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jeudi 29 septembre 2022

Blonde - Andrew Dominik (2022)

Marilyn Monroe, actrice, mannequin et considérée comme un sex-symbol par l’Amérique entière, commence sa carrière mondiale. Entre excès en tout genre, sexe, drogue, alcool, cinéma et dépression, l’actrice livre sa vie entière mouvementée.

Blonde est l’adaptation attendue et redoutée du roman éponyme de Joyce Carol Oates publié en 2000. Il s’agit d’un des plus grands succès de l’autrice qui y livrait là une projection, une interprétation plus qu’une biographie, de la star hollywoodienne Marilyn Monroe. Détestés par les exégètes et fans pointilleux de Marilyn Monroe, le roman est fascinant par le portrait en creux vulnérable et torturé qu’il offre de l’icône. Cette démarche de déconstruction et d’humanisation du mythe rejoint en tout point les thèmes courant dans la courte mais passionnante filmographie d’Andrew Dominik. Chopper (2000) détournait le biopic d’un criminel médiatique australien pour aller vers autre chose, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (2007) faisait d’un évènement mythologique de l’Ouest une oraison funèbre et Cogan: Killing Them Softly (2012) était un détournement total des archétypes du film criminel et de mafia à l’aune du cynisme moderne. Dominik envisage d’adapter le roman dès la publication mais les droits sont alors détenus par la chaîne CBS qui en tirera un téléfilm en 2001. Dix ans plus tard les droits se libèrent et Dominik relance le projet pour lequel il pense à Naomi Watts puis Jessica Chastain en Marilyn, mais faute de financement cela n’aboutira pas non plus. Il faudra attendre 2016 avec l’annonce du concours de Netflix, puis 2019 et l’engagement d’Ana de Armas dans le rôle-titre pour qu’enfin le film soit sur les rails. 

La profonde fragilité et douceur que dégage Marilyn Monroe dans ses meilleures prestations ont un effet singulier chez le spectateur. Le néophyte ressent même inconsciemment qu’il y a quelque chose au-delà du jeu qui se révèle dans ce qu’exprime l’actrice, et le connaisseur sait exactement quels rapprochements biographiques faire pour relier la force de la performance à ce qui se rattache au passé ou présent douloureux de Marilyn Monroe. C’est précisément l’approche d’Andrew Dominik qui dresse dans sa narration un véritable tissu mental entre les maux de Norma Jean et la projection glamour qu’est Marilyn Monroe, chacune étant à tour de rôle une malédiction pour l’autre. Dominik ne recherche pas la subtilité dans ce parti-pris, mais une totale immersion dans le versant le plus douloureux de la psyché de Marilyn par ses idées formelles. Dès la scène d’ouverture où la petite Norma Jean subit les maltraitances d’une mère (Julianne Nicholson) mentalement instable, les enjeux sont posés. Pour sa mère, Norma Jean est le souvenir et symbole de l’amant qui l’a abandonnée et elle va entretenir chez sa fille un rapport à ce père absent qui se prolongera dans le choix des hommes de sa vie. La seule manifestation de ce père s’incarne par la photo d’un homme (qui dans la réalité ressemblait à Clark Gable avec lequel Marilyn jouera plus tard dans Les Désaxés (1960)) que sa mère a rencontré lorsqu’elle travaillait dans les studios. Dès lors la suite douloureuse est annoncée par la scène où en plein incendie californien, la mère fonce en voiture vers Laurel Canyon avec le panneau et les collines hollywoodiennes en perspectives. Cette quête du père se fera donc par le prisme de la facticité du monde du cinéma et sera un enfer intime représenté par les flammes.

