Pages

mercredi 31 juillet 2024

Hidden Agenda - Ken Loach (1990)

Paul Sullivan et sa fiancée Ingrid Jessner se rendent à Belfast pour enquêter sur des allégations d'atteinte aux droits de l'homme commises par les forces de sécurité britanniques. Paul est assassiné dans des circonstances mystérieuses et est enregistré en tant que complice de l'IRA. Mais Ingrid et l'enquêteur britannique Paul Kerrigan, mettent en doute les conclusions de l'enquête et viennent à découvrir un complot mettant en cause des personnalités haut placées...

Ken Loach signe un de ses plus brillants et singuliers films avec Hidden Agenda, qui le voit s’essayer au thriller politique. Le film a une approche originale en s’attaquant plutôt versant anglais aux racines et dérives contemporaines du conflit nord-irlandais, baptisé localement The Troubles. Ce parti-pris sera d’ailleurs reproché à Loach avec le véritable scandale médiatique que déclenchera Hidden Agenda, puisque le récit occulte ou biaise le versant criminel et terroriste des exactions de l’IRA. Ken Loach s’inspire de faits réels, et plus précisément le rapport « John Stalker » sur l'Irlande du Nord. John Walker était un célèbre officier de police britannique, spécialiste entre autres des questions de terrorisme. Au début des années 80, il rédigea un sulfureux rapport d’enquête dénonçant une politique meurtrière orchestrée contre des suspects appartenant à l'IRA, et menée de façon "provisoire" par la police royale de l'Ulster. Dans le but d’étouffer l’affaire, Walker fut suspendu de son poste, décision qui fit controverse quand elle fut rendue publique débouchera sur un débat parlementaire houleux le 22 novembre 1986.

Ken Loach part donc de cette base pour développer les ramifications possibles de l’affaire. Le point de départ interpelle d’ailleurs avec le couple d’avocats joué par Brad Dourif et Frances McDormand, venant enquêter les transgressions des droits de l’homme en Irlande (et par extension en Grande-Bretagne) comme ils pourraient le faire dans une contrée supposée plus « arriérée » ou exotique vivant sous la dictature. Les confidences des victimes ouvrant le film nous ramènent cependant vite à la triste réalité des faits. De plus, l’atmosphère oppressante du film appuie de façon explicite cette vérité avec la tension latente qui transparaît par l’omniprésence des troupes militaires anglaises dans les rues. Le danger est également implicite avec une atmosphère de thriller paranoïaque palpable, un sentiment de se sentir constamment épié.

Alors que Paul (Brad Dourif) s’apprêtait à découvrir une face plus trouble du conflit, il est dramatiquement assassiné. L’enquête menée conjointement par Paul (Brian Cox en pendant fictionnel de John Walker) d’Ingrid (Frances McDormand), fiancée endeuillée, s’avère captivante avec les secrets tournant autour d’une mystérieuse cassette. Tout en posant justement cette ce climat anxiogène, Ken Loach ne cède pas tant que cela aux artifices classiques du thriller. L’hostilité et le refus de collaborer du chef de police avec Paul, rend manifeste la complicité de la police que la violence sèche du meurtre laissait comprendre. Les remarquables scènes d’interrogatoires face à des agents et fonctionnaires ordinaires « rouages » plus que complices d’un système débouche sur des aveux rapides. La vérité immédiate d’un assassinat est assumée et les coupables des fusibles sacrifiables, car dissimulant une horreur plus vaste.

L’intrigue rejoint tous les grands combats sociaux de Ken Loach, puisque la répression du gouvernement britannique qu’il soit envers une communauté sociale (les conflits des mineurs des années 70/80) ou un territoire (l’Irlande du nord) se nourrit d’une volonté de profit et de statuquo. Nul besoin de forcer les artifices de suspense quand le sentiment de puissance et d’impunité des coupables très hauts placés s’exprime par le biais des intéressés lors de remarquables scènes de dialogues. La détermination et la nature incorruptible de Paul se heurte à cette fatalité, tandis que l’on devine que les obstacles nombreux se poseront sur le chemin de Ingrid malgré les preuves accumulées. 

C’est tout l’édifice des politiques contemporaines, des circonstances ayant mis au pouvoir un parti et surtout une personnalité controversée (Margaret Thatcher citée ouvertement), qui révèlent un envers monstrueux du gouvernement anglais – représenté par des vieillards cyniques et narquois, ivres de leurs privilèges. C’est captivant et glaçant à la fois, dans une logique dont la conclusion frontale et désabusée n’est pas sans rappeler le Mille milliards de dollars d’Henri Verneuil (1982).

