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mardi 30 octobre 2018

Les Camarades - I Compagni, Mario Monicelli (1963)


En 1905, à Turin, un ouvrier des filatures perd sa main dans les rouages d'une machine. On travaille alors quatorze heures par jour sans aucune assurance en cas d'accident. Ses camarades partent une heure plus tôt pour protester. Quand le meneur est mis à pied sans salaire, le professeur Sinigaglia, un intellectuel militant, pousse les hommes à la grève.

Dans nombre des meilleurs films de Mario Monicelli, il est souvent question d’un groupe d’individus engagée dans une entreprise qui s’avérera vouée à l’échec. Ce sont les cambrioleurs pieds-nickelés de Le Pigeon (1958), les fêtards malheureux du nouvel an dans Larmes de joie (1960) et les déserteurs de La Grande Guerre (1959). Ces films forment une sorte de tétralogie de l’échec avec Les Camarades, parcourus d’une même voie sociale et humaniste où l’humour sert à atténuer la noirceur. Avec le tournant plus nihiliste de la comédie italienne des années 70, Monicelli revisitera la question dans une voie plus désespérée où l’entreprise collective est discutable (les putschistes rétrogrades de Nous voulons les colonels (1973)) voire sans but avec les farceurs dépressifs de Mes chers amis (1975).

Les Camarades est encore doté de ce mélange entre espoir et résignation, humour et mélancolie qui caractérise Monicelli. Le scénario (cosigné par Age et Scarpelli) s’inspire d’une grève dure qui secoua une usine textile de Turin à l’ère de l’industrialisation. L’approche de Monicelli est plus humaniste que politique pour dépeindre les évènements. Le film s’ouvre ainsi sur le réveil laborieux d’Omero (Franco Ciolli), jeune adolescent travaillant déjà à l’usine pour nourrir sa famille. L’espace précaire du foyer permet de deviner ceux des autres ouvriers, soumis à des conditions de travail précaires. Les travellings arpentent les travées de l’usine, le rythme métronomiques des machines s’opposant à l’usure et l’attention défaillante de travailleurs soumis à des journées de quatorze heures. Les inserts et fondus sur l’horloge s’enchaînent lentement durant le labeur, et sont furtifs à l’heure de la pause où l’on ressent la brièveté de ce répit à la fois dans la description de ce quotidien mais surtout dans la lassitude des travailleurs. Les vignettes amusantes sont d’ailleurs plus parlantes qu’un misérabilisme absent pour le comprendre, avec cette scène où un père demande à son épouse d’amener leur nourrisson durant son déjeuner puis qu’il part trop tôt et rentre trop tard pour le voir éveillé.

Tout le film oppose et questionne la notion de l’individu et du collectif. Le collectif ne fonctionne dans un premier temps que pour l’entraide (les collectes quotidiennes pour les accidentés de l’usine) et courber l’échine. L’habitude de la soumission et l’avenir incertain annihile ainsi les timides tentatives de rébellion. Monicelli fragmente l’unité fragile par sa mise en scène, avec un montage séparant les ouvriers lorsqu’ils s’allient pour terminer une heure plus tôt. Le malheureux Pautasso (Folco Lulli), désigné pour sonner l’alarme de ce départ anticipé est dans une composition de plan saisissante  associé à un enfant prise en faute par les adultes pour cette initiative finalement solitaire. Les entrevues (ou du moins tentatives) entre les travailleurs et les patrons relèvent de ce rapport de force biaisé que Monicelli traduit également par l’image. 