Marilyn Monroe n’est pour les autres qu’une émanation fantasmée de leurs désirs les plus impudiques, leurs traumatismes les plus enfouis. Marilyn Monroe y répond quand Norma Jean au contraire projette aussi en eux ses douleurs les plus intimes. Dominik le présente de manière crue en mettant en parallèle une entrevue avec le patron de la Fox Darryl Zanuck se concluant par un viol, et une audition pour un rôle dans Troublez moi ce soir de Roy Ward Baker (1952). D’un côté un président de studio, un « père » (surtout dans le contraignant système contractuel des studios hollywoodien d’alors) qui ne voit en elle qu’une chair à consommer, et de l’autre l’équipe du film qui n'a retenu que son beau fessier alors qu’elle vient de livrer une prestation sidérante de lâcher-prise lors de l’audition. Les éléments qui construiront Marilyn se façonnent dès ce premier grand rôle marquant de Nell, l’héroïne schizophrène et meurtrière de Troublez moi ce soir. Les simples dialogues repris du film de Roy Ward Baker et le filmage/montage par association d’idées d’Andrew Dominik suffisent à enlever toute lourdeur au procédé, en ne se définissant que par l’image et le jeu stupéfiant de Ana de Armas. 

Après avoir mis en place cette approche en confrontant Marilyn Monroe à une entité presque abstraite et patriarcale du monde des studios, Dominik le prolonge par l’interaction de l’actrice aux différents hommes de sa vie. Objet attirant mais superficiellement exploité à l’écran, Marilyn Monroe devient synonyme de pur désir sexuel de cinéma avec le Niagara de Henry Hathaway (1953) où elle joue une femme fatale. Cette sensualité affichée et assumée dans sa persona filmique répond à sa sulfureuse liaison à la ville (totale invention du livre et du film) avec Charlie Chaplin jr et Edward G. Robinson jr, enfants débauchés de l’aristocratie hollywoodienne. Si l’absence du père marque les errances de Norma Jean, l’omniprésence du leur écrasent « Cass » Chaplin et Eddy Robinson, vide qu’ils noient ensemble dans des orgies sexuelles torrides. Dominik se montre fidèle au livre de manière assez folle dans ses provocations, et conjugue avec le brio une nouvelle fois par la seule image le stupre et le glamour, la transition de Norma Jean à Marilyn par un sidérant fondu enchaîné passant de l’étreinte torride sur un lit aux chutes du Niagara dans le film éponyme. Le bonheur furtif, l’état d’esprit volatile passe notamment par les changements de format (et du noir et blanc à la couleur), tel ce cinémascope venant s’inviter lors du pur bonheur du trio durant une scène nocturne de plage dont les étoiles deviennent les spermatozoïdes menant à la première grossesse de Marilyn et un basculement au format carré la ramenant à sa prison dorée. Elle ne peut être une mère dans ce que les hommes/le public/les studios projettent en Marilyn, mais elle ne peut davantage endosser cette maternité à cause de la meurtrissure de sa propre enfance. L’ambiguïté règne ainsi entre le choix et la contrainte lors d’une traumatisante scène d’avortement basculant dans le pur cauchemar.

Tout oppressant qu’il soit, Blonde entrecroise donc l’intimité de son héroïne et son personnage public sans être définitif puisque l’un peut être le refuge de l’autre au fil du récit. Tous les grands amours de sa vie sont des figures protectrices et matures qu’elle appelle « Daddy », du joueur de baseball Jo DiMaggio au dramaturge Arthur Miller. A l’idéal de femme au foyer soumise du premier Marilyn répond par une de ses séquences les plus légendaires avec la scène de la robe soulevée de Sept ans de réflexion (1955). Malgré le regard concupiscent des hommes, cet instant rend via la sensualité de Marilyn sa liberté à Norma Jean, l’alter-ego séduisant de cinéma la libère des chaînes qui contraignent les femmes ordinaires des années 50. La silhouette en amorce de ce corps admiré et désiré se place dans une somptueuse composition de plan face au visage furieux et anonyme de celui qui ne pourra jamais vraiment le posséder, Joe DiMaggio. 

