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mercredi 30 novembre 2022

La Forêt pétrifiée - The Petrified Forest, Archie Mayo (1936)


 Dans la région désertique du Parc national de Petrified Forest, l'écrivain-voyageur Alan Squier fait une halte pour se restaurer dans la petite station-service tenue par trois générations de Maple, dont la jeune et jolie Gabrielle, qui rêve de partir en France rejoindre sa mère à Bourges pour étudier l'art. Celle-ci lui lit son poème préféré de François Villon, lui montre ses dessins. L'affinité se crée entre les deux âmes cherchant à fuir. Car l'écrivain est sans œuvres et erre sans le sou. Le soupirant du coin interrompt leurs adieux qui seront bientôt rendus provisoires par l'irruption d'un gangster sans foi ni loi...

On retient aujourd'hui The Petrified Forest pour être le film qui fit de Humphrey Bogart une star. A l'origine il y une pièce éponyme de Robert E. Sherwood jouée à Broadway en 1935 avec Leslie Howard en vedette, et qui offre son premier grand rôle scénique à Humphrey Bogart. Malheureusement quand Warner envisage d'adapter la pièce au cinéma, la priorité est d'engager la star Edward G. Robinson dans le rôle interprété au théâtre par Bogart. Leslie Howard qui avait par contrat un droit de regard, fait jouer sa participation au fait que Humphrey Bogart soit engagé. La Warner se soumet et Humphrey Bogart aura une reconnaissance éternelle envers Howard dont le geste à fait basculer son destin, notamment en nommant Leslie Howard Bogart la fille qu'il aura en 1952 de son union avec Lauren Bacall. 

Le film est au carrefour de plusieurs genres qui s'équilibrent de façon harmonieuse. Chaque facette est liée à un personnage, le récit d'apprentissage à Gabrielle Maple (Bette Davis) et ses rêves d'ailleurs, le film de gangster par la menace que représente Duke Mantee (Humphrey Bogart) et ses sbires, et l'errance existentielle qu'incarne le mélancolique Alan Squier (Leslie Howard). Pour chacun d'eux ce cadre désertique du Parc national de Petrified Forest constitue un lieu dont ils veulent s'échapper (Gabrielle), d'oubli (Alan Squier) ou encore se tapir (Duke Mantee). La stylisation du décor studio censé représenter ce cadre se déleste de toute volonté réaliste, prolongeant par une approche cinématographique l'artificialité assumée du théâtre et faisant de Petrified Forest un espace mental, un révélateur pour les personnages. Les espoirs, les penchants morbides, les souvenirs douloureux, tout cela est ravivé par le vide de ces lieux qui place les personnages face à eux-mêmes. 

Il permet aussi de rapprocher leurs maux pour leur offrir une échappatoire salvatrice. C'est ce que laisse entrevoir la belle première partie voyant le rapprochement entre Gabrielle et Alan. Pour elle, il représente l'attrait, le romantisme et la dimension intellectuelle de cette Europe qu'elle rêve d'explorer et qui se rattache aussi au souvenir de sa mère absente. Pour lui, Gabrielle est l'espoir de tout l'accomplissement artistique où il a échoué, la candeur qu'il a perdu au profit d'une résignation dépressive. Leur échange est stimulant dans son aspect romantique, intellectuel et spirituel, l'alchimie des acteurs et l'atmosphère intimiste installée par Archie Mayo en faisant une capsule intime ignorant le monde extérieur. Le charme s'interrompt quand cet extérieur les rattrape concrètement (l'irruption du balourd Boze (Dick Foran)) et psychologiquement. Gabrielle trop empressée se déclare et propose de s'enfuir avec Alan, faisant ressurgir les démons et penchants autodestructeurs de ce dernier qui préfère partir.

