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vendredi 22 novembre 2024

Fireflies in the North - Kita no hotaru, Hideo Gosha (1984)


 Situé dans le désert glacial d'Hokkaido pendant les premiers jours de l'ère Meiji, où le directeur brutal de la prison de Kabato terrorise les condamnés aux travaux forcés pour construire les routes nécessaires à l'ouverture du territoire.

Fireflies in the North est pour Hideo Gosha une œuvre qui s’insère entre sa trilogie d’adaptation de Tomiko Miyao (Dans l’ombre du loup (1982), Yohkiroh, le royaume des geishas (1983), La Proie del’homme (1985) et plus globalement son observation de la figure de la geisha – auquel s’ajoutera Tokyo Bordello (1987 qui n’est pas une adaptation de Tomiko Miyao. Fireflies in the North se rapproche en partie de ces films en retrouvant des héroïnes sacrificielles, mais creuse plus loin à travers ce portrait du Japon au début de l’ère Meiji, par le prisme de la rugueuse région d’Hokkaido.

Le récit se situe en 1881,13 ans après l’avènement de l’ère Meiji. Celle-ci a sonné la fin du shogunat Tokugawa et fait entrer (en partie par la contrainte des occidentaux) le Japon dans l’ère moderne. Cette volonté de modernité passe par l’aptitude à dompter et exploiter industriellement toutes les ressources du pays, y compris dans les régions au climat hostile comme Hokkaido. La construction de la prison de Kabato va servir à accélérer le processus, les prisonniers y séjournant devant en guise de travaux forcés construire les futures routes de transport sous un froid polaire. Gosha dépeint ce microcosme et cette ville implantée au sein d’un désert de glace.

L’ensemble des protagonistes se situe au carrefour des mues sociétales et politiques du Japon d’alors. Takeshi Tsukigata (Tatsuya Nakadai) a en quelque sorte cassé le modèle héréditaire et pyramidal des Tokugawa pour être nommé directeur de la prison malgré ses origines modestes. Ses mérites militaires et ses démonstrations de virilité toute puissante semblent lui avoir valut cette place, qu’il justifie en dirigeant les lieux d’une main de fer. Les prisonniers sont pour la plupart des dissidents et chantre du régime Tokugawa, l’ironie les amenant à construire les fondations du gouvernement qu’ils ont combattu.

Cela amène d’ailleurs des confrontations ambiguës puisque parmi les gardiens de prisons et seconds du directeur se trouvent être des anciens membres et pontes des Tokugawa – le scénario introduit même une vraie figure historique avec Nagakura Shinpachi, ancien capitaine du shisengumi qui fut effectivement instructeur de kendo dans une prison à Hokkaido. Ils apparaissent aux yeux des prisonniers comme des traitres à la cause, certains ayant fait leur choix par ambition ou (comme certaines péripéties le montreront) pour infiltrer l’ennemi de l’intérieur. Dès lors les anciens réflexes de mépris de classe peuvent inopinément ressurgir comme lorsqu’un second va ouvertement mépriser Tsukigata durant une exécution, car humilié d’être incapable d’utiliser correctement son sabre.

 Le maillon le plus faible de la chaîne s’avère malheureusement les femmes dans ce cadre, et à double titre. C’est tout d’abord par la maison close avoisinant la prison, et par l’identité des prostituées qui sont les amantes et épouses des prisonniers dont elles ont décidé de se rapprocher géographiquement par ce moyen. Là encore les intentions s’avéreront plus troubles et motivées par de possibles tentatives d’évasion. Gosha va patiemment dérégler cette hiérarchie et rendre les personnages moins schématiques par sa caractérisation. Tsukigata sous ses airs de tyran indestructible semble ainsi, malgré une ambition évidente, animé d’une vraie foi dans sa mission de civiliser Hokkaido. 

Presque trop efficace dans sa tâche, la réussite s’apprête à lui être volée avec la nomination d’un nouveau directeur plus « présentable » par son statut social (Tetsuro Tamba). Les carcans s’avèrent tout aussi poreux à travers la romance naissante avec Yuya (Shima Iwashita), geisha en mission pour sauver son homme mais progressivement troublée par la conviction de Tsukigata. Tous les protagonistes se révèlent obsessionnels et obtus dans leurs desseins sentimentaux, politiques, professionnels jusqu’au point de non-retour.

