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jeudi 30 novembre 2023

Door 2 : Tokyo Diary - Banmei Takahashi (1991)


 Ai est une call-girl dont le travail comporte de nombreux risques. Chaque fois qu’elle franchit une porte, c’est à un nouveau type d’homme auquel elle a affaire. Un jour, elle rencontre M. Mamiya, un artiste étrange et captivant qui va peu à peu l’initier aux plaisirs SM.

Trois ans après le tour de force de Door (1988), Banmei Takahashi signe cette "suite" surprenante. Sur bien des points, ce nouveau film s'avère en formidable contrepoint de son prédécesseur. L'approche thriller et invasion domestique disparaît tandis que le portrait de femme demeure, mais avec une protagoniste aux antipodes de la femme au foyer timorée de Door. Ai (Chikako Aoyama) est en effet une call-girl indépendante partant à la rencontre de ses clients après que ces derniers aient laissé sur une boite vocale leurs coordonnées, la nature de leurs fantasmes et fixé un lieu de rendez-vous. L'exaltation de Ai réside dans la surprise qui l'attend à chaque fois qu'elle franchit la porte de l'antre du client, et savoir à quelle sauce elle va être mangée si l'on ose dire. Dans Door, la porte du domicile familial symbolisait un mélange de peur et d'attrait pour l'héroïne symbolisant par le refoulé la stimulation et le danger consistant à laisser entrer l'étranger masculin dans le cadre domestique aseptisé. Door 2 en multipliant les possibles à travers les multiples entrées correspondant aux différents clients prend l'option inverse. On peut y voir à travers les nombreuses séquences sensuelles une sorte de retour aux sources pour le réalisateur Banmei Takahashi qui fit ses débuts dans le cinéma érotique.

L'objectif est cependant beaucoup plus vaste que de simplement réaliser un film érotique que Door. Le point commun entre les deux films consiste dans le ton neutre adopté par Takahashi. Dans Door cette neutralité se conjuguait aux peurs, aux frustrations étouffées et invisibles de l'héroïne. Ai semble au contraire un personnage en pleine confiance et épanoui, dévoué aux attentes les plus surprenantes ou triviales de ses clients. Les séquences étranges, farfelues (le fétichiste des talons hauts rouges), malsaine et parfois franchement violentes s'enchaînent sans qu’Ai ne se dérobe. Un client particulièrement menaçant et jouant du ciseau lors d'une partie à trois va ainsi amener un moment de tension suffocant où Ai tout à son service n'oppose qu'une maigre rébellion, certes tétanisée de peur mais aussi conditionnée à le satisfaire quoiqu'il en coûte. On comprend alors que la "normalité" de Ai réside dans ces expériences parfois extrêmes tandis que le refoulé s'incarne dans tout ce qui pourrait ressembler à une existence ou relation normale. 

A Ichiro (Shingo Kazami), l'ami qui semble sincèrement amoureux d'elle, elle préfère s'attacher (dans tous les sens du terme) à Mamiya (Joe Yamanaka), client adepte des jeux érotiques les plus extravagants et tout autant en conflit avec une expression classique des sentiments. Chikako Aoyama offre un portrait aussi sensuel qu'opaque de cette héroïne jamais plus à l'aise que lorsqu'elle est à la fois le jouet et le guide des fantasmes troubles des hommes. L'argent n'est pas la motivation principale (la scène où elle refuse la proposition d'un riche vieillard impuissant de l'entretenir) et seuls comptent les situations périlleuses qu'elle va initier ou dans lesquelles elle va tomber. L'esthétique recherche moins la banalité anonyme (que le thriller venait malmener) que le film de 1988, et penche plutôt vers une stylisation jouant sur le luxe et le vide (chambre d'hôtels de luxe, villas désertiques) du paraître de la bulle économique finissante, la photo bleutée et froide de Kazuhiro Miyoshi et Ikuo Nakamura masquant sous la couche érotique les émotions que les protagonistes ne souhaitent pas révéler. 

