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mercredi 31 août 2022

Les Damnés - The Damned, Joseph Losey (1963)


 Un touriste américain, propriétaire d'un bateau, faisant escale dans une station balnéaire du Sud de l'Angleterre, se fait tabasser par un groupe de blousons noirs pour avoir abordé (et/ou été abordé par) la sœur (Joan) du chef de la bande. L'Américain et la jeune femme s'enfuient en bateau, et sont pourchassés par les blousons noirs pétaradant sur leurs motos, mais la belle, en proie à ses contradictions et ses velléités, décide de rentrer auprès de son frère. Leur retour à terre leur réserve d'autres dangers et surprises que celles promises par la petite bande de motards, auquel ils échappent en franchissant une clôture, celle d'un terrain militaire.

Dans son virage vers le cinéma fantastique et plus spécifiquement l’épouvante gothique ayant eu cours durant les années 50, le studio Hammer avait davantage l’habitude solliciter de solide techniciens ou d’habiles artisans à la réalisation – parfois totalement novice au genre fantastique. Certains y montrèrent des aptitudes supérieures au point de faire figure d’auteur à part entière au sein du studio comme Terence Fisher ou Roy Ward Baker. Néanmoins la Hammer avait plutôt tendance à créer ses auteurs ex-nihilo plutôt d’en solliciter des déjà établis. Les Damnés fait donc exception en engageant Joseph Losey. Celui-ci victime du Maccarthysme est exilé en Europe depuis le début des années 50 et y poursuit avec difficulté sa carrière même s’il signera quelques coups d’éclat dans son Angleterre d’adoption avec notamment Temps sans pitié (1957) ou Gypsy (1958). Losey n’en est pas à son premier contact avec Hammer au moment de signer Les Damnés puisqu’il réalisera pour eux le court-métrage A Man on the Beach (1955) et débutera X the Unknown (1956) avant que sa star masculine américaine et fervent anticommuniste Dean Jagger ne découvre sa présence et menace de quitter le film. Losey sera alors remplacé par Leslie Norman. 

Les Damnés sera donc enfin la bonne occasion et, en plus de la présence de Losey a pour particularité d’être un film de science-fiction. C’est la SF qui initialement mit la Hammer sur les rails du cinéma de genre avec la trilogie Quatermass (La Monstre (1955), La Marque (1956) et Les Monstres de l’espace (1967)) mais sera vite supplantée par l’épouvante gothique. Le film adapte le roman The Children of Light de H.L. Lawrence (publié en 1960) dont le scénario est dans un premier temps écrit par Ben Barzman (avec lequel Losey avait travaillé sur Le Garçon aux cheveux verts (1948)). Le scénariste s’y montre trop fidèle au livre au goût de Losey qui trouve aussi l’allégorie sur le communisme assez grossière. Il va donc engager Evan Jones avec lequel il va réécrire le script tout au long du tournage ce qui ne sera pas sans créer des frictions avec la Hammer. Cette confection mouvementée contribue grandement en tout cas à l’imprévisibilité du film. 

Dans un premier temps on y suit l’amorce de romance mouvementée entre le touriste américain Simon Welles (Macdonald Carey) et la jeune Joan (Shirley Ann Field), sous la coupe de son frère King (Oliver Reed) et sa bande de blouson noir qui lui interdit tout rapprochement avec un homme. Welles va en faire les frais en étant tabassé et dépouillé mais va néanmoins retrouver Joan et s’enfuir avec elle, poursuivit par King. On pense se trouver dans une banale histoire de blousons noirs mais la présence trouble d’Oliver Reed et du désir incestueux qu’il semble entretenir pour sa sœur amène déjà une certaine ambiguïté. Quelques éléments en amont vont nous amener sur un terrain inattendu quand dans leur fuite Welles et Joan échouent dans une base militaire où ils vont être recueillis par de mystérieux enfants. 

On pourrait s’interroger sur le fil conducteur entre les deux intrigues mais il est thématiquement logique pour Losey. L’enfance manipulée, meurtrie et exploitée est au cœur de son œuvre avec des films comme Le Garçon aux cheveux verts, La grande nuit (1951), Le Messager (1971) ou même symboliquement dans The Servant où le héros homme-enfant se voit brisé. C’est également symbolique dans un premier temps dans Les Damnés où la jeunesse et l’innocence de Joan se voit étouffée par son frère, mais aussi par Welles d’abord guidé par son attirance sexuelle avant de se montrer plus attentionné. King et ses blousons noirs représentent l’entité uniforme cherchant à exploiter la pureté et l’innocence que représente Joan, nous préparant à une situation similaire dans cette base militaire où le gouvernement utilise des enfants comme cobayes.