Gosha alterne entre un filmage en studio et extérieurs saisissants dans les paysages enneigés d’Hokkaido. Dans un premier temps, les scènes d’intérieurs rejouent la hiérarchie du système dans les cadrages, compositions de plan et tenues vestimentaires. Plus les tenues sont sombres et masquent le corps des protagonistes (et par conséquent les protègent du froid), plus ils s’affirment en temps que dominées. Les couleurs reviennent aux kimonos et laissent entrevoir la pâleur de leur peau, le contour de leurs formes, tandis que les uniformes orangés et dépenaillés des prisonniers les placent au bas de l’échelle, exposés au froid ainsi qu’au fouet lors des travaux extérieurs ou grelottant dans l’exiguïté de leur cellule insalubre. 

Plus le blanc des plaines glacées domine l’image, plus les flocons de neiges obscurcissent l’écran et plus les strates initiales vont s’effriter. Tsukigata a beau plastronner devant la marche forcée des prisonniers, nous savons qu’il est désormais diminué. Plus tard la révolte sonnera par une jeune geisha offerte au plus offrant, mais à la détermination sans faille et au désir brûlant. Le froid pénétrant et les grands espaces immaculés troublent les repères géographiques, sociaux et moraux pour une remise en cause du système qui n’aura lieu qu’en apparence après que l’errance aura ramené les personnages sur leurs pas. La révolution sera avant tout intérieure, mais les grandes injustices demeurent, même dans la modernité de l’ère Meiji. Un nouvel opus captivant et puissant d’Hideo Gosha.

mercredi 20 novembre 2024

Brève histoire d'amour - Krótki film o miłości, Krzysztof Kieślowski (1988)

Tomek, 19 ans, épie de la fenêtre de son appartement Magda, femme d'une trentaine d'années, qui habite l'immeuble d'en face. Pour attirer son attention, il lui passe des coups de téléphone anonymes et lui envoie, du bureau de poste où il travaille, des convocations sans motifs. Il se décide enfin à l'aborder, et lui avoue qu'il l'observe depuis des mois.

Le cycle Le Décalogue (série de téléfilms se référant chacun sur un thème autour des Dix Commandements) valut à Krzysztof Kieslowski une reconnaissance critique immense, à l’international davantage même qu’en Pologne. C’est cette réussite qui allait mettre en orbite le réalisateur pour les grandes réussites et succès à venir, porté par des castings internationaux, avec La Double vie de Véronique (1991) et la trilogie Bleu (1993), Blanc (1994), Rouge (1994). Avant de s’attaquer à ses projets ambitieux, Kieslowski va capitaliser sur le succès de Le Décalogue et offrir des versions longues destinées au cinéma (les téléfilms initiaux duraient moins d’une heure) avec Tu ne tueras point (1988) et Brève histoire d’amour (1988). Ce dernier est donc le prolongement de Tu ne seras pas luxurieux, sixième volet du Décalogue.

Brève histoire d’amour est autant une variation qu’un prolongement du récit initial, dont il s’avère un pendant moins désespéré. Le postulat rappelle forcément Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1954) avec ce jeune homme, Tomek (Olaf Lubaszenko), épiant au télescope l’appartement de Magda (Grażyna Szapołowska), femme adulte vivant dans l’immeuble d’en face. Malgré les situations intimes qu’il saisit (Magda se baladant en sous-vêtements, ses coucheries avec des amants de passages), ce voyeurisme ne repose guère sur une veine sexuelle et voyeuriste. La petite vie Magda constitue un rayon de soleil dans le quotidien terne et solitaire de Tomek, qui en fait un rendez-vous attendu de ses fins de journée. C’est un élément travaillé par Kieslowski, jouant des lampadaires extérieurs pour illuminer le visage de Tomek lorsqu’il épie Magda l’œil dans son télescope, et par le contrepoint qu’offre sa modeste et triste chambre face à l’agitation d’en face. Bientôt ces entrevues distancées ne suffiront plus, et Tomek va provoquer des « rencontres » plus directes et s’immiscer dans la vie de Magda par divers procédés discutables. Kieslowski fait de nouveau dans le contrepied et, au thriller attendu il y aura au contraire une prise de contact surprenante de Tomek avec son aimée. 