Sorti en bluray français chez Rimini

lundi 29 juillet 2024

L’Empire de la passion - Ai no bōrei, Nagisa Oshima (1978)


 Dans un village isolé, en 1895 pendant l'ère Meiji, Seiki mène auprès de son mari Gisaburo une existence paisible. Mais elle succombe aux avances empressées d'un jeune et beau soldat. Leur passion charnelle les conduira au meurtre de Gisaburo qu'ils jetteront dans un puits. Le fantôme du mort viendra hanter les nuits du couple criminel...

L’Empire de la passion est pour Nagisa Oshima le film « d’après », celui d’après le scandale et succès du sulfureux L’Empire des sens (1976), ballet érotique et morbide restant probablement son film le plus célèbre. Malgré le triomphe international, Oshima doit cependant encore en découdre avec la justice japonaise le temps d’un retentissant procès où il est jugé pour obscénité. L’Empire de la passion s’affirme à la fois comme une réponse, le miroir inversé et le complément de son glorieux prédécesseur. L’inspiration semble en effet proche à première vue, avec comme base un fait divers criminel trouvant ses racines dans une passion amoureuse et érotique fiévreuse. Nagisa Oshima souhaite cependant cette fois offrir une passion tournée vers l’extérieur et aux élans primitifs s’éloignant de la dimension cérébrale, urbaine et intellectuelle du drame charnel qu’était L’Empire des sens. Il va travailler dans un premier sur un autre fait divers datant de 1926, ayant vu un homme nourrir un amour fou pour une femme mariée qui le conduira au suicide après que cette dernière ait regagnée le foyer conjugal et mis fin à leur liaison. Il va interrompre son travail sur ce projet quand il tombera sur le manuscrit d’un roman de l’autrice Itoko Nakamura. L’ouvrage, inspiré de la vie de Takashi Nagatsuka (un des romancier favori d’Oshima), comprend un segment relatant un fait divers rural datant de 1896 qui va stimuler l’imagination d’Oshima et le décider à en faire son film suivant.

Si L’Empire de la passion peut être considéré comme une suite du cycle entamé avec L’Empire des sens, Oshima y recule cependant dans le temps pour articuler une dynamique différente. L’histoire se déroule durant l’ère Meiji (1868-1912), période où les mœurs occidentales gagnent le Japon et l’inscrive progressivement dans la modernité. Pourtant le cadre rural de l’action ne traduit pas ces changements, qui ne s’inviteront que très insidieusement pour empêcher les amours de Toyoji (Tatsuya Fuji) et Seki (Kazuko Yoshiyuki). Celle-ci est mariée à Gisaburo (Takahiro Tamura), modeste conducteur de pousse-pousse, tandis que Toyoji de 26 ans son cadet est un jeune, vigoureux et oisif célibataire. Oshima dépeint le quotidien laborieux et monotone de Seki, seulement illuminé par les visites encore chastes et amicales que lui fait Toyoji. Cette existence est suffisamment terne pour éteindre toute émotion vive au sein du couple légitime. Lorsque Gisaburo constate la nouvelle visite de Toyoji à son épouse, il lui demande d’un air badin et sans une once de jalousie si Toyoji ne serait pas amoureux d’elle. Le malheureux nourrit alors la graine d’un désir refoulé chez Seki, auquel il ne semble plus pouvoir répondre – la scène où il s’endort comme une souche alors que Seki vient s’allonger à ses côtés. Dès les rencontres amicales se font plus ambiguës, les regards plus appuyés, les attitudes plus maniérées, jusqu’à la bascule voyant Toyoji céder à ses pulsions et Seki mollement lui résister avant de succomber à son propre désir. L’actrice Kazuko Yoshiyuki excelle à traduire ce trouble, son visage ayant une expression presque théâtrale lors de son refus initial, avant de tomber le masque dans un spasme et abandonner son corps aux assauts de son amant.

Oshima ne cherche pas à réitérer la provocation de L’Empire des sens lors des séquences charnelles, finalement peu nombreuses et davantage suggestive qu’explicite. Il fait néanmoins ressentir cette notion de possession et de lâcher-prise nourrissant les amants, à travers certaines situations sulfureuse (Toyoji rasant le sexe de Seki) et les risques qu’ils prennent parfois d’être découvert comme lorsque Toyoji va étreindre Seki en pleine rue sous la neige. Alors que le couple revenu de tout de L’Empire des sens s’abandonnait à sa « corrida de l’amour » comme par défi à un ordre moral et politique oppressant dont il avait décidé de ne plus se soucier, les amants de L’Empire de la passion sont différents. Quand le reniement des bonnes mœurs est conscient et rassemble à l’unisson des corps et de l’intellect le couple de L’Empire des sens, le geste de celui de L’Empire de la passion est plus maladroit. Les décisions sont hâtives, pulsionnelles et incohérentes, à commencer par celle de tuer le mari alors que la liaison aurait pu se poursuivre loin des regards. C’est d’ailleurs le regard sidéré de l’époux alors qu’ils l’étranglent mortellement qui va marquer la tournure morbide du récit.

L’équilibre entre cette ère Meiji d’un Japon basculant dans la modernité et les élans ancestraux plus primitifs du pays se ressent dans les différentes façons dont la culpabilité va gagner le couple. Le policier (Takuzo Kawatani) venant enquêter suite à la longue et inexpliquée absence de Gisaburo, ainsi que la rumeur gagnant la population du village, représente le poids de la civilisation et son opprobre morale. Les apparitions progressives du fantôme de Gisaburo expriment une peur et culpabilité intime quand il surgit au-devant de Seki, et la force de la croyance ancestrale quand il va hanter les rêves des habitants du village. Un Shohei Imamura aura souvent filmé ce choc entre les carcans de la civilisation et l’expression sans inhibitions des pulsions et affects dans des cadres plus reculés, avec des œuvres comme La Femme insecte (1963), Profond désir des dieux (1968) ou La Balade de Narayama (1983). En inscrivant L’Empire de la passion dans la tradition du récit de fantôme japonais, Oshima se déleste de la neutralité entomologiste de Imamura pour nous dépeindre un véritable conte moral et tragique.

Le film peut autant être interprété sur une orientation surnaturelle que psychologique. Le fantôme est possiblement une expression du remord rongeant les amants, altérant leur perception et faisant ressurgir leurs peurs enfouies. Cela se ressent notamment par la fâcheuse et irrépressible habitude de Toyoji d’aller jeter des feuilles mortes dans le puits où git le cadavre de sa victime – tout comme le rituel de Seki d’aller acheter à toute heure l’alcool apprécié de son défunt mari. Dans l’idée d’un réel phénomène fantastique, l’absence de rancœur du fantôme et sa manière de répéter les actions quotidiennes de son vivant, obéit totalement à l’interprétation de la nature des yokais japonais. Oshima exprime cette dualité dans son travail sur la couleur, ainsi que le jeu entre l’intérieur et l’extérieur. 

La teinte bleue du visage de Gisaburo jure à chaque apparition avec les cadres intérieurs ternes et austères où il est vu par Seki. Au contraire la colorimétrie des extérieurs est comme « contaminée » par cette teinte bleue, accompagnant la marche nocturne de Seki d’effet vaporeux rendant irréels de véritables environnements naturels. Oshima s’inscrit de façon paradoxale dans cette tradition du film de fantôme japonais façon Kwaidan (Masaki Kobayashi (1964), ce type de production étant essentiellement tournée en studio, espace plus aisément malléable pour les effets visuels. En rendant l’extérieur artificiel et l’intérieur réaliste, il répond aux contradictions du couple hanté dans son intimité et dans sa vie sociale, ne supportant pas le poids de sa transgression morale et criminelle.

D’ailleurs la frénésie sexuelle de Toyoji et Seki s’estompe après la disparition du mari supposée les libérer, le regard du fantôme tout comme la vindicte publique les empêchant de céder - à la proximité constante en huis-clos des corps de L'Empire des sens répond la distance forcée de ceux de L'Empire de la passion. Ils n’assument pas non plus une destinée d’amants maudits, s’accrochant à la vie tout en courant à leur perte. Piégé entre deux époques, entre des manières de penser contradictoire, ils ne savent pas contre quoi éventuellement se rebeller, et finiront logiquement rattrapé par la justice, qu’elle soit celle des hommes ou de l’au-delà. 

Sorti en blu(ray français chez Carlotta

dimanche 28 juillet 2024

Hellraiser: Bloodline - Kevin Yagher (1996)


 2127 : dans une cité de l'espace, le Dr. Merchant affronte Pinhead, le démon à la tête semée d'épingles... Ce combat est la dernière phase d'une lutte qui remonte à bien des années auparavant...