L'ambiguïté ne fonctionne donc pas comme dans Door ou le refoulé est charnel en étant absent à l'image, il est cette fois sentimental en exposant justement crûment tout ce qui a trait au sexe. La menace du stalker de Door éveillait la peur et un désir coupable, la libido décomplexée de Mamiya attise un attrait amoureux inattendu chez Ai, notamment après une assez folle séquence de concert exhibitionniste. La prison de Ai n'est donc pas la triste normalité d'un espace domestique étouffant comme dans Door, mais la normalité de son statut d'objet sexuel qu'elle comprendra en voulant se lier à Mamiya en dehors du cadre de sa profession. Ce dernier ne voit aucune différence et va la soumettre à une situation humiliante dont elle ne reprendra le dessus qu'en recouvrant ses atours d'amante provocante et insaisissable lors d'une mémorable scène en voiture. Deux plans jumeaux nous avaient préparé à ce schisme. Lors de la première rencontre Ai/Mamiya, une composition de plan place Ai se déshabillant en arrière-plan de Mamiya, comme un prolongement mental de son désir qu'il manifestera avec la plus grande des politesses. Plus tard lorsque Ai s'exposera à montrer son attirance pour Mamiya, une composition de plan voisine la place comme observatrice impuissante de la satisfaction du désir imposé de Mamiya avec une autre. 

La sidérante séquence finale de mariage la voit accepter ce statut en rompant même les ultimes liens, cette fois amicaux, qui la liait au commun des mortels. Ai (traduction japonaise de "mourir") disparait des regards sans nous avoir laissé deviner si elle voulait être possédée, aimée, ou les deux. Sans réitérer l'électrochoc du premier film, une suite thématiquement et formellement passionnante qui renouvèle brillamment la proposition initiale. Un troisième et ultime volet sera réalisé par Kiyoshi Kurosawa, qui semble mélanger le pur thriller de Door et l'érotisme de Door 2.

Sorti en bluray anglais chez Third Windows avec le premier film

mardi 28 novembre 2023

Door - Banmei Takahashi (1988)


 Femme au foyer, Yasuko Honda vit avec son mari et son fils dans un grand immeuble d’un quartier résidentiel. Régulièrement harcelée par les démarcheurs et les canulars téléphoniques, la jeune femme, excédée, finit par claquer la porte sur les doigts d’un vendeur. Choqué, celui-ci refuse d’en rester là. Sa vengeance se mue bientôt en véritable obsession…

Door est un bel avatar du home invasion, sous-genre du thriller fonctionnant sur l'intrusion d'une menace extérieure dans l'espace domestique. La singularité de Door réside dans la manière d'adapter cet argument aux spécificités sociales et justement domestiques japonaises. Le quotidien familial de l'héroïne Yasuko (Keiko Takahashi) correspond ainsi à une triste réalité de la famille moyenne japonaise. Mariée à un homme (Shirô Shimomoto) officiant dans le secteur informatique (en pleine bulle économique japonaise), elle est une femme au foyer dont les journées se répètent dans leurs monotonies, entre tâches domestiques et l'attention apportée à Takuko son jeune fils encore à la maternelle. La première partie appuie sur les éléments qui rendent ce quotidien si terne, Yasuko étant inconsciente de certains (son époux se moquant gentiment de sa maniaquerie pour la propreté, l'ennui appelant l'attention plus grande sur ces aspects) et d'autres dont elle souffre comme une certaine frustration sexuelle. 

C'est un cliché certes mais reposant sur une réalité (le taux de natalité en berne du pays en témoigne) qu'une fois mariés, la vie intime des couples japonais est en berne, que ce soit à cause de l'attention tout entière consacré à l'enfant ou encore les rythmes de travail harassant des salarymen en faisant des êtres de passage dans leur foyer. Banmei Takahashi concentre tous ces lieux communs dans une scène emblématique où Yasuko extrait le jeune Takuko endormi du lit conjugal pour le coucher dans sa chambre, et sollicite ensuite l'attention sexuelle de son mari trop épuisé pour réagir.

Les nombreux démarcheurs téléphoniques et porte à porte sont des parasites venant imperceptiblement troubler cette vie huilée et ennuyeuse, au point de finir par mettre mal à l'aise Yasuko qui va avoir une attitude sans doute trop vindicative envers l'un d'entre eux (Daijirô Tsutsumi) en lui claquant la porte sur les doigts. Dès lors le vendeur va dans un premier temps chercher à se venger, avant de nourrir un désir et une obsession menaçante pour Yasuko. Là encore Banmei Takahashi imprègne son récit d'une terreur urbaine très spécifiquement japonaise (même si pas unique à ce pays bien sûr), celle du stalker épiant ses victimes féminines et s'immisçant secrètement dans leur vie avant de les agresser. La réaction "excessive" de Yasuko est implicitement inhérente à cette réalité pour les femmes japonaises, mais notre héroïne va paradoxalement "créer" son stalker en malmenant ainsi son physique et son orgueil. 