La première rencontre se fait avec un sous-fifre méprisant et voit les revendications (avancées de manières trop respectueuses) obstruées dans une dimension spatiale où leur est interdit l’accès au bureau par la simple parole d’un individu « supérieur ». Lorsqu’ils reprennent le cours de leur demande, il s’agira d’un monologue dans le vide puisque l’interlocuteur s’est éclipsé à leur insu. La seconde entrevue est plus vicieuse encore, jouant d’un dialogue paternaliste et condescendant des patrons avec à nouveau un rapport spatial plus classique mais significatif (les patrons assis à leur bureau et les ouvriers debout et penaud) témoignant du déséquilibre de ce rapport de force. C’est d’ailleurs une notion qui se prolonge à toutes les strates du pouvoir, le vieux patron d’entreprise faisant preuve d’un mépris qui passe par les mêmes idées formelles. Il domine ses subalternes tout en étant cloué dans son fauteuil roulant et il interdira à l’un d'eux l’espace d’une fête au sein de son foyer (pour tenue inappropriée) tout comme celui-ci avait plus tôt bloqué son bureau aux ouvriers. 

Le collectif semble donc plus être un prolongement de la peur qu’un espace de lutte. L’individu se manifestera d’abord dans une forme de survie résignée avec le personnage du sicilien, objet de rejet social même au sein des ouvriers, puis avec Niobe (Annie Girardot) ayant préférée vivre de ses charmes plus du labeur de l’usine – et elle victime d’un rejet moral. Il faudra donc l’arrivée de l’intellectuel Sinigaglia (Marcello Mastroianni) pour affirmer la révolte. Le personnage est sans attache (ou du moins les a quittée) et entièrement dévoués à l’idéologie de gauche, les ouvriers étant surtout une manière de la propager. La scène où il s’immisce dans la réunion des travailleurs est des plus parlantes. Dormant dans une pièce annexe, il comprend la nature revendicatrice e l’entrevue et pousse à la grève par ses mots savants, sans avoir totalement saisi les tenants et aboutissants du conflit. Seul compte le « combat », quelle qu’en soit les conséquences.

Le propos de Monicelli est passionnant car engagé sans être politisé. Ce sont les incongruités et ambiguïté de la nature humaine qui l’intéresse. Les ouvriers semblent ainsi avoir besoin d’une figure « supérieure » pour réellement sonner la révolte, tout comme celle-ci était également là pour les asservir. C’est paradoxalement une forme d’égoïsme mais aussi de courage qui confère à Sinegaglia l’autorité pour stimuler les travailleurs. Marcello Mastroianni est parfait de nuances dans une exaltation tour à tour sincère et forcée, entre petites mesquineries et réelles bienveillance. Il n’y a pas de saint ni martyr de la cause, seulement des protagonistes qui cherchent leur place. La détermination propre des ouvriers doit alors rejoindre l’implication sincère de Sinegaglia pour que les récriminations s’affirment pleinement dans un discours puis un assaut final de l’usine puissant. La récompense sera maigre dans les faits mais immense dans l’idée. Le personnage le plus individualiste (Renato Salvatori) est désormais guidé par la cause et inoculera à son tour l’instinct de rébellion sur son passage.

Ressortie en salle le 31 octobre et disponible en BR chez TF1 Vidéo 

lundi 29 octobre 2018

Les Tueuses en collants noirs - Ore ni sawaru to abunaize, Yasuharu Hasebe (1966)


La fiancée d'un photographe de guerre est kidnappée par la mafia car son père a autrefois caché un trésor sur une île... Le futur époux de la jeune femme part à sa recherche afin de la libérer. Un étrange groupe de meurtrières dont il croise la route lui offre son aide...

Les Tueuses en collants noirs est un des fleurons de la vague Nikkatsu Action produite par le studio durant les années 60. Ces films ciblaient à la fois la jeunesse par leur esthétique et bande-son psyché pop dans l’air du temps, mais également un public plus adulte par des récits revisitant le film noir et d’action dans cet écrin acidulé. Seijun Suzuki est évidemment le cinéaste le plus connu de cette vague où il parvint à imposer un regard de plus en plus personnel sous le cahier des charges avec des réussites comme Détective bureau 2-3 (1963), La Jeunesse de la bête (1963 ou Le Vagabond de Tokyo (1966). 

