’entêtant thème principal prenant des élans
de plus en plus intenses – à saluer le brio de Holly Hunter qui assura
elle-même toute les parties où son personnage jouait à l’écran.
La passion aura éclos de leurs deux solitudes et le drame ne
naîtra plus que des entraves de la malveillance des hommes. La dernière scène
hautement symbolique montrera ainsi une Ada dont la vie ne se raccroche plus à
son piano, mais à celui pour lequel elle désirera toujours en jouer. Le film
sera un triomphe absolu, remportant la Palme d’or à Cannes en 1993 (ex æquo
avec Adieu ma concubine de Chen
Kaige) ainsi que le Prix d’interprétation féminine pour Holly Hunter. Une reconnaissance
poursuivie aux Oscars avec celui du scénario original, de la meilleure actrice
et du meilleur second rôle féminin pour Anna Paquin (ce qui en fera la deuxième
plus jeune lauréate de l’histoire). Il fallait bien cela pour une des plus
belles œuvres romanesques contemporaine.
Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez TF Vidéo
Merci pour cet article sensible et élogieux. "La leçon de piano" est sans doute mon film préféré, celui qui m'a le plus éblouie, sidérée. Et le frisson me parcourt toujours dès la première note, la première image de la bande-annonce. Merveilleuse Anna Paquin, il faut la voir faire la roue avec ses algues-rubans au bout des doigts sur la plage dans sa petite robe blanche, pendant qu'Ada joue du piano. Baines ne se doute pas à quel point il est subtil quand il propose ce troc à Ada, regagner son piano touche après touche. Touche par touche il la révèle à elle-même, à son désir sensuel. Touche contre touche. Comme une citrouille peut devenir carrosse, le piano devient le désir féminin à l'état pur, il s'efface pour se sublimer en désir d'Ada. J'aime beaucoup aussi l'idée que plus rien ne peut empêcher Ada de courir à sa perte, à travers les bois. Cela en fait une héroïne presque durassienne. La trahison-innocence de la petite fille est très bien rendue je trouve, avec ce mélange de boue, on marche dans la boue, les bottines sont maculées de boue, et de pureté (les innocentes petites ailes du costume d'ange de la fillette). Elle aime sa mère plus que tout et la trahit néanmoins.
RépondreSupprimerC'est un film qui vous happe, j'ai dû étouffer un cri au moins à deux reprises (le doigt, la bottine dans la corde enroulée).
Le sourire, joyeux, heureux d'Ada enfin heureuse, est à tomber.
Encore merci et bien à vous, vous me donnez envie de le revoir encore. C'est un film dont on ne se lasse pas, peu importe qu'on connaisse le dénouement !
Quelle merveille !
Bien à vous,
Catherine
Merci pour votre enthousiasme également, nous en avions parlé dans un autre commentaire je me souvenais de votre grande passion pour ce film. Totalement emporté également et comme vous j'aime beaucoup les petites idées poétiques comme la corde enroulant la bottine. Cela emporte totalement par le côté sensoriel, à la fois entre les personnages mais aussi par la puissance des images,l'utilisation du décors naturel. Vu que je suis en plein dedans j'ai également pensé à "L'Amant de Lady Chatterley" par le fait de faire prendre l'initiative à la femme qui doit assumer son désir et aller chercher l'homme. Et effectivement merveilleuse Anna Paquin !
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