L’imprévisibilité du récit repose sur le mal-être commun des deux personnages. On a seulement pu l’observer de loin pour Magda, mais sa réaction passant de la surprise horrifiée crédible à une forme de curiosité voire de séduction trahit cela. La candeur désarmante de Tomek le rend inoffensif et presque attachant, mais une nouvelle fois ce voyeurisme désormais connu des deux côtés ne débouche pas sur la situation érotique attendue. Il y a une complicité factice se jouant dans le vis-à-vis des fenêtres à travers les provocations de Magda, ainsi que dans sa façon de troubler par le geste et le regard un Tomek empoté lorsqu’ils se côtoient réellement. Habituée à être malmenée par les hommes, Magda trouve une victime consentante en Tomek incapable de gérer ses moqueries. Un évènement tragique va pourtant renverser la dynamique des deux protagonistes.

Kieslowski opère un fascinant transfert qui opère dans les situations et motifs formels quand l’épiée Magda devient la voyeuse à son tour. Est-ce le remord ou la naissance d’un sentiment amoureux qui l’anime, la question reste en suspens. Alors que les bribes de la personnalité de Magda se devinaient par les bribes de vie volée par Tomek, le rapport change et approfondit paradoxalement par son absence l’esseulement et la solitude de ce dernier. Kieslowski nous avait préparé à cela par une forme d’étape intermédiaire lorsque la propriétaire (Stefania Iwinska) de Tomek avait le temps d’une scène observé l’appartement de Magda où se trouvait alors Tomek. Bienveillance, jalousie (malgré la différence d’âge significative), inquiétude, le geste ambigu participe à ce panorama de la solitude urbaine et existentielle. Kieslowski est ici à une étape intermédiaire de son œuvre, entre l’austérité des débuts irriguant encore Le Décalogue et la poésie visuelle qui soulèvera les moments de grâce de La Double vie de Véronique et la trilogie Bleu, Blanc, Rouge. A la sinistrose urbaine (administration, magasins, ruelles et HLM lugubres) dominante cède dont une véritable poésie fugace, notamment par l’idée évoquée plus haut d’illuminer le visage de Tomek lorsqu’il épie Magda. 

Le fait que la stylisation intervienne précisément sur ce genre de scène n’est pas anodin. Tomek est paradoxalement heureux dans sa situation de voyeur, et ne sombre que quand il se heurtera aux limites (et à son manque d’expérience) lors d’une vraie rencontre. Magda se fait cruelle et railleuse jusqu’à ce que la séparation houleuse avec Tomek éveille en elle remord, inquiétude et un possible sentiment amoureux. En somme, l’espérance, l’attente et le regard à distance apparaît comme une expérience plus sereine de la romance. Tant que l’on est dans le fantasme, impossible d’être blessé. Kieslowski avait opté pour une conclusion plus rugueuse et désabusée dans la version téléfilm. Son actrice Grażyna Szapołowska lui fit remarquer qu’il se jouait malgré tout quelque chose de beau dans cette relation, et l’incita à donner une fin plus heureuse au long-métrage. On peut considérer que la teneur romantique du récit dépassa le réalisateur - qui y voyait quelque chose de plus désespéré – par les réactions du public, et l’influença peut-être justement dans la veine plus romanesque présente dès La Double vie de Véronique.

La magnifique scène finale adoube ainsi le renversement entre Tomek et Magda, cette dernière prenant le « poste » de son voyeur pour observer son propre appartement. Là, elle sera spectatrice de ce qui aurait pu être, revoyant un moment de détresse passé pour lequel cette fois elle bénéficie d’un réconfort inattendu. Cette fin repose-t-elle sur le seul regret ou la promesse de plus beaux lendemains ? C’est ce doute qui fait toute la beauté de Brève histoire d’amour.