Hellraiser : Bloodline marque un quasi-point final pour la franchise puisque ce quatrième volet sera le dernier à sortir en salle avant des suites médiocres produites au rabais pour le marché vidéo. Clive Barker a aussi pour la dernière fois une relative main créative puisqu’il va orienter l’histoire avec Peter Atkins (scénariste de Hellraiser 2 et Hellraiser 3) sur des terrains inédits après le poussif film précédent. Hellraiser 3 se terminait sur l’image d’une galerie d’art inondé de reproduction gigantesque de la boite. Cette image marquante imprègne l’orientation du récit en faisant de l’artiste en question, John Merchant (Bruce Ramsay), l’héritier d’une lignée d’artistes à l’origine de la création de la boite. Le récit ambitieux se déroule ainsi sur trois temporalités, le passé nous dépeignant l’origine de l’arrivée des Cénobites au 18e siècle, le présent où Pinhead vient hanter John Merchant pour qu’il étende les pouvoirs de la boite, puis le futur lorsque l’ultime descendant des Merchant défie Pinhead dans une station spatiale pour ce qui doit être leur dernier affrontement.

Ce parti-pris renouvèle totalement la dynamique de la saga mais, cet effort sera gâché par les problèmes de production. Comme Hellraiser 3, le film est en partie pris en main par Dimension Films, branche consacrée aux films d’horreur de Miramax, la compagnie des frères Weinstein. Après avoir pourtant initialement validé le scénario, les Weinstein sont horrifié par le premier montage de Kevin Yagher, maquilleur de génie (notamment sur les sagas Freddy et Chucky) qui débutait là à la réalisation. La construction narrative est dénaturée par les multiples remontages, les interactions entre les personnages deviennent confuses après les nombreux reshoots (la relation Angélique/Pinhead revêt plus de tension érotique alors qu’ils étaient rivaux et ennemis) tandis que les transitions entre les époques se font abruptes et maladroites. Kevin Yagher jette l’éponge et laisse la place à Joe Chappelle qui se chargera de tourner les scènes supplémentaires répondant aux désirs des Weinstein. Face au résultat final (ne durant que 82 minutes), Kevin Yagher demandera à retirer son nom du générique et signera Alan Smithee.

Malgré ce massacre, le film a de vrais beaux restes qui font grandement regretter la réussite que cela aurait pu être. Formellement tout d’abord, les différentes temporalités amènent une atmosphère inventive et vénéneuse. Le climat décadent du 18e siècle se marie parfaitement aux incursions de magie noire, la photo instaurant une imagerie baroque et paillarde. La première apparition de Pinhead au présent est un mariage parfait du mystère menaçant de Hellraiser et de la grandiloquence glaçante de Hellraiser 2. La photo de Gerry Lively magnifie totalement la silhouette sinistre de Pinhead, notamment dans les espaces froids de du vaisseau spatial de la partie futuriste, le tout lorgnant sur le mélange de gothique et de SF exploré dans le Alien de Ridley Scott (1979.

Le personnage d’Angélique (Valentina Vargas) est un beau gâchis tant il semblait explorer des aspects différents des Cénobites, mais son look est un des plus mémorables de la saga. Enfin, après le grand-guignol inoffensif de Hellraiser 3, la vraie perversion est de retour avec son lot de mises à mort inventives, ses déformations et mutilations corporelles improbables convoquant des visions grotesques et innommables à la Jérôme Bosch. 

Les qualités sont donc là, mais desservies par un récit boiteux et maladroit, alors que la direction prise était la bonne pour donner un nouveau souffle à la franchise. Malgré le résultat très mitigé, c’est un film méritant le coup d’œil avant de fuir les trop (sept films de plus sortis 2000, 2002, 2005, 2011 et 2018, ainsi qu’un remake en 2022) nombreuses suites qui terniront l’aura de Hellraiser.

Sorti en bluray français chez L'Atelier d'image

jeudi 25 juillet 2024

Violent Panic: The Big Crash - Bôsô panikku: Daigekitotsu, Kinji Fukasaku (1976)


Takashi et Mitsuo sont braqueurs de banque. Ils préparent un dernier coup avant de s'enfuir au Brésil. Mais la police les guette, Takashi croise la belle Miki, et les choses ne tourneront pas comme prévu.