Joseph Losey instaure un atmosphère paranoïaque et oppressante obéissant aux codes du cinéma de genre, tout en véhiculant une forme de mélancolie et désespoir plus existentiels. Cela passe par la sous-intrigue de la sculptrice (Viveca Lindfors) que l’on devine mourant et qui se montrera résignée et insouciante face au danger, que ce soit face à King la menaçant, les manigances militaires qu’elles devinent près de sa maison et son choix sacrificiel final. Son choix initial de quitter Londres pour vivre isolé témoigne de cet aspect résigné qui se répercute sur les éléments plus concrets de l’intrigue. La peur du nucléaire s’immisce lorsqu’on comprend que les enfants-cobayes sont radioactifs, donnant par extension un visage morbide à leur innocence. Ils condamnent malgré eux ceux qui veulent les aider en les irradiant, et sont étudiés par l’armée en vue d’être les seuls survivants d’une catastrophe nucléaire que les adultes estiment inéluctable.

On nage dans la tonalité morbide d’un monde voué à sa perte que représentent la figure pure de l’enfant. D’ailleurs chez Losey cette ambiguïté a souvent cours, l’enfant/l’innocent en voulant s’ouvrir au monde en découvre aussi la noirceur, ce qui brise quelque chose en lui. C’est le sentiment de rejet du Garçon aux cheveux verts, le héros humilié de The Servant, la romance avortée dont est témoin le jeune garçon dans Le Messager. Dans Les Damnés, ce seront les enfants qui en cherchant à s’enfuir de leur prison, vont découvrir leur nature destructrice pour les autres. D’ailleurs ce qui signalera aux autres que quelque chose cloche chez ses enfants, c’est la froideur cadavérique de leur corps alors qu’ils paraissent tout à fait normaux par ailleurs. 

La mort émane d’eux et contamine ce qui s’en rapproche, les symboles de candeur et d’avenir portent en eux les germes du désastre. Joseph Losey parvient par ce ton et un minimum de moyen à poser cette tonalité ou l’efficacité du thriller dissimule une vision mortifère que confirme la conclusion d’une totale noirceur. Forcément cette approche désarçonnera les spectateurs venus simplement voir un suspense efficace et le film sera un échec commercial. Il en reste une production Hammer atypique et une réussite injustement méconnue de Joseph Losey. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez ESC

mardi 30 août 2022

Les Rebelles du dieu néon - Qīngshàonián Nézhā, Tsai Ming-liang (1992)


 Hsiao Kang (interprété par Lee Kang-sheng) passe son temps à déambuler dans les rues de Taipei à pied ou à motocyclette. Un jour, alors qu'il circule exceptionnellement dans le taxi de son père, il remarque un jeune homme à scooter. Ce dernier, agacé par les coups de klaxon de son père, casse le rétroviseur de la voiture. Hsiao Kang le retrouve quelque temps plus tard et le suit. S'ensuit une fascination progressive de Kan-sheng pour ce jeune homme et sa petite amie.

Les Rebelles du dieu néon est le premier film de Tsai Ming-liang, qui va le poser en chef de file d’une seconde Nouvelle Vague taïwanaise après celle du début des années 80 qui marqua l’émergence de Hou Hsiao-hsien et Edward Yang. D’origine malaisienne et ayant émigré à Taïwan en 1979 pour ses études, Tsai Ming-liang aura d’ailleurs l’occasion d’observer de près le virage apporté par cette Nouvelle vague qui se conjugue à la fin de la dictature et l’instauration de la démocratie sur l’île en 1988. Il débutera en tant que scénariste puis réalisateur au cinéma et à la télévision, entre Taïwan et Hong Kong, et va réaliser plusieurs moyen-métrages où l’on décèle déjà sa thématique autour de l’adolescence, comme Tous les coins du monde (1989) et Les Garçons en (1991) où figure déjà son acteur fétiche Lee Kang-sheng. Lauréat d’un concours de scénario de la Central Motion Pictures Corporation (compagnie qui produisit justement les premiers films de la Nouvelle Vague taïwanaise), Tsai Ming-liang va avoir l’occasion de signer son premier long avec Les Rebelles du dieu néon

Le style du réalisateur marque d’emblée sa différence avec celui de ses prédécesseurs, notamment dans la manière de capturer la ville de Taipei. Edward Yang (That day on the beach (1983), Taipei Story (1985), The Terrorizers (1986)) et Hou Hsiao-hsien (Les Garçons de Fengkuei (1983), Poussière dans le vent (1986), La Fille du Nil (1987)) filmèrent aussi la ville dans leurs premiers films, dans un équilibre entre capture de sa modernité, ses mutations et une évocation de son passé, à la fois dans la nature nostalgique et/ou autobiographique des récits ou en s’attardant longuement sur des vestiges historiques, architecturaux marquant l’histoire de Taipei. Tsai Ming-liang s’éloigne de cette approche en saisissant l’urbanité de la ville par le seul prisme étriqué de ses jeunes héros. Très peu de panorama, de plan d’ensemble donnant une sorte de regard omniscient et supérieur sur Taipei. Nous naviguerons ici entre appartements modestes ou insalubres, chambre d’hôtel exiguë, et des lieux de vie ou de passages tels que les routes que l’on traverse en scooter/moto, les salles de jeu d’arcades. Les perspectives sont minces et étroites pour Hsiao Kang (Lee Kang-sheng) et Ah Tze (Chen Chao-jung) même s’ils ne le ressentent pas de la même façon. Hsiao Kang est issu de la classe moyenne, dans un quotidien fait d’ennui, de solitude et d’exigences scolaires dont il souhaite se défaire. Sa condition sociale lui permet en quelque sorte de réfléchir et comprendre l’impasse où il se situe, une conscience qui l’amène à déraper de manière plus maladive et imprévisible où il passe du mutisme à des crises de démence régressive. Pour Ah Tze, cet horizon sans but est la norme et il vit au jour le jour sa condition de délinquant et les opportunités matérielles ou sentimentales qu’elle lui offre.

Tsai Ming-liang par son montage, la jeunesse de ses héros et une semblable errance qui les rapproche, crée entre eux un mimétisme constant au point éventuellement de les confondre le temps des 5/10 premières minutes avant que la situation de chacun ne se mette en place. Le même dépit dans la solitude d’une chambre d’adolescent ou dans un logement miteux, les mêmes ruelles parcourues sur ses deux roues, les mêmes salles de jeux investies jusqu’à pas d’heure. Hsiao Kang n’est cependant qu’observateur, figurant impassible pour lequel rien ne se déroule, d’un Ah Tze actifs et irréfléchi. C’est cette désinvolture qu’il jalouse chez Ah Tze qui va donner envie à Hsiao Kang de le suivre de loin, le premier exerçant une influence sur le second sans le savoir. Les deux se rejoignent aussi par leur froideur envers leur entourage, Hsiao Kang avec ses parents et Ah Tze avec la jolie et tout aussi paumée Ah Kuei (Wang Yu-wen). 

La mise en scène de Tsai Ming-liang donne dans une claustrophobie, un absurde et spleen lancinant pour accompagner les pérégrinations de Hsiao Kang. Il y a quelque chose de plus fougueux, séduisant et juvénile dans ce que dégage Ah Tze mais ce côté plus immédiat est contrebalancé par la relation sentimentale désincarnée. Le réalisateur filme par exemple les scènes de sexe hors-champ (la première où l’on n’a qu’un aperçu sonore), les préliminaires ou la fin de l’acte mais jamais directement celui-ci, soit le moment d’une vraie connexion, lâcher-prise et complicité entre les individus. Le physique des deux héros est aussi une manière d’exprimer leur détachement à ce qui les entoure : chétif, renfrogné et complexé pour Hsiao Kang, imposant (on s’attarde souvent sur les poses dans ce marcel blanc où il a fier allure) taciturne et (trop) confiant pour Ah Tze. 

Si l’influence indirecte de Ah Tze sur Hsiao Kang a pour conséquence de le faire basculer de façon supposée irrémédiable dans le nihilisme, celle plus directe et nuisible de Hsiao Kang sur Ah Tze va servir d’électrochoc. Tsai Ming-liang laisse donc ouverte la porte d’une perdition comme d’une rédemption dans l’enchevêtrement des récits (le père taxi a-t-il reconnu son ancien agresseur tout en se montrant bienveillant malgré tout ? Cela le fera-t-il changer d’attitude envers son fils ?), fermant ou ouvrant le cœur des personnages. La scène de baiser spontanée, maladroite et fougueuse entre Ah Tze et Ah Kuei a ainsi plus de portée romanesque et sensuelle que les scènes d’amour plus explicite mais désincarnée que l’on a vu entre eux précédemment.  Le leitmotiv musical synthétique et entêtant de Huang Hsu-chung sait accompagner ces émotions contradictoires d’introspection, de désespoir et d’attente résumée dans la dernière scène passant dans un lent mouvement de contre-plongée d’un plan fixe de la ville à une vue du ciel. Une très belle porte d’entrée au cinéma de Tsai Ming-liang. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Survivance dans un coffret regroupant les trois premiers films du réalisateur et pour ceux préférant le bluray le film est disponible seul en édition française chez Spectrum