Avec Arthur Miller, Marilyn est la réminiscence de Magda, un amour de jeunesse non consommé de l’auteur et évoqué dans son texte A Boy Grew in Brooklyn. Leurs premières scènes communes sont édifiantes, Miller se montrant surpris de voir la star Marilyn Monroe auditionner pour un de ses texte et lors de leur discussion étonné et condescendant en découvrant qu’elle a lu Tchekhov et fait des rapprochements avec son œuvre. Ce n’est que quand elle s’avère mieux avoir cerné « Magda » que lui que Miller en tombe amoureux, ne voyant ni Marilyn, ni Norma Jean (son hésitation à savoir comment l’appeler n’a de charmante que l’apparence) mais ce souvenir passé. Andrew Dominik perverti ainsi toutes l’iconographie mythique entourant le couple Marilyn Monroe/Arthur Miller en reprenant un pan entier de toutes les photographies d’époque (notamment pour le magazine Life) et la teinte de ce malaise sous cette apparence de bonheur parfait. Si Joe DiMaggio était un socle viril mais un piètre interlocuteur spirituel et intellectuel, Miller ne s’abandonne jamais complètement aux charmes domestiques et fait de son épouse une matière et inspiration de plus à son grand œuvre. Marilyn le ressent inconsciemment et physiologiquement, ce qui la mène à une fausse couche, les spotlights d’Hollywood ne faisant plus office de refuge comme le montre cette terrifiante évocation du tournage de Certains l’aiment chaud (1959). 

La dernière partie nous ramène à la solitude du début, sans l’espoir vain d’un changement. Andrew Dominik radicalise son approche avec un Kennedy abstrait et réduit à sa dimension libidineuse assujettissant Marilyn à son seul appétit sexuel. Il n’entrevoit aucun vécu ni possible en elle si ce n’est la jouissance immédiate qu’elle peut lui apporter, Marilyn devenant une ombre soumise et exposée aux gardes du corps du président pendant l’acte. La redite en plus horrible encore de l’avortement joue à nouveau la carte du doute à la fois entre la contrainte/volonté de Marilyn, mais aussi dans l’imagerie paranoïaque dessinant autant les terreurs de la star qu’une possible intervention gouvernementale pour interrompre la liaison. Ce côté halluciné de l'épilogue annonce ainsi la nature vaine de ce qui a fait tenir si longtemps Norma Jean, la quête et l'attente du père.

C'est finalement tout le dogme d’Andrew Dominik qui se résume là, sa vision étant une pure synthèse de la face sombre tel que le Hollywood de l’âge d’or la scrutait déjà (Sunset Boulevard de Billy Wilder (1950) en tête), mais aussi la manière dont ses héritiers l’ont revisité au cinéma, David Lynch en tête (Blue Velvet (1986), Sailor et Lula (1990) et Mulholland Drive (2001) notamment), mais aussi dans la culture pop avec Madonna ou surtout récemment une Lana Del Rey fascinée par la figure de Marilyn. Tout ce patchwork est retranscrit dans le travail d’Andrew Dominik qui à la manière du livre de Joyce Carol Oates n’est ni un biopic prévisible et déférent, ni l’avilissement de l’icône que certains se plaisent à voir. C’est un kaléidoscope cherchant à exposer la facette la plus meurtrie de l’artiste, où la langueur hypnotique (bande-son exceptionnelle de Nick Cave et Warren Ellis) se dispute au cauchemar névrotique. Autant de registre où éblouit de bout en bout une extraordinaire Ana de Armas, mise à nu comme jamais, au propre comme au figuré.


Disponible sur Netflix

mardi 27 septembre 2022

Il était une fois en Chine 4 : La Danse du dragon - Wong Fei Hung IV: Wong je ji fung, Yuen Bun (1994)


 Wong Fei-hung et ses disciples se trouvent pris dans les tourments de la colonisation. Les grandes puissances étrangères cherchent en effet plus que jamais à faire de la Chine un dominion. Un tournoi de danse du dragon est organisé par les Allemands et leurs alliés du moment pour mettre à l'épreuve les Chinois. Wong Fei Hung est invité à représenter la Chine. Le docteur et maître en kung-fu devra également faire face aux élans nationalistes de certains Chinois et en particulier d'une secte de femmes.