Sorti en dvd zone 2 français chez MK2

lundi 18 novembre 2024

Snow Woman - Kaidan Yukijorō, Tokuzô Tanaka (1968)

Alors qu'ils font étape durant une tempête de neige, un jeune sculpteur et son maître rencontrent la femme des neiges. L'esprit épargnera le jeune apprenti, à condition qu'il n'évoque à quiconque leur rencontre.

Snow Woman est l’adaptation libre du conte traditionnel japonais Yuki-onna, évoquant le yokai de La Femme des neiges. Le film de Tokuzo Tanaka s’inscrit dans le courant des relectures montrant ce yokai comme une figure tragique, mais jusqu’au 18e siècle on l’associait davantage à un être inquiétant et cruel, une émanation hivernale du vampire aspirant l’énergie vitale des victimes ayant eut le malheur de croiser sa route. Le célèbre ouvrage Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges de Lafcadio Hearn va contribuer à auréoler la Femme des neiges d’une aura plus dramatique et compassionnelle qui demeure encore aujourd’hui. Les adaptations cinématographiques du conte iront souvent dans cette direction, notamment dans la seconde histoire de Kwaidan de Masaki Kobyashi (1964) d’après le livre de Lafcadio Hearn, et même certaines relectures de la pop culture comme le personnage de Yukina dans le manga/animé Yu Yu Hakusho de Yoshihiro Togashi.

Snow Woman est totalement dans cette lignée et ses ajouts à la trame du conte (qu’il suit assez fidèlement) sont essentiellement là afin d’accentuer la dimension mélodramatique du récit. L’histoire s’équilibre ainsi dans un souffle de terreur et de passion dès les premiers instants. La scène d’ouverture voyant Yosaku (Akira Ishihama) assister impuissant à la mort de son maître sous l’étreinte glaçante de la Femme des neiges (Shiho Fujimura) pose immédiatement une saisissante atmosphère. L’enfer blanc d’une tempête de neige (précédé d’une inquiétante introduction en voix-off) force les voyageurs à se réfugier dans une cabane, lieu propice à être piégé par le yokai. L’introduction du spectre joue sur toute la gamme de la frayeur avec inventivité. Bande-sonore progressivement envahie par les bruits de vent et de flocons, faux-raccords illustrant la nature « autre » de l’intruse dans ses déplacement glissants et hiératiques, tandis que les effets spéciaux instaurent un onirisme faisant du lieu un espace hors du temps. Le contraste entre la tenue immaculée et le visage blafard du yokai avec ce regard jaune démoniaque est introduit avec des gros plans sidérants et la gamme chromatique bleu-nuit de la photo de Chikashi Makiura. Ce dosage subtil de chaque effet permet ainsi de distinguer le regard bel et bien amoureux de la Femme des neiges alors qu’elle fait promettre à un Yosaku terrorisé de ne jamais raconter à quiconque leur rencontre. 

Le scénario intègre ensuite au conte original des éléments de drame féodal et d’éléments mystique visant à mettre les sentiments à l’épreuve. La femme des neiges finit par se rapprocher de Yusaku sous l’apparence humaine de Yuki (terme signifiant neige en japonais) et va devenir sa femme ainsi que la mère de leur enfant. Le manichéisme avait été mit à mal par l’introduction, l’instinct de la Femme des neiges se disputant à sa clémence avec la naissance du sentiment amoureux. Tout le récit va creuser cette porosité émotionnelle dans le fond et la forme. Les figures d’autorités, officielles avec l’intendant (Masao Shimizu), et spirituelle pour la prêtresse (Sen Hara), représentent ce manichéisme humain dans le rapport qu’ils entretiendront avec Yuki. L’intendant cherche à posséder par de vils procédés cette femme dont la beauté le trouble, la prêtresse ayant décelé le yokai sous l’humaine ne souhaite que le détruire. Tokuzo Tanaka, autant rompu au drame historique qu’au fantastique (ces débuts d’assistant réalisateur auprès de de Kurosawa ou Mizoguchi sur Rashomon, Les Conte de la lune vague après la pluie, L’Intendant Sansho) fait montre d’une remarquable sobriété pour capturer les tourments de cœur de Yuki tandis que l’expérimentation s’invite face aux attaques d’exorcismes – belle idée que cette eau sacrée dont les gouttes fendant les ténèbres telles des braises.

Le réalisateur façonne une sorte de réalité alternative rêvée saisissant le bonheur familial de Yosaku et Yuki dans des plans d’ensemble saisissant leur déambulations pastorale radieuses. L’origine surnaturelle de Yuki vient s’immiscer le temps d’une comptine enfantine apprise par leur fils Taro, ou lorsque l’image semble marquée d’un trouble indicible quand Yosaku observe son épouse de loin. Les compositions de plan semblent inviter une anomalie invisible dans les lents travellings faisant dérouler l’image comme des emakis, ces rouleaux illustrés via lesquels étaient narrés les contes et récit traditionnels japonais. La distance et mise en abyme s’invite donc au cœur de ce bonheur pur en signaler la nature éphémère.

Yuki par sa dévotion humaine et sa nature surnaturelle représente les deux points de force de l’histoire et son équilibre. C’est un être dénué de binarité primitive et qui souffre de cette hauteur d’esprit, vulnérable lorsque sa part humaine domine par l’attrait qu’elle provoque, et affaibli en tirant son énergie de yokai pour faire le bien. L’actrice Shiho Fujimura passe d’une teinte de peau presque translucide et cadavérique à des couleurs pleines et sensuelles comme pour exprimer cette dualité - une simple variation de lumière pouvant faire passer son expression de la douceur à la menace sourde. La somptueuse scène de guérison d’une fillette joue des mêmes effets de transparences et de bascule des décors, niveau de réalité, qu’au début du film mais cette fois au service d’une bonne action. C’est donc bien la cruauté et la faiblesse des hommes qui pousse au retour de l’incarnation de la Femme des neiges sous son jour le plus impitoyable dans un moment d’épouvante vengeresse grandiose. La neige et la glace ne sont qu’une manifestation du frisson de la peur chez la victime, et de l’évaporation des sentiments nobles chez Yuki altérant l’espace pour frapper de son courroux.

La sous-intrigue de la statue de la déesse Kannon que doit sculpter Yosaku sert en quelque sorte de pont physique et émotionnel entre les niveaux de réalité. L’amour que l’on refuse à Yuki d’exprimer dans le monde humain, ne pourra être figé que dans l’expression de du visage de la statue achevée. Tokuzo Tanaka n’a pourtant nul besoin de nous montrer cet objet, la désolation du paysage enneigé dans lequel disparaît progressivement la silhouette de Yuki suffit à nous faire ressentir la détresse du yokai condamné à la solitude.

Sorti en bluray français chez Roboto

dimanche 17 novembre 2024

La Nuit où mon destin s'est joué - The Night My Number Came Up, Leslie Norman (1955)


 Au cours d’une escale aérienne entre Hong Kong et le Japon, le colonel Lindsay raconte son rêve de la nuit précédente : son avion était pris dans une tempête et s’écrasait. Peu à peu, tous réalisent qu’ils sont en train de vivre la même histoire. Le destin de l’avion va-t-il dépendre du cauchemar prophétique… ?

The Night My number Came Up est une des dernières “authentiques” productions Ealing, puisque tournée dans les studios situés dans le quartier londonien éponyme ayant valu son nom à la firme. Les studios furent rachetés en 1955 par la BBC pour y filmer des séries télévisées et les films Ealing furent produits aux studio MGM d'Elstree avant que la firme cesse son activité deux ans plus tard. Les meilleurs films Ealing de l’âge d’or des années 40/50 jouent grandement sur une tonalité de « comédie humaine » au sein de laquelle le curseur s’accentue au choix vers l’ironie et l’humour tendre, ou une vraie forme de noirceur, parfois un subtil entre-deux. Si une ironie subtile baigne le film, le ton verse davantage vers le côté sombre avec le récit à suspense de The Night My Number Came Up. On retrouve là l’observation subtile d’un microcosme confronté à une situation extraordinaire, argument exploité chez Ealing dans une pure veine réaliste dans Went th Day Well d’Alberto Cavalcanti (1942), ou plongeant dans le fantastique avec L'Auberge fantôme (1944) et They came to a city (1944) de Basil Dearden. Le postulat préfigurant un peu la teneur de certains épisodes de La Quatrième dimension, place aussi le film dans le sillage du célèbre A cœur de la nuit (1945), film à sketches reposant sur le pur suspense surnaturel.

L’idée du film naît de l’expérience étrange de Victor Goddard, officier de la Royal Air Force qui, lors d’un vol d’inspection en 1935, eut la vision des contours de l’aérodrome désaffecté de Drem (en Ecosse) tel qu’il serait après sa rénovation en 1939, avions modernes et nouveaux uniformes inclus. Il rapportera l’expérience en 1951 après sa retraite dans son livre Flight Toward Reality, et cela fera l’objet d’un article dans le Saturday Evening Post la même année. C’est sur ce dernier que va tomber Leslie Norman qui, désormais producteur après être entré à Ealing comme monteur, y décèle le sujet de son possible premier long-métrage. Michael Balcon, patron du studio, en confie le scénario à R. C. Sherriff et le film entrera rapidement en production.

Le script conserve l’argument de la vision prémonitoire et du cadre de l’aviation, pour emmener dans un mélange de suspense et de drame le récit vers cette notion de comédie humaine. Lors d’une escale à Hong Kong avant un vol vers Tokyo, le groupe de futurs passagers est informé par le colonel Lindsay (Michael Hordern) du rêve de celui-ci où il les voyait en proie aux difficultés durant le voyage. La vision semble nette au niveau des détails comme le nombre de passagers, le modèle d’avion et l’issue fatale. D’abord prise sur le ton de l’humour, la prémonition va dangereusement prendre forme avant et durant le voyage en faisant correspondre des détails qui ne correspondait pas initialement. Leslie Norman applique en premier lieu une implacable recette hitchcockienne pour construire la tension, à savoir la montée du malaise plutôt que le twist. La narration en flashback nous informe que pour l’essentiel, les contours du rêve se sont bien réalisés. Le suspense ne repose donc pas sur la réalité de la prémonition mais sur l’exactitude de sa réalisation, et surtout sur les réactions que cette hypothétique épée de Damoclès génère chez les personnages.

Le cadre étranger et plus spécifiquement colonial de Hong Kong conforte ce microcosme anglais dans ses certitudes et son sentiment de supériorité. Robertson (Alexander Knox), l’un de ceux qui sera les plus liquéfié par la peur ensuite, va se moquer initialement des Chinois et de leurs rites superstitieux en début de films. Le doute et la peur se diffusent tel un virus au fur et à mesure que les « coïncidences » font s’emboiter le rêve et la réalité, ce que Norman capture dans un habile mélange de retenue et d’emphase. Cela se joue dans l’étude de caractères, que ce soit dans le rationalisme trop forcé pour être honnête de Hardie (Michael Redgrave), les silences angoissés de Mackenzie (Denholm Elliott). Le « savoir » de la fatalité future semble être une malédiction propre à stimuler les actions susceptibles de provoquer la catastrophe annoncée, par maladresse ou forfanterie. Un rebondissement laissera croire que le groupe est tiré d’affaire, avant que les pièces du puzzle ne s’agencent à nouveaux.

Leslie Norman, oscille entre les espaces clos (l’avion en majorité) réunissant le groupe où la peur se diffuse de l’un à l’autre par une caméra et un montage fluide, et les moments plus intimistes durant lesquels il st permit de douloureusement exprimer sa terreur. Le collectif n’est pas un soutien, mais un cadre dans lequel on craint de perdre la face et la rationalité de l’occidental (et de surcroît l’Anglais) civilisé l’invite à faire face à ce danger à la fois si flou et concret. La dernière partie accompagnant le vol montre ce virus de la peur s’étendre au décor lui-même, comme si après avoir contaminé les passagers ils pouvaient désormais déborder sur l’avion afin matérialiser le sentiment de terreur en évènements explicites. Norman joue de cette progression par un travail anxiogène sur la bande-son et des visions de cette propagations (le vol en altitude congelant progressivement l’avion), les sueurs froides de l’humain (le pilote aux décisions moins assurées une fois mis au courant du rêve prémonitoire) trouvant leur extension sur la carlingue de l’avion désormais si vulnérable. 

The Night My Number Came Up sort en salle le 22 mars 1955, soit un mois avant Out of the Clouds de Basil Dearden, ce dernier traitant du quotidien d’un aéroport londonien. On peut donc imaginer que les effets spéciaux des deux films ont été conçus en parallèle. Le travail sur les maquettes, les projections et les vraies vues aériennes sont impressionnants dans les deux cas. Chacun des films part d’une notion d’hyperréalisme dans les limites des possibilités de l’époque, mais progressivement The Night My Number Came Up semble assumer sa dimension d’espace mental et de quasi-onirisme sur certaines visions – les vues enneigées de l’avion survolant les montagnes. Alors que le rêve prémonitoire se matérialise dans la réalité, cette même réalité s’orne des contours incertains du rêve ou plutôt du cauchemar alors que les protagonistes pensent courir à leur fin. La rationalité condescendante et colonialiste des protagonistes se retourne contre eux, notamment lorsque la curiosité de la vision du théâtre d'un autre désastre (le survol de Nagasaki et Hiroshima) se refuse à eux - ainsi qu'avec l'assurance fissurée de Bennett (George Rose) mercantile profiteur de guerre.

The Night My Number Cam Up est ainsi une belle réussite du versant plus sombre de Ealing, un opus majeur parmi les derniers feux du studio.

Sorti en bluray français chez Tamasa

vendredi 15 novembre 2024

Le film publicitaire, chef-d’œuvre - Luc Chomarat

Le film publicitaire est un objet audiovisuel qui, à l’instar du clip, fut (et est toujours en partie) longtemps méprisé pour son apparente absence d’objectif artistique, sa nature imposée à tous par ses canaux de diffusions et un dessein purement mercantile forcément méprisable. Tout ces réels travers et contraintes vont pourtant stimuler l’imagination et la créativité des publicitaires pour élever le spot de pub au rang de figure esthétique à part entière

L’ouvrage de Luc Chomarat se montre aussi précis que didactique pour nous plonger dans le monde des spots publicitaire, l’auteur ayant justement une expérience professionnelle dans ce milieu pour de grands groupes. En introduction Luc Chomarat replace le film publicitaire dans notre quotidien, admet sa « vacuité » apparente tout en soulignant, malgré un mépris institutionnel, sa porosité avec le film de cinéma qu’il envahit voire influence par certains procédés tel que le placement de produit faisant apparaître certaines séquences comme des spots insidieusement glissés dans la fiction. La publicité est ainsi nourrie des codes du cinéma mais l’influence aussi à son tour en inventant les siens et en y important ses réalisateurs les plus créatifs (Etienne Chatilliez, Michel Gondry).

Pour démontrer la singularité du film publicitaire, Luc Chomarat va avant tout se concentrer sur ce qu’il considère être la période de son âge d’or créatif, les années 80/90. Si les lecteurs les plus jeunes devront probablement aller chercher sur des canaux comme YouTube certains spots évoqués, ceux un peu plus âgés ayant été enfant ou adolescent à ce moment verront immédiatement ressurgir en eux des souvenirs télévisuels passé. Cela relève de la description et analyse minutieuse qu’un fait l’auteur, mais surtout de l’originalité et de la puissance évocatrices de ces spots dont les images sont restées imprégnées en nous 2 ou 3 décennies après leur vision initiale. Comme évoqué plus haut, les dernières révolutions esthétiques du cinéma viennent irriguer la télévision à travers la publicité, à cela s’ajoutant une permissivité plus grande durant les années 80.

Just Jaeckin, réalisateur du mythique Emmanuelle (1974), façonne ainsi une promesse d’exotisme et de volupté dans les spots qu’il signe pour la boisson Pacific ou le gel douche Obao. Erotisme moite dans la magnificence du décorum d’une île du pacifique pour le premier, orientalisme cliché autour du Japon traditionnel pour le second, le tout marquant la rétine par des key visual, soit des images signatures rendant la publicité et par extension le produit inoubliable pour le spectateur. Cela reposera sur la nudité d’une femme japonaise pour Obao, et de manière plus subtile l’empreinte humide d’un pied nu sur le sol boisé d’une hutte avec Pacific. Ce dernier instaure aussi la notion de « feuilleton » publicitaire, les spots les plus réussis se voyant bénéficier d’une suite/variation encore plus nantie et grandiloquente.

Luc Chomarat souligne aussi le génie avec lequel certaines pubs se jouent de la contrainte de temps des spots, par l’assénement d’un seul message et/ou image dont la simplicité et la dimension parfois décalée vend un slogan et un produit de façon génialement décalée telle les pubs Ovomaltine. En allant piocher dans les genres cinématographiques les plus connus, la réduction à ce format court atteint un véritable génie dans l’économie narrative (le film de casse revisité dans une pub pour Mikado) ou à une grandiloquence apportant une tonalité décalée (la saga des pubs Eram et le martelage chanté du prix) virant à l’abstraction (Busby Berkeley convoqué dans une pub Evian envahie de bébés rieur) en usant de la comédie musicale.

L’auteur s’attarde également sur les authentiques prodiges de la mise en scène ayant réussi à se forger une place d’auteur dans la publicité – avant pour certains de sauter le pas vers le cinéma. Ces personnalités se délestent de l’obligation purement vendeuse des produit concernés, pour concevoir des films dont la seule folie créative fera office d’incitation à travers le souvenir laissé chez le téléspectateur. C’est le cas des pubs Kodak et de la saga des Kodakettes initiée par Jean-Paul Goude, personnages facétieux semant la zizanie sur leur passage notamment dans un mémorable spot intitulé Les Voleurs de couleurs, réalisé par Jean-Baptiste Mondino. Malgré le succès de ses publicités, la popularité des Kodakettes pris même le pas sur le produit, amenant Kodak à stopper la saga, ce qui montre qu’une identité trop singulière ne rime pas forcément avec les pures préoccupations mercantiles. Jean-Paul Goude entremêle en tout cas le minimalisme et l’emphase avec une même inventivité, l’emphase de la publicité pour le parfum Egoïste côtoyant le dispositif primaire et inoubliable de Perrier où la bestialité d’une jeune femme fait fuir un lion lui disputant une bouteille.

La publicité suit les évolutions sociétales, souvent avec cynisme comme le montre la saga autour des voiture Audi à travers des idées narratives et de mise en scène moquant, célébrant ou s’amusant de la femme automobiliste – ou passagère intéressée. Ce long segment consacré à l’âge d’or constitue la partie la plus passionnante du livre à travers de multiples exemples finement analysés. Luc Chomarat reconnaît ensuite que la liberté d’alors constitue un âge révolu, une réglementation plus ferme, un public plus sensible et prompt à manifester son mécontentement avec l’avènement des réseaux sociaux, et des décideurs plus frileux, rendent les publicités actuelles bien plus impersonnelles.

Comme dans d’autres domaines de la création, l’heure est au remake des classiques ayant laissés un souvenir suffisamment marquant (la fameuse pub Perrier refaite dans les années 2010) ou à la redite pour les réalisateurs de génie d’antan. La dernière partie amène un tour d’horizon intéressant sur les autres matériaux filmé publicitaire comme les clips, les génériques de films et les bandes-annonces, les logos ou les gimmicks y prenant également leur indépendance lorsque l’invention est au rendez-vous (la panthère rose dessinée dans le générique du film éponyme de Blake Edwards devenant un personnage à part entière par la suite. Un très bon livre passant au crible 40 ans de publicité sous toute ses formes à travers un regard plein d’acuité et un humour bienvenu. 

 Publié aux éditions Playlist Society