 Alors que les Nikkatsu Action (et notamment les films de Suzuki avec la star Jô Shishido) reposaient souvent sur des stars masculines présentées en icônes viriles, Les Tueuses en collants noirs vient changer la donne avec son groupe de meurtrières qui ne s’en laisse pas compter. Yasuharu Hasebe qui fut l’assistant de Seijun Suzuki façonne donne là une œuvre de transition, tout le bagage pop du Nikkatsu Action déclinant se conjuguant aux éléments du New Action où le studio mets scène des gangs féminins notamment dans la saga des Stray Cat Rock - qui révèlera Meiko Kaji et qui sera presque entièrement réalisée par Hasebe.

Nous avons donc encore ici un héros d’action avec le photographe de guerre Hondo (Akira Kobayashi, qui chante d’ailleurs la chanson d'ouverture  très yé yé dans l’esprit) tour à tour défié et secondé par un groupe de tueuses dans la recherche de sa petite amie kidnappée. On sent bien sûr l’influence de Suzuki dans l’approche d’Hasebe dans le travail sur les couleurs et la photo, le montage percutant, mais il ne cède vraiment à l’abstraction pop de son mentor que le temps d’une scène de rêve. Le reste du film navigue entre environnement relativement réaliste (même si pour certains reconstitués en studio) urbains et d’autres plus extravagants et stylisés. 

Cela correspond finalement à une volonté du réalisateur toujours dans la rupture de ton dans la gestion du récit. Le postulat n’est pas plus fantaisiste qu’un autre en matière d’action/aventures mais le traitement volontairement lâche de certaines péripéties amène une forme d’humour et distance assez plaisants. Cela se ressent notamment dans les scènes d’actions, les bagarres masculines faisant montre d’une brutalité prononcée et filmées au cordeau quand chaque démonstration des tueuses bouleverse la notion d’espace, joue sur les ellipses et s’appuie la gracilité des héroïnes. 

Hasebe par cette alternance annonce son travail sur Stray Cat Rock où le tourbillon psyché allait avec un cadre ancré dans le réel et de vraies problématiques adolescentes. Une fois que l’enjeu se clarifie (une chasse au trésor sur fond de sombre passé e la Deuxième Guerre Mondiale), le visuel bariolé se marie ainsi à une certaine gravité accentué par le côté finalement vaine la quête. Les tueuses (sans se départir d’une sensualité soft dans leur mise en image) deviennent les figures sacrificielles touchantes d’une cause noble quand les protagonistes masculins sont mus par la culpabilité. Yasuharu Hasebe étant l’auteur de certains Roman Porno parmi les plus controversés et brutaux (dont Harcelée (1978)), on n’ira pas jusqu’à en faire un réalisateur féministe mais dans ce premier film puis les Stray Cat Rock il fait preuve d’une vraie approche sensible sur le sujet. 

Sorti en Bluray et dvd zone 2 français chez Bach Films 

 

vendredi 26 octobre 2018

The Night Digger - Alastair Reid (1971)

La vie de célibataire d'âge mûre de Maura Prince prend une tournure inattendue lorsqu'elle rencontre le bricoleur Billy Jarvis, un homme étrange et émotionnellement instable. Pendant ce temps, un tueur en série est pris de folie dans la campagne, il viole et tue des femmes avant d'enterrer leur cadavre au bord de la route...