Le réalisateur façonne ainsi progressivement un espace mental entre l'attrait et le refoulé représenté par la porte de l'appartement familial. Le harcèlement du stalker instaure des péripéties fonctionnant sur la torture psychologique (les appels incessants dès que Yasuko est seule), une atmosphère paranoïaque par sa mise en scène où la caméra adopte un point de vue subjectif dans la réalité et les rêves de Yasuko. Paradoxalement, notre héroïne jusque-là éteinte retrouve une forme de grâce, de féminité et séduction qui questionne le spectateur. Ce sentiment est-il dû au fait d'adopter le point de vue du stalker, ou correspond-il aussi au ressenti de Yaskuko pour qui, toute sordide soit-elle, la situation permet de retrouver un semblant d'attention ? Cette réminiscence de la voix du stalker disant à Yasuko qu'elle est belle correspond-elle aux pensées du traqueur ou de la traquée ?

Le réalisateur excelle à nous placer dans ce doute très inconfortable, le tout en restant dans une tonalité très feutrée. Alors que le postulat permettrait son lot d'excès et d'effet baroque, la sobriété de l'ensemble décuple paradoxalement l'inquiétude inscrite dans la banalité de l'espace urbain typiquement japonais, la disposition et le mobilier de l'appartement. Banmei Takahashi, qui débuta dans le cinéma érotique, parvient à distiller le trouble de cette tension érotique par une retenue magistrale. La dernière partie cède cependant plus concrètement au home invasion, mais à l'aune de l'ensemble du dispositif patiemment déployé. La porte de l'appartement était la barrière à la fois de l'attrait et du refoulé, et c'est précisément ces deux volontés contradictoires qui vont s'affronter quand le stalker va pénétrer l'espace domestique. Jouant avec le petit Takuko et participant au dîner, il prend littéralement la place du père éternel absent. Lorsqu'il s'introduit dans la maison et malmène Yasuko en l'emmenant dans la chambre, celle-ci s'affale/s'offre comme évanouie sur le lit conjugal. 

Si l'intention du stalker est évidente (la violer), Yasuko semble presque devancer le geste de son agresseur. C'est la présence du fils qui ravive la protection du refoulé en préservant la cellule familiale, et entraîne le chaos final et un affrontement particulièrement sanglant. Il a fallu en passer par là pour que Yasuko retrouve la rage et l'instinct de survie que l'absence (le mari) ou la présence non désirée (l'agresseur) d'un homme avaient éteints. Le symbole de ses peurs va donc subir une douloureuse entreprise de destruction (tous les dommages physiques sont infligés à l'agresseur finissant en lambeaux) et tous les stigmates de son quotidien ennuyeux de femme au foyer deviennent des armes redoutables (ustensiles de cuisine, vase, meuble). Mieux, l'espace de l'appartement qu'elle connaît si bien va incarner le piège dans lequel elle va enserrer le stalker lors d'une poursuite où Banmei Takahashi ose enfin la virtuosité heurtée dans un travelling en plongée nous promenant de pièce en pièce.

Les traits juvéniles et les manières étonnamment douces de l'agresseur trahissent une profonde détresse qui rendent le personnage pitoyable malgré ses actes, et peut-être pas le pire avatar des stalker gravitant autour de Yasuko. En effet la première partie du film laisse sous-entendre que certains des actes les plus vulgaires et répugnants ne sont sans doute pas de son fait, mais d'un autre pas (encore ?) passé à l'acte. La dernière scène ambiguë achève de nous signifier la folie ambiante, toutes les peurs étant désormais imaginables à partir d'une simple sonnerie de porte. Keiko Takahashi (épouse du réalisateur) apporte toute l'opacité et la vulnérabilité nécessaire à faire de Door un grand thriller à tiroirs. Banmei Takahashi en tournera une suite, Door 2 en 1991, réputée réussie également.

Sorti en bluray anglais (zone free) et doté de sous-titres anglais chez Third Windows dans un coffret contenant le film et sa suite

lundi 27 novembre 2023

Ninotchka - Ernst Lubitsch (1939)

Iranoff, Buljanoff et Kopalski sont chargés par le gouvernement soviétique d'écouler à Paris des bijoux saisis pendant la révolution, et d'acheter avec l'argent ainsi obtenu des machines agricoles. L'ancienne propriétaire des bijoux, la grande Duchesse Swana, demande à un de ses amis, Léon, d'empêcher la vente et de récupérer les joyaux. Or Léon est précisément le guide, dans la capitale, des trois Russes. Ayant eu vent de l'affaire, les Soviétiques envoient à Paris Ninotchka, qui trouve les trois compères en train de mener la grande vie.