Le Tournoi du lion (1993), troisième volet de la saga Il était une fois en Chine, en avait marqué une forme de conclusion officieuse. Le film était un aboutissement au niveau du cheminement des personnages avec un Wong Fei Hung (Jet Li) en parfait équilibre entre son statut d’icône et une vulnérabilité, une timidité d’amoureux transi envers Tante Yee (Rosamund Kwan) qui voyait leur tension romantique enfin aboutir. C’était également un aboutissement thématique quant au regard de Tsui Hark à travers Wong Fei Hung sur le rapport de la Chine à son histoire, ses traditions, et l’attirance/répulsion envers l’occident. La suite s’annonçait passionnante mais la saga va prendre un tournant lorsqu’une brouille entre Tsui Hark et Jet Li va faire quitter le navire à ce dernier. Si Jet Li allait capitaliser sur son rôle à succès dans des décalques inférieur comme le diptyque La Légende de Fong Sai-Yuk de Corey Yuen (1993), Tsui Hark allait devoir réinventer sa saga à succès. Il embauche donc le jeune Chiu Man Cheuk pour remplacer Jet Li et délègue la réalisation à Yuen Bun, acteur ponctuel mais surtout chorégraphe martial et d’action hors-pair pour Tsui Hark et Johnnie To. 

Le film est un curieux, maladroit et parfois audacieux compromis entre renouveau et redite. D’un côté le scénario semblent rejouer les trames des films précédents, notamment une nouvelle confrontation avec une secte fanatique et xénophobe comme dans La Secte du blanc (1992), et la perspective d’un nouveau tournoi du lion comme dans le troisième film. Le film rejoue donc avec efficacité certes mais nettement moins de brio les sommets d’actions de ses prédécesseurs avec Wong Fei Hung allant défier la secte féminine des « Lanternes Rouges » dans leur antre et en conclusion participant à un tournoi des lion cette fois face à des occidentaux surarmés. Il y a pourtant des surprises à travers la position de Wong Fei Hung altérée par sa nouvelle incarnation, et le fait de ne plus seulement suggérer l’arrière-plan historique mais de l’y confronter directement. La révoltes des boxers indirectement évoquée dans La Secte du lotus blanc est cette fois au cœur de l’intrigue. 

Alors que le Wong Fei Hung de Jet Li s’avérait stoïque et au-dessus de la mêlée moralement, c’est très différent avec Chiu man Cheuk. La fin du Tournoi du lion voyait Wong Fei Hung refuser le trophée de vainqueur en mépris des manigances d’un pouvoir corrompu opposant ses ouailles, quand le même joué par Chiu Man Cheuk accepte immédiatement la perspective d’un nouveau tournoi pour ne pas perdre la face devant les étrangers. Le script s’amuse même du décalage entre les deux interprètes lorsque le disciple Leung Fu (Max Mok) s’amuse à anticiper les réactions de Wong Fei Hung quand ce dernier se voit proposer de participer de nouveau au tournoi. L’imitation colle parfaitement jusqu’à la surprenante et belliqueuse décision du héros d’aller au combat, impensable avec le réfléchi Jet Li. On a un sentiment de reboot masqué en éliminant l’emblématique amoureuse Tante Yee pour la remplacer par sa sœur Tante May (Jean Wang), comme s’il fallait inventer un nouveau personnage plutôt que reconstituer le couple emblématique avec d’autres interprètes.

Plus la première trilogie avançait, plus Tsui Hark se montrait nuancé et subtil en confrontant le repli sur soi chinois et le mépris d’une certaine frange des occidentaux, Wong Fei Hung, Tante Yee et quelques autres représentant un pont possible entre les cultures. La Danse du lion constitue un brutal retour en arrière justifié par le contexte historique réel de la révolte des boxers. La secte des lanternes rouges, toute fanatique qu’elle soit n’est qu’une conséquence malheureuse de la présence des étrangers, y compris quand elle attaque femmes et enfants. Hormis un personnage de prêtre, tous les occidentaux (en plus de jouer affreusement mal dans la grande tradition du cinéma hongkongais) sont des êtres belliqueux, sadiques et imbus d’eux-mêmes, avançant leurs pions pour conquérir la Chine – d’ailleurs les films occidentaux ne se montre pas plus fin quand il s’agit d’adopter l’autre point de vue comme Les 55 jours de Pékin de Nicolas Ray (1963). 

Le Wong Fei Hung de Chiu Man Cheuk ne peut adopter la posture noble de Jet Li, ou du moins quand il s’y essaie se heurte à la fourberie des étrangers. C’est du coup la seule fois de la saga où le héros sera ainsi malmené, passant un mauvais quart d’heure dans les geôles allemandes. En le plaçant dans l’urgence de la grande Histoire, Tsui Hark n’inscrit ses exploits que dans les moments de fictions « fantaisistes » (l’affrontement chez les lanternes rouges, le second tournoi du lion) mais le rend spectateur impuissant face aux évènements tragiques en cours notamment lors d’une conclusion très amère. C’est audacieux et passe par l’interprétation de Chiu Man Cheuk. Trop jeune et peu crédible quand il veut reprendre la position d’autorité charismatique d’un Jet Li, Chiu Man Cheuk convainc totalement quand il laisse dominer la fougue, la colère et la hargne qui l’habite face aux injustices auxquelles il assiste. 

L’acteur étant tout aussi impressionnant que Jet Li martialement, cette fébrilité et vulnérabilité amène une dynamique nouvelle en comparaison de son prédécesseur. Jet Li était fébrile dans l’intime et les affaires de cœur mais intouchable dès qu’il rentrait dans son costume héroïque. Chiu Man Cheuk est plus assuré dans ses sentiments (plus souriant, plus tendre dans son langage corporel) mais suscite plus d’empathie et de crainte quant à son sort lors des morceaux de bravoures où il dénotera jusqu’au bout en tuant un adversaire. L’acteur entamait là une fructueuse collaboration avec Tsui Hark qui allait déboucher sur trois chefs d’œuvres : Green Snake (1993), The Blade (1995) et Le Festin Chinois (1995). 

Survolté sans égaler les inoubliables arabesques martiales des trois précédents films (l’inoubliable séquence des échafaudages de Il était une fois en Chine (1991), l’affrontement sous la pluie avec Donnie Yen dans La Secte du lotus blanc), La Danse du lion est donc est curieux objet, hésitant constamment entre redite et renouveau, et qui sur ces deux points se montre tour à tour brillant ou laborieux. Tout le profond sérieux de cet opus va cependant totalement s’évaporer dans le suivant, Dr Wong et les pirates (1994), pur sérial d’aventure qui voit le retour de Tsui Hark à la réalisation.

Sorti en dvd zone 2 français chez HK Video

dimanche 25 septembre 2022

Âmes à la mer - Souls at Sea, Henry Hathaway (1937)


 Taylor, un marin, a été contacté, en raison de son passé, par les autorités pour infiltrer le milieu des esclavagistes. À bord d'un navire, il a une altercation avec un sympathisant des négriers, à la suite de laquelle le bateau prend feu. Il organise l'évacuation et ordonne à l'équipage de sauter. La femme qu'il aime le dénonce alors...

Ames à la mer est une production Paramount pensée pour surfer sur le succès de Les Révoltés du Bounty de Frank Lloyd (1935). Tout comme ce dernier il repose sur un drame maritime réel, à savoir le naufrage du « William Brown » en 1841, drame qui vit Alexander Holmes un membre de l’équipage abattre des passagers afin d’assurer le maintien d’un canot de sauvetage. L’affaire donna lieu à un procès retentissant qui vit Holmes payer une amende et effectuer six mois de prison. Ces éléments occupent le début du film d’Henry Hathaway avec le procès qui débouche sur un long flashback, puis la fin où a lieu l’impressionnante scène de naufrage. Entretemps le scénario change les noms des protagonistes et s’autorise des détours plus romanesques dans ses péripéties et thèmes. 