Violent Panic : The Big Crash est une œuvre jetant un pont entre le passé cinématographique et le présent social japonais. Le film renoue en effet avec une tradition du film noir local des années 50/60 qui, se calquant sur le polar américain, produisit plusieurs films de casse et de gangsters. Ce courant précédait le courant plus spécifiquement japonais du ninkyo-eiga des années 60, mettant en scène les yakuzas et célébrant leur code d’honneur en en faisant des figures chevaleresques. Kinji Fukasaku à ses débuts a œuvré (entre autres) dans ces deux genres en exécutant des films de commandes durant les années 60, avant d’imposer un style et des thèmes plus personnels durant les années 70 avec une série de films de yakuzas remettant complètement en question l’imagerie noble des ninkyo-eiga - la saga Combats sans code d’honneur, Guerre des gangs à Okinawa (1971),  Okita le pourfendeur (1972), Le Cimetière de la morale (1975) entre autres.Violent Panic effectue ainsi une sorte de retour aux sources avec son postulat de film de casse, tandis que la mise en scène chaotique de Fukasaku est à l’inverse davantage héritière de l’esthétique développée dans les années 70.

Le contexte social est également fondamental. En cette fin des années 70, le Japon s’installe dans une pure logique de société de consommation et s’éloigne de la profonde agitation politique marquée par les coups d’éclat de L'Armée rouge japonaise. Ce tumulte se reflétait logiquement dans les films (de la même manière que les poliziottesco produit dans l’Italie subissant les attentats des Brigades Rouges) et dans Violent Panic, Fukasaku confronte en quelque sorte cette transition. Le héros Takashi (Tsunehiko Watase) suit un objectif d’enrichissement rapide purement individualiste par le prisme du hold-up, et finalement presque tous les protagonistes suivent à leur manière cette logique égoïste et capitaliste.

C’est le fil conducteur de personnages parfois très secondaires à l’intrigue principale mais qui la rejoigne par ce biais idéologique. Un jeune garagiste s’extasie et mutile la voiture de luxe d’un de ses clients, ce dernier se venge en abusant sexuellement du jeune homme, des policiers couchent ensemble et se trompent mutuellement. Le profit et le plaisir immédiat sans précaution pour l’autre unissent tous les personnages, du bon ou du mauvais côté de la loi, notamment le frère de l’ancien acolyte de Takashi qui va le traquer impitoyablement pour avoir lui aussi sa part du gâteau.

Sous son côté froid et taciturne, Takashi a cependant une faille avec la belle et imprévisible Miki (Miki Sugimoto). Au premier abord, elle semble aussi creuse et superficielle que les autres en s’attachant au matériel (le vol du manteau de fourrure) mais, touchée par la bienveillance de Takashi sous ses airs bourrus, elle décide de ne plus le quitter. On oscille ainsi entre la cavale en couple et la cohabitation forcée dans leur relation, Takashi n’osant jamais suffisamment éteindre son humanité pour laisser Miki derrière lui sans un regard. Les situations rocambolesques les séparent puis les réunissent tout au long du récit, jusqu’à ce que Takashi accepte ses sentiments et décide de poursuivre sa route avec elle. Miki Sugimoto, plus habituée aux rôles d’adolescentes sexy et dure à cuire dans les films Sukeban de la Toei, est ici surprenant en pure créature aimante et vulnérable. Elle dépasse son emploi de corps désirable et menaçant pour s’avérer très touchante.

Tous ces éléments en germe culminent et aboutissent de façon purement formelle dans les sidérantes vingt dernières minutes du film. Dans une longue et apocalyptique course poursuite en voiture, les motivations des multiples poursuivants diffèrent. Il y a ceux visant cet objectif matérialiste et individualiste reposant sur le capitalisme : le policier visant une promotion, le frère du complice de Takashi courant après le butin, les automobilistes furieux de voir leurs véhicules endommagés. Et en tête du peloton, Takashi et Miki oubliant la logique pécuniaire pour simplement espérer s’en sortir ensemble. 

Rien n’est explicité par le dialogue mais le chaos des images est parlant dans une séquence tout simple stupéfiante où le style chaotique de Fukasaku étincelle. Caméra à l’épaule, montage heurté, vision intérieure ou extérieure des véhicules naviguant entre zooms agressifs et plans d’ensemble dantesque, c’est un festival de tôle froissée spectaculaire. La pyrotechnie sert cependant un propos, pas très éloigné de Le Grand embouteillage de Luigi Comencini (1979) mais en étonnamment moins nihiliste et désabusé sur la nature humaine. Si l’épilogue nous apprend que Takashi poursuit ses activités de braqueur, on devine que l’appât du gain est aussi stimulant que le fait de mener cette vie avec l’élue de son cœur. 

Sorti en bluray français chez Roboto Films