L'irruption du gangster en cavale Duke Mantee rabat les cartes en forçant un huis-clos inattendu. L'aspect vide et hors du temps de Petrified Forest qui entoure les personnages brasse une dimension mythologique et contemporaine de l'Amérique, questionne de grands mots existentiels en écho de maux plus intimes. Le grand-père (Charley Grapewin) fait montre d'une constante nostalgie de l'ère des pionniers en évoquant l'installation des premiers câbles télégraphiques à laquelle il a contribué, sa supposée rencontre avec Billy the kid qui lui aurait tiré dessus mais l'aurait raté car il était saoul. Se confronter à Duke Montee est donc davantage source d'excitation que de frayeur pour lui. Mantee représente justement cette tradition fantasmée du hors-la-loi, mais également un mal contemporain avec le gangstérisme, lui-même conséquence du contexte de la Grande Dépression. L'interprétation d'Humphrey Bogart est à la croisée de tout cela. Lorsqu'il jouait le personnage sur scène, Bogart s'était inspiré des bobines existantes de "l'ennemi public numéro 1" John Dillinger (abattu un an avant la pièce) et en repris les manières de fauve aux aguets, tout en apportant une forme d'humanité et de lassitude à Mantee qui rend paradoxalement le personnage assez touchant. 

S'il ravive les glorieux souvenirs de certains et expose un douloureux présent à d'autres, Mantee représente chez certain la fin du voyage ou son début. Alan pense aller au bout de sa marche vers l'oubli et ouvrir le chemin à Gabrielle par un sacrifice/suicide mais celle-ci saura peut-être lui intimer la volonté de vivre à ses côtés. Archie Mayo gère très bien toutes ces ruptures de ton, ces changements d'atmosphères oscillant entre le trivial et le torturé, à l'image de l'instabilité et indécision des personnages. En définitive, c'est la peur de la solitude qui les guide tous. L'irruption de Mantee est un bon prétexte de revenir sur ses pas pour Alan, Mantee prend le risque d'être repris par la police en attendant l'arrivée de son amante. Le trio d'acteur est parfait, tant le duo Leslie Howard/Bette Davis (dont l'alchimie a été testée dans l'oppressant L'Emprise de John Cromwell (1934) puis plus tard dans l'hilarant L'Aventure de minuit du même Archie Mayo (1937)) que Humphrey Bogard qui amène une profondeur qui transcende l'emploi de gros bras anonyme auquel il était cantonné jusque-là.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner et en bluray multizone avec sous-titres français chez Warner

lundi 28 novembre 2022

An Amorous Woman of Tang Dynasty - Tong chiu ho fong nui, Eddie Fong (1983)


 Les derniers mois de la vie de Yu Hsuan Chi, prêtresse et poétesse taoïste, engagée dans un combat féministe qui parfois va la dépasser…

An Amorous Woman of Tang Dynasty s’inscrit dans la volonté de renouveau du studio Shaw Brothers au début des années 80. L’heure est à des sujets sociaux plus brûlants, une esthétique plus moderne et percutante, un terrain qu’occupent des maisons de productions comme D&B ou Cinema City qui contribueront grandement à l’émergence de la Nouvelle Vague hongkongaise. La Shaw Brothers va justement recruter certains des talents du mouvement dans des œuvres se voulant différents par leur facture et/ou leurs thèmes, que ce soit Ann Hui pour la romance historique Love in a fallen City (1984) ou encore Clifford Choi sur le drame social Hong Kong, Hong Kong (1983). C’est dans ce contexte que Eddie Fong sera recruté par le studio afin de réaliser An Amorous Woman of Tang Dynasty. S’il s’agit de sa première réalisation, Eddie Fong est néanmoins un acteur majeur de la Nouvelle Vague hongkongaise puisqu’il fut scénariste de L’Enfer des armes de Tsui Hark (1980), Nomad de Patrick Tam (1982) ou encore Coolie Killer de Terry Tong. Il partage le même parcours que les plus illustres membres du mouvement avec des débuts à la télévision, et se fera surtout connaître ensuite pour la fructueuse collaboration qu’il entamera avec sa compagne Clara Law à la réalisation et lui au scénario pour des réussites majeures du cinéma d’auteur hongkongais des années 80/90 – The Reincarnationof Golden Lotus (1988), Farewell China (1990, Autumn Moon (1992).

An Amorous Woman of Tang Dynasty se partage entre un penchant pour le cinéma d’exploitation, et plus précisément son créneau érotique part entière de la production de la Shaw Brothers, et cette dimension moderne auteuriste que souhaite entretenir le studio. Tout le film se partage entre ces deux approches dans le fond comme la forme. Pour le fond, le film évoque la vie de Yu Hsuan Chi (Pat Ha), femme émancipée ayant vécu durant la dynastie Tang (618 – 907) connue pour avoir été poétesse et nonne taoïste. La trame du film évoque dans les grandes lignes les faits connus à son sujet, le scénario d’Eddie Fong cherchant à dresser d’elle le portrait d’une femme moderne en son et de ses contradictions. Le film s’ouvre sur son intégration en tant que prêtresse taoïste, déjà un choix qui l’éloigne d’un destin tout tracé. Concubine d’un riche lettré, elle choisit au grand désarroi de ce dernier la voie de l’étude et du savoir, renforçant ainsi sa déjà immense réputation de lettrée et poétesse. Cet intellect supérieur n’en fait pas moins une femme riche de désir et de fantasme, le cadre du monastère constituant finalement une autre forme de carcan moral, après celui patriarcal dont elle a voulu s’extraire. Chaque fuite en avant de Yu Hsuan Chi se place sous le signe de ses élans charnels, prétexte idéal à introduire plusieurs séquences érotiques.

Cependant l’approche thématique d’Eddie Fong ne fait pas de ces moments des apartés coquins gratuits, mais bien le portrait du personnage et de son époque. Ainsi passé la découverte du monastère taoïste dont on assène avec ardeur les règles morales à notre héroïne, on en découvre un envers bien moins reluisant. Les monastères s’avèrent des lieux de rendez-vous entre des nonnes peu farouches et des nantis, mais lorsque Yu Hsuan Chi assume jusqu’au bout cet état en s’amourachant à l’extérieur du guerrier Tsui Po-Hau (Alex Man), elle sera sanctionnée. Lorsqu’elle « pervertira » de l’intérieur le monastère en ayant une relation lesbienne avec sa suivante Lu Chiao (Monica Lam), elle en sera définitivement exclue. Dès lors elle vivra de ses charmes et de son art, sa maison devenant le lieu de rencontre des débauchés de tout bord, marchands, intellectuels ou moines. Yu Hsuan Chi vit ses amours aux grands jours, se moquant du jugement moral et refusant toute soumission à un homme. Les quelques-uns se risquant à payer ses faveurs sont repoussés, par refus de toute emprise masculine et notamment matérielle sur elle. 

Cette liberté se heurte cependant à des contradictions dans l’attitude même de Yu Hsuan Chi, mais aussi face au monde qui l’entoure. Elle développe une forme d’arrogance en malmenant les velléités chastes du moine taoïste Yung (Poon Chun-Wai), fait montre sans le percevoir de la même emprise sociale et sexuelle que les hommes sur sa suivante Lu Chiao. Mais surtout, elle est dans le déni en s’affirmant libre de toute attache alors qu’elle espère toujours inconsciemment retrouver les bras virils de Tsui Po-Hau. Celui-ci est en quelques sorte son pendant masculin, masquant tout élan sentimental sous son destin de grand guerrier. Les aspirations féministes ou virilistes se voient renvoyées dos à dos quand elles deviennent des postures, des carcans à même d’étouffer les désirs sincères et profonds des protagonistes. 

Ces émotions étouffées ne se révèleront donc que dans les scènes de sexe. Eddie Fong conçoit un écrin sensuel au carrefour de plusieurs influences. Les compositions de plans dans leur savant mélange de stylisation picturale et de réalisme renvoient au cinéma japonais, terrain fertile du cinéma érotique dans les années 70 (Pinku Eiga de la Toei, Roman Porno de la Nikkatsu) et que le film rappelle notamment par ce croisement cette sexualité prononcée dans un contexte historique fidèle et identifié. Le dévoyé et le stupre viennent constamment s’insérer dans la solennité de la reconstitution, ou le sacré des lieux où les étreintes se font – la scène lesbienne dans le monastère. Pat Ha déjà insolente de sex-appeal dans le Nomad de Patrick Tam, fait montre d’une langueur, sensualité et abandon de tous les instants dans les nombreuses scènes de sexe. Mais sa prestation est dans la parfaite continuité de la volonté d’Eddie Fong, cette sexualité décomplexée est autant une armure qu’une exposition de ses sentiments, une démonstration de puissance comme la révélation de sa vulnérabilité.

Eddie Fong adopte cette approche formelle hiératique et chiadée (qui fait ressurgir le sous contrôle des tournages studios de la Shaw Brothers) quand le sexe paraît maîtrisé par les protagonistes, et retrouve l’esthétique heurtée plus Nouvelle Vague Hongkongaise quand la situation leur échappe. L’attaque de brigands qui vont abuser de Yu Hsuan Chi et sa maisonnée est un pur moment de chaos, la caméra à l’épaule capturant l’infamie avec le même sens de la confusion que les quelques duels de sabre qui parcourent l’histoire. Une nouvelle fois ce dispositif renvoie aux contradictions des protagonistes. Yu Hsuan Chi dans cet instant cauchemardesque espère puis se réjouit de l’arrivée héroïque de Tsui Po-Hau, et ce dernier sous le détachement affiché surgit avant tout pour sauver sa bien aimé. Pourtant dans les retrouvailles plus calmes qui suivent, tout deux s’en défendent, ou du moins ne se l’avouent implicitement que dans le rapprochement érotique. 

Le film coupé au montage par la Shaw Brothers (le montage initial faisait dans les 3 heures) souffre de quelques ellipses abruptes, mais qui participent tout compte fait à cette impression de long songe onirique, voyant la soie des robes se frôler, les peaux moites se coller. Eddie Fong se montre fidèle à l’issue tragique de Yu Hsuan Chi, qu’il plie à sa vision du personnage puisque mariant dans un dernier souffle la quête de liberté et d’amour de cette dernière. An Amorous Woman of Tang Dynasty par la grâce d’un équilibre ténu parvient à nourrir son cahier des charges érotique d’un vrai regard d’auteur – contrairement à des descendants entre rococo et érotisme comme Sex and Zen de Michael Mak (1991) et ses suites. En 1993, Eddie Fong offrira en proposera une sorte de variation avec Temptation of a Monk réalisé par Clara Law et dont il signe le scénario, film où l’on adopte cette fois le point de vue du moine tenté par la chair.

Sorti en bluray et dvd zone   français chez Spectrum Films

samedi 26 novembre 2022

Confession à un cadavre - The Nanny, Seth Holt (1965)

Joey Fane a dix ans lorsqu'il rentre chez lui après être resté dans un établissement scolaire spécialisé à la suite de la mort tragique de sa jeune sœur. Il crée beaucoup d'agitation, refuse de manger quoi que soit et refuse que sa nourrice s'approche de lui, l'accusant de vouloir le tuer. Tout le monde suppose que son comportement est dû à la grande agitation subie par la perte de sa sœur mais il apparaît que le petit garçon n'a pas tout à fait tort d'avoir certains doutes…

Le film Hurler de peur de Seth Holt (1961) avait eu un succès mitigé en Angleterre mais avait rencontré un accueil bien plus positif en Europe et aux Etats-Unis. La Hammer y voit donc un nouveau filon commercial à exploiter, celui du thriller psychologique à tendance hitchcockienne. The Nanny en reprend donc deux des principaux contributeurs, le scénariste/producteur Jimmy Sangster et le réalisateur Seth Holt. En vedette on trouve Bette Davis qui, relancée par les succès de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) et Chut, chut, chère Charlotte (1965) de Robert Aldrich allait voir sa carrière entamer une seconde vie fructueuse. Déjà du temps de sa gloire, Bette Davis n’hésitait pas à lorgner vers les rôles borderline soulignant la monstruosité intérieure comme extérieure de ses personnages, allant loin dans l’enlaidissement comme la perfidie. L’âge aidant, la star plonge de plain-pied dans ce type d’emploi, exploitant son physique atypique qui lui conférait une présence si différente jeune et constitue désormais une vrai puissance évocatrice grâce à l’usure du temps.

Ainsi toute la première partie du film mais peser une indicible ambiance anxiogène dans le foyer, Bette Davis sous la bienveillance dégageant une menace implicite pour le spectateur quand l’antipathique garçonnet Joey (William Dix) offre un paradoxe inversé avec bouille attachante. Seth Holt se montre très habile pour distiller ce mélange de tension domestique et de paranoïa, escamotant par l’ellipse toutes les pistes de la duplicité de Nanny (Bette Davis) et laissant planer le doute sur la folie de l’enfant. Cette angoisse se prolonge dans la caractérisation des autres personnages, entre ce père (James Villiers) démissionnaire et absent, puis la mère femme/enfant encore sous le joug de Nanny qui fut aussi sa nourrice. Cela donne quelques scènes délicieusement troubles tel ce moment où Nanny reprend ce ton mêlé d’autorité et de douceur pour obliger la mère à manger, comme si cette dernière n’était jamais devenue adulte. Les adultes sont soit dupé par la gentillesse respectable de Nanny, soit soumis à elle malgré eux et le petit Joey est le seul, à tort ou à raison, à lui résister farouchement.

La construction est habile en distillant au compte-goutte les informations sur le décès tragique de la petite sœur, faisant par là basculer le ton entre drame psychologique et pur thriller. Seth Holt alterne entre mise en scène posée, façonnant le suspense par une capture géométrique de l’appartement où il travaille le cadre dans le cadre et une confusion faîtes de zoom agressifs, de mouvements heurtés exprimant la frayeur et le pur désordre psychique. Si Bette Davis est magistrale en méchante inquiétante, ambiguë et pathétique, il manque un petit quelque chose à la figure du petit garçon pour pleinement susciter la peur et l’empathie sous le côté agaçant. Par exemple Une incroyable histoire de Ted Tetzlaff (1949), autre classique du thriller enfantin, était bien plus impliquant et rendait la puérilité de son jeune héros plus attachante. Il s’agit néanmoins d’un suspense Hammer rondement mené qui satisfera les amateurs.


 Sorti en bluray français chez BQHL

 

jeudi 24 novembre 2022

La Marche sur Rome - La marcia su Roma, Dino Risi (1962)


 Au début des années 20, le romain Domenico Rocchetti, un ancien combattant mal réadapté à la vie civile, se joint au mouvement fasciste. Mêlé à des exactions en tout genre, il y retrouve un ancien camarade de tranchée, le paysan Umberto Gavazza. Le 28 octobre 1922, les deux lascars se joignent à la "Marche sur Rome", qui voit converger sur la capitale plusieurs milliers de squadristes réclamant bruyamment du Roi qu'il remette le pouvoir à Mussolini.

Dans son âge d'or, le cinéma italien ne sut jamais mieux se pencher sur les pans les plus sombres de l'histoire du pays que par le prisme de la comédie. Dans cette optique, les approches sont variées et donnent à chaque fois de belles réussites. On trouve notamment la satire douce-amère confrontant l'individu plus ou moins souple/opportuniste aux mues socio-politiques à travers le temps, une veine où Alberto Sordi est roi avec des films comme L'Art de se débrouiller de Luigi Zampa (1954) ou Une vie difficile de Dino Risi (1961). L'autre approche est de donner dans le récit picaresque décalé et là c'est le génial La Grande guerre de Mario Monicelli qui en pose les bases avec l'évocation tragicomique du conflit 14-18, un sillon que creuse aussi l'excellent La Grande pagaille de Luigi Comencini (1960). La Marche sur Rome obéit à la même structure que ces derniers dans un postulat voisin qui voit deux pauvres bougres dépassés par les soubresauts de l'Histoire et tenter de survivre tant bien que mal au chaos ambiant. Ces structures très proches sont en partie dues à la présence du célèbre duo de scénariste Age/Scarpelli sur les trois films, auquel s'ajoute Ettore Scola sur La Marche sur Rome.

Le film se penche sur la marche paramilitaire du 28 octobre 1922 qui vit les fascistes partisans de Mussolini traverser le pays avec pour but premier d'impressionner le gouvernement libéral en place et de faire pression sur la classe politique. Dans les faits, cette marche fut une réussite assez mitigée et ne fit pas réellement vaciller le pouvoir qui ne comptait donner offrir qu'une participation modérée des fascistes au gouvernement, à des postes subalternes. Bien que les institutions, militaire notamment, soient à même de stopper l'ambition des fascistes, le roi Victor-Emmanuel III désavoue le gouvernement libéral et invite Mussolini, soutenu par les classes aisées, à en constituer un nouveau. C'est le premier jalon qui mènera à l'instauration de la dictature fasciste en 1925. Dans les faits, cette marche sur Rome n'a donc rien de glorieux et sa réussite ne doit qu'à des circonstances particulières mais Mussolini va une fois au pouvoir en faire un des hauts faits de son ascension et laisser croire qu'il s'agissait d'un coup d'état. 

Le film de Dino Risi est donc une vraie entreprise de démythification par le prisme de la comédie. Les deux héros Domenico (Vittorio Gassman) et Umberto (Ugo Tognazzi) vont être nos guides pour suivre et comprendre à leur échelle ces remous politiques qui vont transformer le pays. Tous deux sont d'anciens camarade de tranchée de la Première Guerre mondiale, dont le retour à la vie civile va laisser dans un grand dénuement. Domenico est un citadin romain roublard et opportuniste qui endosse la cause fasciste par pur opportunisme car lui permettant de manger quotidiennement à sa faim. Umberto est un paysan naïf se pliant aussi aux mouvements au gré de ses intérêt, d'abord bolchévik comme son beau-frère qui l'héberge, puis chemise noire quand Domenico l'aura convaincu de la grande utopie fasciste pour ce qui concerne son périmètre de fermier.

Nom de dieu je sais très bien comment c’est la révolution ! C’est les gens qui savent lire dans les livres qui vont voir ceux qui savent pas, et les voilà qui disent le moment est venu de changer tout ça ! Ils expliquent aux pauvres bougres, qui eux font le changement. Après, les plus malins de ceux qui savent lire dans les livres s’assoient autour d’une table pour bouffer et blablater, pendant que c’est les pauvres bougres qui crèvent. Et qu’est-ce qui arrive quand c’est fini ? Rien, tout recommence comme avant.

On se souvient de cette description cinglante de la révolution dans le Il était une fois la Révolution de Sergio Leone (1971) - qui sublime d'ailleurs ce mélange de grande Histoire et de picaresque dans Le Bon, la Brute et Le Truand - et c'est exactement ce qui se passe ici quand le Capitaine Paolinelli (Roger Hanin), ancien officier de nos deux héros, use de son autorité et supériorité intellectuelle pour les enrôler à sa cause fasciste. Une ellipse cruelle élude ainsi la plaidoirie absconse d'un avocat lorsque Umberto et Domenico sont jugés pour une rixe, le vide du propos les conduisant directement en prison. Risi nous immerge dans le contexte social âpre qui contribue à nourrir le mouvement fasciste, mais laisse bien comprendre qu'il est pourtant minoritaire et que les chemises noires sont détestées dans toutes les bourgades qu'elles traversent. La tyrannie et le culte de la personnalité du Duce sont déjà là, quand un officier paie la massive note de restaurant de son régiment avec un jeu de photos de Mussolini, à la grande consternation de leurs hôtes. 

Tout le périple de cette marche vers Rome sera une longue série de désillusions, idéologiques comme humaines. Un des running gag du film voit le naïf Umberto voyager avec le tract du programme fasciste qui l'a convaincu de s'engager, et chaque étape et méfaits commis par les chemises noires (brûler la presse, s'approprier les terres agricoles, se faire obliger des riches propriétaires et industriels, le meurtre) est l'occasion pour lui de rayer une ligne sur le document. Le duo Vittorio Gassman/Ugo Tognazzi (qui semble se former ici avant la réussite plus connue de Les Monstres (1963)) est irrésistible, bougres ordinaires allant vers la main qui les nourrit, mais incapables d'en reproduire la vilénie telle cette scène où humiliés par l'éloquence du magistrat qui les a condamnés il renoncent à se venger. Gassman est dans son registre du matamore faisant des nœuds avec sa conscience pour persister dans son choix, quand Tognazzi offre une prestation plus tendre et vulnérable mais là aussi pas dupe.

Risi déleste la marche de toute dimension épique (qui n'existe que dans l'usage d'images d'archives que le réalisateur va aussi détourner par la satire) pour n'en garder que la dimension violente, laborieuse et misérable. Les chemises noires se retrouve rapidement isolées, affamées et stoppées par l'armée, les malheureux à la traîne de leur groupe se voyant accueillis à jets de cailloux par une populace revancharde. Notre duo ne s'extraira de ce bourbier que par le même tissu de contradictions qui les y plongé. La lâcheté, le courage né de l'amitié revêche qu'ils entretiennent l'un pour l'autre et un sens moral ordinaire plutôt que politique quand ils verront les fascistes commettre les exactions de trop. Tout comme La Grande guerre et La Grande pagaille, le braquet plus dramatique que prend le récit sur la fin nous fait comprendre toute la gravité des évènements et leurs conséquences sous les rires. Les thèmes de Une vie difficile ne sont pas loin non plus puisque nos héros, au moment où ils osent montrer un semblant d'honneur, se trouvent soudain à contre-courant du sens de l'Histoire. Être un mouton suiviste et décérébré est plus payant, comme le prouvera l'avenir.

Sorti en dvd italien et disponible en VOD sur Mycanal

extrait

mardi 22 novembre 2022

The Housewife - Red, Yukiko Mishima (2022)


 C’est en recroisant son ancien amant de faculté, que Toko, depuis longtemps femme au foyer, voit soudain renaître en elle le désir de travailler, et de reprendre son métier d’architecte. Mais peut-on jamais réinventer sa vie ?

Pour le meilleur et pour le pire, la société japonaise fonctionne sur le principe du collectif prenant le pas sur l’individu. Si cet aspect a permis au pays de toujours courageusement et spectaculairement se redresser face aux différentes tragédies qu’il a traversé, il s’avère aliénant dans la sphère quotidienne et intime. Un des cercles où l’individu a particulièrement à en souffrir est la famille, et notamment les femmes. La réalisatrice Yukiko Mishima cherche à remettre en question ce dogme, où la femme dans l’idée rejoint la famille de l’homme et doit se soumettre à ses préceptes. C’est ce que vit Toko (Kaho), figure effacée et entièrement dévolue à son mari (Shōtarō Mamiya) et à sa fille.

La scène d’ouverture donne dans la satire cruelle et grinçante, traduisant par différents motifs le retrait naturel de Toko dans le fonctionnement du foyer. Elle est pressée par sa belle-mère de quitter sa propre cuisine, pour préparer un repas que son époux négligera de toucher. Même dans l’intimité de la chambre, Toko est au service de ce mari qu’elle soulage de sa rude journée par une fellation sans avoir de satisfaction en retour. La mise en scène, les cadrages et compositions de plan manifeste ce retrait par l’image, Toko semblant toujours effacée, en attente et à disposition des autres. C’est un schéma qui se reproduit à l’extérieur où elle est un joli trophée que le mari affiche fièrement à ses collègues avant de la congédier lorsque doivent intervenir les discussions « d’hommes ». La rencontre de Kurata (Satoshi Tsumabuki), un ancien collègue, la replace au centre de l’attention. La scène de retrouvailles où il embrasse fougueusement Toko en refait une figure centrale, désirée et désirante. 

Cette nouvelle matérialisation de sa personne se poursuit pour notre héroïne quand Kurata la fait embaucher dans son entreprise. Arrachée à l’asservissement domestique, on découvre derrière l’échine courbée et les sourires niais une Toko s’avérant avoir le métier d’architecte. Hors de son environnement aliénant, le personnage retrouve une parole écoutée, un intérêt pour les autres. Yukiko Mishima le montre une nouvelle fois par la mise en scène qui place discrètement Toko au cœur des échanges professionnels et l’en isole pour exprimer l’intérêt porté à sa parole par les autres. Même un éléments trivial tel que le flirt rieur et sans conséquence avec un collègue participe à ce renouveau, également en tant que femme. Le schisme entre le foyer et l’époux souhaitant la maintenir en tant que potiche éteinte et cet extérieur où elle redécouvre la liberté se fait de plus en plus grand au fil du récit. La moindre anicroche familiale ne sera culpabilisante que pour la femme ayant faillit à son devoir naturel, jamais à l’homme. Yukiko Mishima étend courageusement ce modèle à l’ensemble de ce qui constitue la filiation, le lien du sang, puisque la propre fillette de Toko déjà conditionnée soumet sa mère au même chantage affectif lors l’attention ne sera plus entièrement dévolue à cette cellule familiale.

Le personnage bien qu’en partie émancipé n’est cependant pas encore assez fort pour pleinement se libérer. L’amour sera le facteur de son envol. Kurata est un être tout aussi solitaire, mais lui rendu ainsi par le divorce et la maladie. Les retrouvailles avec Toko ravivent en lui une flamme qu’il peine à exprimer à son tour, en faisant une silhouette distante. C’est par l’expression torride et irrépressible de leur désir que les deux protagonistes vont se rapprocher, sans que les mots soient réellement nécessaires. Tout le dispositif mis en place par Mishima tend vers une intense scène d’amour qui offre une réponse torride à toutes les frustrations et non-dits. Soudain Toko devient enfin le centre d’attention de son amant, c’est ce dernier qui se soumet à son désir par l’intensité de ses caresses et de son regard. Il lui enjoint d’exprimer d’un cri ce qu’elle ressent, et après cet orgasme en forme d’épiphanie, tout retour en arrière est impossible. D'ailleurs en dehors de cet instant plus "spectaculaire", Mishima sait différencier l'harmonie du couple adultère du rapport dominant/dominé de celui du couple légitime. La complicité intime (Kurata partageant les mets de son plat avec de Tako), tout comme intellectuelle se ressentent par exemple quand la réalisatrice saisit le mouvement synchronisé de leurs gestes durant la scène où ils dessinent leur maison idéale. C'est tout autant une scène d'amour, mais se jouant à une échelle cérébrale.

La construction narrative en forme d’aller-retour entre le présent de sa fuite et le passé de sa libération progressive fonctionne par écho au montage et traduise l’alternance d’hésitation et détermination de Toko. La façade familiale ne la retenait que par les conventions et le confort matériel, en découvrant l’amour ces vaines préoccupations n’importe plus. Divers éléments laissent comprendre que le bonheur pour lequel elle quitte sa prison dorée est éphémère (voire déjà perdu selon l’interprétation des flashbacks) mais la liberté est à ce prix. La fin du film est réellement audacieuse dans le contexte social japonais corseté en montrant un personnage, féminin de surcroit, trouver le un sens à sa vie au-delà de l'injonction des liens filiaux. Par instants (notamment l’épilogue enneigé), le film rappelle beaucoup un des grands mélodrames du cinéma japonais des années 90 explorant les même thèmes, Lost Paradise de Yoshimitsu Morita. Mais là où ce dernier choisit le désespoir de la fuite en avant morbide, The Housewife inscrit les choix de son héroïne dans un futur loin des conventions. Un signe de l’évolution des mœurs, quand même la fiction laisse le droit à la seconde chance.


 Sorti en dvd zone 2 français chez Hanabi