Le film s’ouvre sur une impressionnante évocation de la traite d’esclaves avec une scène au sein d’un navire négrier. Hathaway filme frontalement la cale exiguë où s’entassent les malheureux, et la bande-son se baigne de leur chant tribal et funèbre jusqu’à ce qu’ils aient l’opportunité de se venger d’un capitaine sadique. C’est un drôle de cadre et une curieuse manière de caractériser Nuggin Taylor (Gary Cooper), le héros de l’histoire. L’érudition qu’il montre face à son ami plus rustre Powdah (George Raft) suffit pourtant à nous le faire ressentir comme extérieur à ces pratiques, ce que nous confirmera le récit. Nuggin est un farouche abolitionniste investissant les bateaux négriers pour libérer les esclaves. L’histoire ne développera malheureusement pas plus son passé et les motivations l’amenant à cet engagement, tandis que Powdah pourtant vrai esclavagiste même si exécutants est adoucit et rendu sympathique à la demande de George Raft qui avait initialement refusé le rôle – qu’il acceptera après avoir été suspendu par le studio. Le charisme des deux stars compense ces raccourcis/édulcorations et le récit, s’éloignant de ce sujet initial, va alterner entre romance et suspense.

Tout se joue lors d’un nouveau périple maritime vers les Etats-Unis où se jouent dans enjeux intimes et collectif. Nuggin poursuit sa croisade incognito en surveillant un officier anglais (Henry Wilcoxon) ayant l’activité secrète de négrier et dont notre héros va s’amouracher de la sœur Margaret (Frances Dee). Nuggin entaché d’une réputation douteuse factice se confronte à la lutte des classes ainsi que des préjugés face à un nanti corrompu. Hathaway s’appuie sur le charisme de sa star dont la beauté et la droiture qu’il inspire vaut tous les dialogues justificatifs, Margaret s’interroge mais ne doute jamais de lui à la manière du spectateur qui ne peut imaginer un Gary Cooper négatif. Le traitement est finalement plus intéressant pour Powdah également sous le charme de Babsie (Olympe Bradna), ancienne femme de chambre partie chercher fortune aux Etats-Unis. 

A travers eux Hathaway déploie un dessein plus collectif de ces passagers laissant leur passé, leurs maux et les inégalités qui les entravaient en Angleterre pour se racheter une virginité dans le Nouveau-Monde. On le ressent dans certains dialogues de Babsie, dans la manière qu’a Hathaway de filmer toutes les couches sociales du navire. Certains montages alternés annoncent très clairement le Titanic de James Cameron lorsque l’on passe du bal habillé et guindé des nantis aux danses plus libérées des couches pauvres du navire. La scène de naufrage participera aussi à ce sentiment de réminiscence mais tout cela reste plus survolé, est moins évocateur dans le film d’Hathaway qui file plus droit, parfois trop. Le film avait apparemment une teneur de prestige, plus épique, dans son objectif initial et l’exploitation commerciale qui devait en être faite. Le montage est finalement réduit à 92 minutes et s’avère plus alerte et direct pour le meilleur, mais manque de complexité dans ses évènements et la caractérisation de ses personnages pour le moins bon. 

Néanmoins le talent d’Hathaway pour croquer et rendre un protagoniste en un rien joue à plein avec les deux personnages féminins. Babsie est très touchante dans les aspirations modestes qu’elle vise aux Etats-Unis et trouve à travers Powdah une âme sœur propre à l’aimer et la soutenir. C’est d’autant plus touchant lorsqu’intervient le naufrage et son lot de terribles sacrifices où Hathaway mêle son impressionnant savoir-faire spectaculaire à une noirceur où il n’hésite pas à un mourir une enfant. La qualité de la séquence vient en partie des comme souvent velléités réalistes d’Hathaway qui sort des studios et filme les passages maritimes en extérieurs aux abords de l’île Catalina. Le film y gagne en immersion et le montage alterne habilement avec les intérieurs studio. Ce que le script rend parfois trop simplifié ou mécanique éclate donc dans le naufrage final et le fameux moment « héroïque » où Taylor abat certains passagers pour maintenir le canot de sauvetage. L’acceptation du récit trouve en contrepoint la brutalité assez frontale et choquante de Taylor telle qu’elle est filmée sans ambages par Hathaway. Cela donne donc un beau film d’aventures parfaitement à cheval entre la contrainte des conventions et l’audace de sa mise en scène. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Elephant Films