The Night Digger est une œuvre oppressante à souhait mais dont les prémisses relèvent pourtant des meilleures intentions. Demeurée célèbre pour son rôle dans Le Rebelle de King Vidor (1949), Patricia Neal poursuit par la suite une solide carrière hollywoodienne qui connaîtra un nouveau pic avec un Oscar de la meilleure actrice pour Le Plus sauvage d'entre tous de Martin Ritt (1963). C'est peu après que le destin la frappe lorsqu'elle subit une rupture d'anévrisme en 1965 alors qu'elle est enceinte de son cinquième enfant. Après trois semaines de coma elle en ressort vivante mais grandement handicapée, boitant et incapable d'apprendre un texte ce qui assombrit son avenir d'actrice. C'est sans compter la détermination de son époux d'alors, l'écrivain anglais Roald Dahl qui la soumet à un régime d'exercice sévère qui lui permet de retrouver peu à peu ses facultés. Le point d'orgue de cette volonté de Roald Dahl sera l'écriture du scénario qui signera le retour à l'écran de Patricia Neal. Il adapte donc le roman Nest in a Fallen Tree de Joy Cowley dont il refaçonne l'intrigue et les personnages afin d'en faire un écrin sur mesure pour son épouse.

Maura Prince (Patricia Neal) est une vieille fille vivant avec une mère abusive (Pamela Brown pourtant seulement 11 ans d'écart avec Patricial Neal) et aveugle dont elle est obligée de s'occuper dans leur demeure délabrée au cœur d'une campagne sinistre. Une rupture d'anévrisme passée aura façonnée la prison de Maura puisque c'est suite à cet incident qu'elle est revenue vivre auprès de sa mère qui l'a soignée, et désormais les rôles s'inversent sans qu'elle puisse mener sa propre vie. La rupture d'anévrisme est ainsi le prétexte à une relation abusive métaphore de la soumission et dépendance dans laquelle nous place la maladie. Le récit s'éclaircit pourtant légèrement lorsque Maura embauche le jeune Billy (Nicholas Clay le futur Lancelot d'Excalibur) comme homme à tout faire au sein de la maison. La candeur et la bonne volonté du jeune homme égaient la vie de Maura et laisse croire à une possible romance malgré leur différence d'âge. Seulement Billy dissimule lui aussi un terrible secret.

Le personnage de Billy constitue l'autre versant du handicap, cette fois mental, qu'on ne pourra jamais surmonter. L'existence morne de Maura s'illustre dans une ambiance mortifère et statique, la photo d'Alex Thomson faisant de la demeure un mausolée grisâtre tandis que les extérieurs font dans le filtre terne et l'atmosphère pluvieuse pour prolonger la sinistrose - pas sans rappeler The Offence (1972) ou La Panthère Noire (1977) autres fleurons du polar britannique glauque. Le malaise qui se dégage avec Billy s'exprime autrement, d'abord quand il conserve son mystère avec des contre-plongées, des gros plans saisissant où sa bonhomie juvénile s'estompe pour laisser place à une expression inquiétante. Nicholas Clay excelle à exprimer cette dualité ange-démon qui ne rend que plus inquiétants ses élans criminels.

La mise en scène d'Alastair évite tout effet choc pour jouer sur la longueur dans sa manière de faire basculer Billy, notamment la scène où il s'introduit dans la chambre d'une jeune femme. La grammaire filmique change avec l'attitude de Billy, les cadrages, compositions de plan et jeux sur la profondeur de champ s'amorçant tandis qu'il observe sa victime puis se rapproche d'elle en se déshabillant. Une fois les pulsions du personnage ainsi illustrées, toutes les autres manifestations de sa nature passent par l'ellipse sèche et un "après" glacial (dans le filmage neutre comme le jeu détaché de Clay) sur les conséquences.

Aucun jugement cependant, le scénario faisant se rejoindre les deux handicaps (reposant sur un abus et un manque d'amour) possiblement guérissable à travers la romance entre Maura et Billy. On y croit jusqu'à un épilogue ravivant les vieux démons et un ultime face à face déchirant. Les vrais monstres restent cependant les vieux bigots hypocrites pour lesquels on n'a aucune compassion et qui servent l'ironie mordante de Roald Dahl (qui sorti de ses livres pour enfants était capable d'une vraie noirceur notamment dans ses nouvelles). Si l'on est pas certain que le film aura réussi à ressouder le couple Patricia Neal/Roald Dahl (qui divorceront en 1983), il aura au moins permis l'existence de ce thriller assez unique.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner