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dimanche 30 avril 2023

Lee Rock 2 - Ng yi taam jeung II, Lawrence Ah Mon (1991)


 En 1959, l'inspecteur étranger Reeve du quartier de Yau Ma Tei (en) prend sa retraite, ce qui conduit à une compétition entre Lee Rock et Ngan Tung (Paul Chun) pour prendre sa succession. Ngan Tung n'hésite alors pas à collaborer avec de nombreux hommes d'affaires et trafiquants de drogue de Hong Kong dans l'espoir de s'emparer du poste. Lee Rock refuse également de faire marche arrière. Bien que Ngan Tung obtienne finalement le poste, Lee Rock est promu détective en chef en Chine, un poste nouvellement créé, ce qui le place au-dessus de Ngan.

Initialement envisage comme une grande fresque criminelle de trois heures, Lee Rock (1991) est opportunément divisé en deux films par ses producteurs lorsqu’ils en décèlent le potentiel commercial. Le réalisateur Lawrence Ah Mong doit jongler au fil des réécritures et ajouts de matériels filmiques intempestif pour nourrir ce qui est désormais un diptyque le temps d’un tournage intense. Le premier volet était une œuvre plaisante mais déchirée entre plusieurs élans contradictoires, comme faire l’éloge d’une figure corrompue notoire dans un film indirectement financé par les triades. Le film souffrait ainsi d’une tonalité trop romancée quant aux motivations de Lee Rock, tout en ayant un traitement franchement complaisant sur ce contexte de corruption policière généralisée.

Ce deuxième volet est moins nerveux et riche en péripéties que son prédécesseur, mais corrige en partie ce problème d’angle thématique. Nous avions quitté Lee Rock en pleine ascension, nous le retrouvons désormais alors qu’il atteint les sommets lorsqu’il obtient le rang lui conférant le pouvoir au grand dam de son rival de toujours. Une nouvelle fois le script l’absout un peu en le montrant organiser une corruption plus « vertueuse » où chaque strate de la police pourra croquer sa part du gâteau, notamment les officiers en uniformes dont il fit partie. Néanmoins ce second film est moins indulgent, célébrant moins son héros au sommet que quand il cherchait à y parvenir.

Le travail sur l’ellipse parvient tant bien que mal à traduire les conséquences de la mainmise de Lee Rock sur le crime organisé tandis qu’Andy Lau et un soupçon de maquillage illustrent le passage du temps sur la psychologie du personnage. C’est moyennement convaincant, Andy Lau exprimant cette maturité et arrogance par un jeu tout en mimique dédaigneuse et postures arrogantes. En dépit de gros raccourcis, la manière dont le pouvoir britannique tente d’épurer les forces de police corrompues avec la création de l’ICAC (une commission anti-corruption) est plutôt intéressante et laisse entrevoir quelques intrigues de palais et manœuvre stratégiques prenantes.

Cependant afin de ne pas aliéner trop fortement son anti-héros du spectateur, le film crée l’empathie par la fiction au lieu de creuser l’intéressant sillon judiciaire. Lee Rock retrouve son amour perdu du premier film et se découvre un fils qui malheureusement est un des membres les plus féroces de l’ICAC. Le procédé est certes grossier pour créer du drame, mais c’est dans ce registre intimiste qu’Andy Lau est le plus convaincant. Il amène une émotion et une profondeur qui lui confère un charisme bien plus tangible que lorsqu’il force les mimiques à la Robert De Niro pour nous faire croire qu’il est un leader charismatique. Si l’on regrette que la facette romancée prenne le pas sur la trame policière et géopolitique, Lawrence Ah Mong y semble plus à l’aise et y réserve tous les vrais temps forts du film.

C’est grâce à cela que la conclusion se teinte de regrets et d’amertume alors que dans le film et la réalité, Lee Rock a réussit à fuir au Canada avec ses millions et échapper à la justice hongkongaise. C’est donc par ce qu’il a dû perdre d’un point de vue personnel (finalement le fil rouge des deux parties) que Lee Rock existe à l’écran, et permet le seul morceau de bravoure de cette seconde partie avec un gunfight nerveux à souhait dans un hôpital. Si le film-dossier sur cette époque de corruption dans la police de Hong Kong reste sans doute à faire (les autres fresques criminelles sorties dans le sillage de Lee Rock explorant la même voie commerciale spectaculaire), Lee Rock n’en reste pas moins un plaisant et fastueux divertissement. 

Sorti en bluray français chez Spectrum Films

vendredi 28 avril 2023

Barbare - Barbarian, Zach Cregger (2022)


 Se rendant à Détroit pour un entretien d'embauche, Tess se retrouve à louer un « Airbnb » le temps de son séjour. Mais lorsqu'elle arrive tard dans la nuit, elle découvre que la demeure est déjà occupée et qu’un homme étrange du nom de Keith y séjourne déjà... Malgré la gêne, elle décide résignée d'y passer la nuit, les hôtels des environs étant complets. Mais réveillée dans son sommeil par des sons mystérieux, Tess va s’embarquer malgré elle dans une série de découvertes terrifiantes...

Le contexte social et l’imagerie des « no man’s land » causé par la crise économique au sein de la ville de Detroit avaient déjà inspirés un des plus grands films d’horreur des années 2010 avec Don’t Breathe de Fede Alvarez (2016). Barbare reprend ce décorum décidément inspirant pour nous offrir à son tour un mémorable moment d’épouvante. Le scénario, notamment dans sa première partie, est particulièrement habile pour semer l’angoisse avec peu sur un postulat imprévisible. Une erreur administrative amène Tess (Georgina Campbell) et Keith (Bill Skarsgård) à devoir partager la même location Airbnb, dans une maison située en plein dans le quartier désormais fantôme de Brighton à Detroit. Après une méfiance initiale, les deux sympathisent, se découvrent des points communs et osent quelques confidences intimes laissant entrevoir une possible romance. La demeure, tout isolée qu’elle soit reste pour eux une bonne affaire et un pis-aller vers leurs ambitions professionnelles qui les forcent momentanément à y séjourner. La maison représente ainsi une forme d’exploitation de la faillite d’un lieu, d’un quartier et de ses habitants désormais exilés.

La mise en scène de Zach Cregger distille l’angoisse par son jeu sur la profondeur de champs, les arrière-plans et les ombres indicibles qui semblent y circuler comme une menace sourde. Cela a formellement valeur d’élément de frayeur classique, mais on comprendra au fil du récit que c’est aussi une symbolique de la part d’ombre des personnages, de l’humanité dans son ensemble. Les terribles secrets que renferment la maison se révèlent par strates à travers différentes portes (de la cave, du cellier, des pièces cachées…) qui nous emmènent au plus profond de la demeure et des êtres qui y vivent. Là encore Cregger joue habilement sur les deux tableaux, la rencontre horrifique obéissant aux codes du film d’horreur mais constitue une métaphore de la confrontation entre les individus utilisant l’espace de la ruine et de la déchéance d’autrui avec ce qui reste des anciens habitants. Ce sont des éléments qui ne seront évidents que dans la suite du récit mais en l’état, la montée de tension et le terrifiant face à face avec « l’autre » est tout simplement une merveille d’épouvante.

La rupture de ton est surprenante ensuite puisque adoptant le point de vue de A.J. (Justin Long), acteur accusé de viol par une de ses partenaires. Pour financer sa défense judiciaire, il doit revendre certaines propriétés immobilières, dont une correspondant à la fameuse maison des évènements de la première partie. Alors que cette première partie avait montré des protagonistes relativement attachants exposés à la monstruosité, c’est l’inverse qui se produit cette fois. Tout le comportement assez douteux d’A.J. laisse peu à peu supposer qu’il a réellement commis le viol dont on l’accuse, et c’est sa propre noirceur qui va se heurter à l’étonnante « humanité » que Zach Cregger confère à son monstre.

Toute l’attitude de la créature est une manifestation déviante et dégénérée (par les abus et la consanguinité) d’un désir de maternité, d’une volonté d’offrir son affection. Les comportements uniquement égoïstes et violents sont dus aux figures masculines, qu’elles soient humaines (A.J.) ou « autres » (le bourreau originel et décrépi que l’on retrouvera aux confins de ces enfers sous-terrain), tandis que les femmes ou êtres féminins cherchent à faire preuve d’amour -à leur manière malsaine certes – et font même preuve de courage tel Tess qui pourtant sauve décide de retourner dans la maison libérer son compagnon d’infortune qui y reste piégé.

La frayeur des ténèbres matériels que l’on traverse tremblant et à tâtons se dispute au dégout des ténèbres de l’âme humaine dans un va et vient constant. Cregger parvient pour l’essentiel à le faire ressentir par l’image et sans surligner par le dialogue, tout en osant un propos social courageux et virulent prenant le parti des laissés pour compte de ces déserts urbains de Detroit. Ainsi, métamorphosée par ses mésaventures, Tess est traitée en paria par la police qu’elle tente de solliciter, la déchéance sociale apparente la rend tout aussi repoussante à leurs yeux que la créature qu’elle-même a croisé dans les abysses de la maison. C’est assez brillant dans cet équilibre de pure terreur et d’une certaine forme de culpabilité à la ressentir face à des êtres dont la violence d’un système social a délesté de leur humanité. Plus qu’à Don’t Breathe malgré l’environnement commun, le film marche ainsi sur les traces de Le Sous-sol de la peur de Wes Craven (1991) qui alliait aussi horreur et propos engagé. Après pareille réussite, on suivra en tout cas désormais attentivement les prochains essais de Zach Cregger.

Disponible sur la plateforme Disney+

mardi 25 avril 2023

Sentimentalement votre - Follow me, Carol Reed (1972)


 Belinda est mariée depuis plusieurs années à Charles, un conseiller fiscal. La jeune femme ne goute que très peu aux sorties que lui propose son mari. Celui-ci la soupçonne d'entretenir une liaison extra-conjugale. Il engage un fantasque détective grec pour la prendre en filature et découvrir la vérité...

Sentimentalement votre est la dernière réalisation, mais aussi le film du retour en Angleterre pour Carol Reed. Le réalisateur revient ainsi d’une expérience hollywoodienne où il aura côtoyé les plus grandes stars (Burt Lancaster, Tony Curtis et Gina Lollobrigida sur Trapèze (1956)), connu des triomphes commerciaux et critiques (la comédie musicale Oliver ! (1968) lauréate de cinq Oscars) mais aussi rencontré de sérieuses déconvenue lorsqu’il dû abandonner la réalisation de Les Révoltés du Bounty (1962) pour cause de différents créatifs avec Marlon Brando. Carol Reed est essentiellement passé à la postérité pour les superproductions de sa période hollywoodienne et pour ses œuvres anglaises tourmentées et ténébreuses, pour certaines adaptées de Graham Greene : Huit heures de sursis (1947), Première désillusion (1947), Le Troisième homme (1949), L’Homme de Berlin (1953).

Sentimentalement votre nous ramène pourtant à une autre veine de Carol Reed, plus méconnue, faite d’un regard social, d’un romanesque et des vision surréalistes captivante. Dans Bank Holiday (1938), un de ses premiers films, Carol Reed signe un film choral où il accompagne les destins de personnages en vacances un week-end de jour férié, capturant à la fois l’intime de leurs préoccupations et une dimension plus collective du microcosme social anglais, connectant le tout formellement par son usage de cet environnement de villégiature en bord de mer. Un film comme La Grande escalade (1938) travaille aussi sa romance en jouant le jeu de l’extravagance et des personnages excentriques. Si Carol Reed se découvre des aptitudes dans un registre plus sombre avec les films évoqués plus haut, ce pan plus joyeux, fantasque et anglais n’est jamais bien loin avec une merveille comme L’Enfant et la licorne (1955), magnifique tranche de vie londonienne flirtant avec le conte moderne.

Dans ces œuvres de Carol Reed, il est souvent question pour les personnages de s’épanouir dans une forme d’innocence, de folie douce où ils refusent de grandir. C’est en tout cas la découverte d’un pan plus sombre de l’existence que les protagonistes ne sont pas prêts à affronter. Les différents films de Reed investissant le monde de l’enfance – Première désillusion, L’Enfant et la licorne, Oliver ! – ou mettant en scène des individus immatures – La Grande escalade, Le Banni des îles (1951), Notre agent à La Havane (1959) – ne doit ainsi rien au hasard. Sentimentalement votre, adaptation de la pièce de théâtre The Public Eye de Peter Schaffer (qui signe également le scénario du film) apparaît donc comme un retour aux sources tout en amenant des questionnements plus contemporains.

La narration nous faisant découvrir dans le désordre la rencontre, le mariage malheureux et la suspicion régnant au sein du couple formé par Belinda (Mia Farrow) et Charles (Michael Jayston), peut de loin évoquer un pendant du charmant Voyage à deux de Stanley Donen (1967). La différence est qu’au récit en kaléidoscope de Donen se substitue ici un trublion faisant tour à tour office de confident, narrateur ou acteur indirect des évènements avec Julian Cristoforou (Topol), détective privé engagé par un Charles suspicieux de suivre une Belinda qu’il soupçonne de le tromper. On voit donc se déployer ce qui a pu rapprocher le couple dans ses différences. Charles s’extirpe de sa rigidité aristocratique anglaise, met avec bienveillance sa culture au service d’une Belinda qui trouve auprès de lui la stabilité qu’elle n’a pas connu dans son existence hippie ou sa vie familiale difficile. Pourtant une fois l’étape de la séduction passée et le pacte du mariage conclut, le fossé s’installe. L’idéal romantique cède à la responsabilité du quotidien conjugal, une rupture qu’adopte trop facilement Charles et qui à l’inverse éloigne maladivement Belinda du foyer. La différence sociale qui complétait le couple (lui anglais aristocrate, elle américaine et prolétaire) devient un fossé insurmontable qui revient dans certains dialogues virulents, ainsi que le miroir déformant ou intimidant que renvoie l’entourage de Charles. Sur ce point Carol Reed pèche quand il veut l’exprimer par des effets pop qui ne lui conviennent pas (les bulles apparaissant à Charles de sa mère et ses amis) mais excelle dans les situations où la malheureuse Belinda fait face aux regards inquisiteurs des amis de Charles issus de la haute société.

Si dans Voyage à deux la narration fragmentée semblait démontrer un temps révolu dans la relation du couple, Cristoforou amène ici un liant facétieux, tant narratif que dramatique. Sentant le désespoir de l’objet de sa filature errant seule dans Londres, il fini par se faire remarquer par Belinda qui d’abord interloquée noue progressivement une relation complice et silencieuse avec son suiveur. C’est une situation peu crédible dans la réalité mais que Carol Reed transforme en pure idée de cinéma, accompagnant de sa caméra les déambulations de Cristoforou et Belinda s’épiant, se souriant et se suivant mutuellement au gré de leurs humeurs. Reed matérialise là par une sorte d’épure ce que devrait être une relation de couple, s’aimer en s’accompagnant l’un l’autre dans nos envies respectives. Le réalisateur oppose cet idéal silencieux et rêveur où Cristoforou et Belinda se connectent sans un mot avec l’expression par le verbe des maux du couple Belinda/Charles sans que pourtant aucun d’entre eux ne se comprennent. John Barry qui est à l’époque au sommet de son inspiration romantique et mélodique ( les scores flamboyants de La Vallée perdue (1971), Marie Stuart, reine d’Ecosse (1972), Alice au pays des merveilles (1972) et Top Secret (1974) témoigne de ce penchant romanesque) signe une bande-originale magnifique dont l’entêtant thème principal chanté est une véritable voix omnisciente qui guide et accompagne les pérégrinations urbaines des personnages. Il contribue à l'ode qu'est le film à la cité londonienne, magnifiée dans son imagerie la plus touristique tout comme dans l'urgence de ces environnements populaires, entre-deux parfaitement saisi dans la superbe photo de Christopher Challis.

Plusieurs fois on ressent le risque que Cristoforou, notamment dans la deuxième partie, ne soit qu’un personnage-fonction là pour asséner les grandes vérités sur le couple et la vie que son incapable de de se dire Charles et Belinda. La bonhomie de Topol, l’authenticité du passif qu’il véhicule - la solitude de l'étranger s'oubliant dans le labeur des différents métiers qu'il doit effectuer pour survivre, Topol ayant effectivement eu plusieurs vies professionnelles dans la réalité - et son espièglerie mêlée de mélancolie lui font transcender ce rôle de mauvais génie pour en faire un pendant amoureux que l’on aimerait davantage voir repartir avec Mia Farrow. Cette dernière parvient à un idéal lumineux des rôles de femme-enfant vulnérable de Cérémonie secrète (1967), John and Mary de Peter Yates (1969), Rosemary’s Baby (1968) mêlé au souffle de modernité flower power et libre qui lui est propre puisque comme son personnage elle a vécu en Inde diverses expériences spirituelles et communautaires. 

Le seul élément qui pourrait constituer un défaut réside dans la prestation de Michael Jayston, presque jusqu’au bout engoncé dans ses principes de vies rigides et ses attitudes égoïstes. La fin ouverte est cependant une belle idée qui justifie le choix de ne pas le faire revirer trop brutalement, même par amour. Charles doit faire les preuves de son évolution à Belinda (et au spectateur), et sa réussite reste suspendue – même si en bonne voie – lors d’une conclusion retrouvant l’émoi et l’incertitude des premières séductions. C’est en tout cas une très belle dernière œuvre pour Carol Reed qui signe là un petit bijou de comédie romantique.

Sorti en bluray français chez Elephant Films

dimanche 23 avril 2023

L'Ami américain - Der Amerikanische Freund, Wim Wenders (1977)

Atteint de leucémie, Jonathan Zimmermann, propriétaire d'un atelier d'encadrements à Hambourg, se sait irrémédiablement condamné. Il rencontre un jour l'Américain Tom Ripley, trafiquant de tableaux. Ce dernier présente à Jonathan l'un de ses amis, qui lui propose de tuer un inconnu contre une forte somme : Jonathan accepte, offrant ainsi une "assurance-vie" et un avenir à sa famille. C'est le début d'une spirale inéluctable...

L’Ami américain se situe pour Wim Wenders à l’exacte jonction entre ses grands films d’errances existentielles allemands (Alice dans les villes (1974), Faux mouvement (1975), Au fil du temps (1976)) et sa fascination pour l’imagerie/culture américaine de ses œuvres à venir comme Hammett (1982) et Paris, Texas (1984). Il s’attaque là à un genre, le thriller, et une autrice, Patricia Highsmith (adaptant Ripley s'amuse publié en 1970) auquel le cinéma américain a donné ses lettres de noblesse. Il transpose l’intrigue en Europe mais dresse quelques vignettes de panoramas urbains américains, comme ne prélude de son Hammett qui sera sa première vraie expérience outre-Atlantique.

L’écrin et l’intrigue se rattachent donc à cette influence américaine, mais le traitement emmène davantage le film sur le territoire de ses œuvres allemandes. Dans les romans de Patricia Highsmith mettant en scène le personnage de Tom Ripley Dennis Hopper), celui-ci est une figure ambivalente, un sociopathe capable du pire mais étant capable de surprenant élans de bonté. Wim Wenders s’attache davantage à cela et la relation ambiguë qu’il va nouer avec Jonathan Zimmerman (Bruno Ganz). Suite à une vexation somme tout anodine, Ripley laisse Zimmerman à la merci d’un piège implacable qui va en faire un meurtrier. Passé la première entrevue glaciale qui mène à ce guet-apens, les deux protagonistes se retrouvent et l’attitude chaleureuse de Zimmerman avive les regrets de Ripley qui va prendre tous les risques pour le sortir de ce mauvais pas.

Malgré quelques réels moments de tension (la traque dans le métro parisien), c’est ce rapprochement inattendu entre le bourreau et sa victime qui frappe. Zimmerman avait également méjugé Ripley quant à ses activités douteuses dans le monde de l’art, et va revoir son opinion. On a le sentiment qu’en dépit des problèmes dans lesquels leur attitude les entraîne, il y a comme une stimulation, une renaissance pour chacun dans cette association improbable. Wenders déleste Ripley de tout le passif connu des romans (au moment du film Patricia Highsmith avait consacré trois ouvrages à Tom Ripley) pour en faire une page blanche transfiguré par l’aura de Dennis Hopper. L’aura de mélancolie, solitude et folie douce que dégage l’acteur crédibilise tous les comportements contradictoires de Ripley. La nuance d’émotion que Hopper véhicule lors des échanges (en définitive pas si nombreux) avec Zimmerman suffit à faire deviner toute l’amertume et le manque de confiance en l’autre de Ripley, désamorcé par la bonhomie de son interlocuteur. 

Bruno Ganz est tout aussi convaincant, un peu trop prompt à accepter l’offre périlleuse qui lui est faite. Elle est supposée assurer l’avenir de sa famille mais paraît aussi exalter un présent terne soudainement devenu excitant par le danger. Wim Wenders l’exprime en étendant l’horizon de Zimmerman, passant de l’immobilisme dans son atelier étriqué à des pérégrinations dans le métro parisien, à une fenêtre sur les grands espaces durant le voyage e train. A l’inverse Ripley qui est associé à cette imagerie américaine dépaysante, fascinante et grandiose dès les premières minutes du film semble regagner son humanité en se réfugiant dans des cadres restreints, où il peut de nouveau gouter à des liens simples et amicaux – l’atelier de Zimmerman. 

C’est assez brillant la manière dont Wenders fait passer cela avec peu, un regard, un geste amical, une crise de fou rire suffisent à sceller le lien entre les héros sans excès de dialogues – et y compris quand Zimmerman comprendra le rôle de Ripley dans ses ennuis. Tout juste regrettera-t-on la relative quête de suspense final qui ne fonctionne pas complètement, Wenders ayant tellement désamorcé la veine thriller du récit qu’il paraît difficile de raccrocher les wagons sur l’aspect film de genre. L’Ami américain n’en reste pas moins un très beau film. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild side

samedi 22 avril 2023

Un Américain bien tranquille - The Quiet American, Joseph L. Mankiewicz (1958)


 À Saïgon, au Vietnam, au début de l'année 1952, pendant la guerre d'Indochine, le journaliste britannique vétéran Thomas Fowler et le jeune Américain Alden Pyle, membre d’une mission d’aide médicale, se disputent les faveurs de la jeune amie vietnamienne de Fowler, Phuong. Parallèlement, Fowler découvre progressivement la véritable personnalité de Pyle, agent sous couverture de la CIA chargé d'apporter un soutien logistique au général Thé dans l'organisation d'attentats contre les Français, faussement attribués au Viet Minh.

The Quiet American est la seconde réalisation de la seconde phase de la carrière de réalisateur de Joseph L. Mankiewicz, celle qui le voit fonctionner en indépendant à travers sa société de production Figaro Inc. et être seul maître à bord. Ayant acquis un immense pouvoir au fil de ses succès commerciaux et critiques au sein de la Fox avec notamment Chaînes conjugales (1949) et All About Eve (1950), Mankiewicz supporte de plus en plus mal l’autorité de Darryl Zanuck, patron du studio. Il va donc décider de s’en émanciper en fondant sa Figaro Inc. afin de piloter seul ses projets, tout en ayant aussi la latitude d’écrire pour le théâtre qui constitue pour lui un art plus noble. La première tentative sera La Comtesse aux pieds nus (1954) qui ne rencontre pas tout à fait le succès public espéré. Cette place de producteur comprend davantage de risques sans le soutien d’un studio en cas d’échec, le condamnant au succès pour chaque projet. Il va donc entrecouper parfois ses projets personnels de réalisation pour de grand producteurs comme Samuel Goldwyn pour lequel il signe Blanches colombes et vilains messieurs (1955).

The Quiet American le voit donc se confronter à nouveau à cette prise de risque et incertitude du producteur, tout en lui faisant savourer sa liberté. Le film adapte le roman éponyme de Graham Green qui est une si ce n’est la première fiction à aborder la question de l’interventionnisme américain au Vietnam. Le pays est alors déchiré par l’opposition entre l’ancien pouvoir colonial français et l’influence communiste orchestré par l’Union Soviétique et la Chine maoïste. Green fort de son expérience et ses contacts dans le monde du renseignement anticipe donc la future Guerre du Vietnam dans laquelle les Etats-Unis vont s’embourber durant la décennie suivante et imagine les prémices de cette volonté à travers le personnage d’Audie Murphy. Le roman fit un petit scandale et sera accusé d’antiaméricanisme par cette critique frontale, un élément cependant détourné par Mankiewicz dans son adaptation, ce qui provoquera la colère de Graham Green.

Dans L’Affaire Cicéron (1952), précédente incursion du réalisateur dans le film d’espionnage, la dimension de classe était le moteur et la cause de la perte des personnages de James Mason et Danielle Darrieux. Le réalisateur creuse le même sillon ici, en faisant le moteur des éléments géopolitiques. Fowler (Michael Redgrave) est un journaliste anglais d’âge mûr couvrant les évènements du Vietnam tout en coulant des jours paisibles avec sa jeune et séduisante compagne Phuong (Giorgia Moll, actrice d’origine… italienne). Ce quotidien est bousculé par l’arrivé d’un jeune américain idéaliste (Audie Murphy) qui exprime à qui veut l’entendre qu’une « troisième voie » est possible en dehors des deux camps qui déchirent le pays. Fowler se vantant de sa neutralité face au contexte qu’il couvre se lie d’amitié sans arrière-pensée avec cet américain idéaliste. Ces relations cordiales ne survivront pas à l’attirance naissante et réciproque entre l’Américain et Phuong, plongeant Fowler dans des abîmes de jalousie.

Plus la menace sentimentale de l’américain se fait concrète, plus la menace politique tangible dont il le soupçonne devient crédible également. Le montage initial de 3h réduit à 2 pour l’exploitation en salle réduit pas mal la complexité politique des enjeux mais en renforce la dimension romanesque dans son triangle amoureux. Les soubresauts de l’arrière-plan local avec ses attentats meurtriers et inattendus, les rencontres secrètes avec de mystérieux informateurs, tout cela contribue à renforcer la suspicion de Fowler envers les activités suspectes de l’Américain. Après notamment l’Espagne de La Comtesse aux pieds nus, ce film est l’occasion pour Mankiewicz d’un tournage délocalisé et en partie sur les lieux de l’action – les extérieurs seront tournés à Saigon au Vietnam et les intérieurs en Italie à Cinecittà. Ce choix renforce la portée réaliste et documentaire du film, mais aussi la sensation de l’impact de cet environnement sur la psyché des personnages. La chaleur écrasante, l’humidité ambiante participent à la perte de lucidité de Fowler, emporté par la fièvre et le mysticisme des rites et espace sacrés locaux, et estompent sa perspicacité de journaliste dans des situations où laisse délibérément sa passion et son ressentiment l’emporter dans ses jugements.

Sur le plan formel, la narration en flashback n’est ici pas un élément aussi marquant que dans certaines des réussites majeures du réalisateur (Chaînes conjugales, Eve, La Comtesse au pieds nus, Soudain l’été dernier (1959)) mais la voix-off sert habilement le point de vue de Fowler. Ce dernier oscille entre sa distance britannique, son complexe de supériorité coloniale, et ses vrais sentiments pour Phuong qu’il n’ose pleinement exprimer sauf au moment de la perdre. Ce regard condescendant déteint aussi sur sa vision de l’Américain dont le discours, les attitudes et velléités héroïque en font un cliché politique et romantique du « sauveur blanc » - le passif militaire glorieux d’Audie Murphy renforçant ironiquement cet aspect. 

Rien pourtant dans le récit ne nous indique explicitement qu’il est coupable des agissements dont on le soupçonne, ce qui est la grande différence avec le roman de Graham Green. Plutôt que de privilégier l’aura de l’Oncle Sam comme on pourrait aisément l’en soupçonner, Mankiewicz préfère faire dérailler l’enjeu géopolitique pour mieux servir le déraillement plus humain de Fowler, ce type de faillite plus terre à terre étant toujours la cause de l’échec de ses personnages. Pas encore soumis à l’ironie désabusée qui servira cette déchéance dans ses derniers films, Mankiewicz laisse ici son héros hagard, transpirant et solitaire dans le tumulte du Nouvel An, alors qu’il a tout perdu. Une brillante étude de caractère auquel on reprochera seulement (à l’exception de sa toute fin) de ne pas vraiment faire exister sa figure féminine – un comble pour Mankiewicz - au-delà de l’enjeu viril que se disputent deux hommes. 

Sorti en bluray français chez Rimini

vendredi 21 avril 2023

El sacerdote - Eloy de la Iglesia (1978)


 Le père Miguel, un prêtre de trente-six ans, séduisant et timide, traverse une crise de conscience. De plus, la présence constante dans son confessionnal d'Irène, une jeune et belle femme mariée, à la fois pieuse et passionnée, met à mal sa foi et ses convictions religieuses.

El Sacerdote vient grandement confirmer que Eloy de la Iglesia, après nombre d'œuvres provocatrices et sur la corde raide de la censure durant l'ère Franquiste, fut un des cinéastes qui endossa avec le plus de virulence la liberté retrouvée après la fin du régime. Le film s'insère entre les œuvres que le cinéaste consacre à la délinquance entre la fin des années 70 et le début des années 80 qui le verront être un des fers de lance du cinéma quinqui. Dans les films qui précèdent ce virage comme Cannibal Man (1972) et celle qui s'y fondent (Navajeros (1980), Colegas (1982) et El Pico 1 et 2 (1983, 1984), la question de la sexualité, du désir, et de l'oscillation entre transgression et refoulé était fondamentale, tournant plutôt autour de l'homosexualité. El Sacerdo creuse en partie le même sillon même s'il s'éloigne du monde des petites frappes espagnoles. Nous nous plongeons plutôt ici dans le quotidien d'un clergé au milieux des années 60 à l'ère franquiste. On va y suivre la crise de conscience du père Miguel (Simón Andreu), prêtre de 36 ans soudainement assailli par un désir sexuel incontrôlable.

Les confessions impudiques d'Irene (Esperanza Roy), une femme mariée et séduisante de sa congrégation, stimulent son imagination et l'empêche de mener ses obligations à bien. Entré au séminaire à l'âge de quatorze ans, Miguel n'a aucune expérience des femmes et du sexe et, après avoir refoulé toutes ces années les pensées "impures, il se trouve désormais constamment assailli par elles. Eloy de la Iglesia filme ces moments de plus en plus fréquents où Miguel perd pied dans un onirisme halluciné où le moindre élément, la phrase et situations relevant de la "chose" suscite chez Miguel des bouffées délirantes intense. Qu'il croise Irene et son époux et voilà qu'il revit les confidences de cette dernière sur leur vie sexuelle tumultueuse, qu'il unisse un couple de jeunes mariés dont la femme est déjà enceinte et voici que les images de la conception du bébé surgissent dans son esprit en pleine messe, le forçant à s'interrompre. De la Iglesia ose même faire le parallèle entre ce refoulé et la pédophilie lorsque la simple vue des jambes nues d'un garçon de huit ans provoque chez le prêtre une excitation coupable.

La violence des fantasmes de Miguel n'a d'égale que la profonde intransigeance de sa notion de foi religieuse. La première image du film est celle d'une affiche de campagne électorale pour Franco dans le cadre d'un futur référendum. Une affiche qui sera bientôt remplacée par celle d'une publicité pour une crème bronzante mettant en valeur une belle jeune femme sexy et dénudée. Ces deux images signifient la crise à laquelle est confrontée l'église à cette période et représenté par différents personnages. Le message religieux supposé bienveillant est un instrument de contrôle et de peur sur les masses, servant l'idéologie du régime avec un prêtre plaçant des allusions pro franquistes dans ses prêches, vantant une modernité presque blasphématoire avec le père Luis (Emilio Gutiérrez Caba) tandis que le père Alfonso (José Franco) chef de congrégation, affiche la bonhomie détachée du religieux "à l'ancienne" servile de l'institution. 

Toutes ces contradictions et courant correspondent aux années (de 1962 à 1965, année où se déroule le film) qui virent le second concile du Vatican où, vacillant et perdant de son pouvoir à cause des bouleversements socio-politiques à travers le monde, l'église catholique remis en question certains préceptes de l'enseignement religieux. Miguel symbolise en quelque sorte le déchirement de ces différentes tendances. Il avait étouffé son désir sexuel durant toutes ses années en se soumettant à une foi célébrant un Dieu exclusivement répressif, vous promettant les flammes de l'enfer à la moindre incartade.

Lorsqu'il voit le père Luis afficher des thèses provocatrices (les enfants sans père feraient les fidèles les plus pieux pour compenser les péchés de leur mère et trouver une figure de père spirituelle, y compris le Christ) ou donner un prêche libertaire à des enfants, les certitudes de Miguel son ébranlés. De la Iglesia nous montre un environnement de jeunes prêtres soucieux de leur apparence (une scène d'essayage de nouvelles soutanes), aux loisirs sortant de la sphère de l'église et pour certains entretenant des aventures avec des femmes. 

C'est un pas que Miguel malgré les tentations ne se résout pas à franchir, la frustration entretenant sa psychose, et lorsqu'il cèdera la culpabilité accentuera sa folie. Simón Andreu livre une prestation aussi intense que touchante dans cette déchéance mentale et physique. Eloy de la Iglesia multiplie les scènes chocs pour traduire viscéralement le dilemme du personnage mais sous les excès, c'est bien à cette figure fragile que l'on se raccroche de bout en bout, notamment dans la belle introspection qui le voit revisiter les lieux de son enfance pour comprendre l'origine de son mal - et témoignant des conséquences d'un environnement répressif sur la libido en formation des jeunes âmes. Une œuvre puissante dont le propos conserve encore toute sa force aujourd'hui. 

Sorti en bluray espagnol doté de sous-titres anglais et pour les parisiens le film sera visible dans le cadre d'une rétrospective consacrée à Eloy de la Iglesia à la Cinémathèque française cet été