Les bijoux de la Lubitsch’s touch signés par le réalisateur durant les années 30 se caractérisaient par une merveille d’équilibre entre leur contexte social frivole (la haute société européenne) et des questionnements intimes et sentimentaux forçant les personnages à sortir de la posture distanciée. Cela donnera des chefs d’œuvres comme Haute Pègre (1932) et Sérénade à trois (1933) notamment, même si un virage vers une gravité plus explicite s’amorce avec Ange (1937) qui sera d’ailleurs un échec commercial. Ninotchka marque une volonté d’Ernst Lubitsch d’inscrire ses films dans un cadre plus conscient des soubresauts politiques de son temps. La nostalgie et la tendresse baignant l’espace de la boutique tchèque de The Shop around de corner (1940) fait écho à l’envahissement du pays par l’Allemagne nazie, cette dernière sera explicitement moquée dans l’excellent To Be ornot to be (1942), tandis que les conséquences du conflit sur la diaspora tchèque sont en filigrane dans La Folle ingénue (1946).

Ninotchka se propose de moquer le rigorisme et l’austérité inhérent au communisme du régime soviétique en l’opposant à l’idéal hédoniste de l’époque qu’incarne la ville de Paris. La première partie du film exploite cette dualité en faisant du communisme une matière de peur et de culpabilité plutôt que de conviction, tandis que la tentation capitaliste est une forme bienvenue d’abandon à ses envies et pulsions. Les trois émissaires soviétique Iranoff (Sig Ruman), Buljanoff (Felix Bressart) et Kopalski (Alexander Granach) n’ont pas besoin d’être « corrompus » par les fastes de l’Ouest, mais doivent simplement se faire suffisamment pousser par le roublard Léon (Melvyn Douglas) pour céder à une tentation du luxe déjà bien explicite. Lubitsch procède en trois temps pour traduire cette bascule, tout d’abord l’observation hésitante de la scène d’ouverture où les trois agents défilent à tour de rôle dans le hall du palace parisien avant d’en ressortir sans oser aller plus loin. Ce seront ensuite les dialogues hilarants fait d’auto-conviction par lesquels ils se délestent de l’idéologie et s’autorise un confortable séjour dans la suite royale.

That's an idea but who said we were to have an idea.

L’étape suivante consiste à enfin se délecter des plaisirs de la chair (dans tous les sens du termes) et du luxe qu’offre le capitalisme dans une séquences géniale où, hors-champ devant une porte fermée l’on ne constate que de manière sonore l’extase croissante du trio tandis que défilent les mets fastueux et les soubrettes courtes vêtues. Plus tard dans le film en écho à cette séquence, un même plan de porte close exprimera le message de révolte qu’insuffle Ninotchka (Greta Garbo) aux ouvrières et clientes d’un club depuis les toilettes. Ce parallèle fait du capitalisme un virus qui s’infuse, tandis que la bonne parole communiste est une « maladie » qui se diffuse, deux manières différentes d’endoctriner l’interlocuteur à sa cause.

L’adhésion de la très austère Ninotchka est différente des trois compères, la posture raide, le visage impassible, la tenue austère et les répliques cinglantes en faisant une personnalité bien moins perméable aux joies parisiennes. 

Le monde capitaliste ne sera une option que quand il sera incarné, de chair et de sang, mais sous son jour purement matériel et mercantile, il désintéresse totalement Ninotchka. C’est ce qui fait fonctionner le début de la romance entre Léon et Ninotchka. Léon ignore que Ninotchka est une proie qui ferait avancer ses affaires, et est simplement séduit par sa beauté et son ton laconique. Ninotchka quant à elle ne voit en Léon qu’un guide dans son observation des choses pratiques de l’Ouest à intégrer au régime, mais va perdre de sa froideur pour céder aux charmes du bonimenteur. Le jansénisme décalé de l’une et la légèreté de l’autre les séduisent mutuellement, faisant du décorum et des objets un motif échappant à l’idéologie communiste et à la frivolité capitaliste pour ne plus qu’être des motifs romantiques. 

Après avoir déploré le gaspillage d’électricité en observant l’urbanité parisienne éclairée du haut de la tour Eiffel, Ninotchka se laisse submerger par l’atmosphère sentimentale instaurée. Lorsque Leon allume sa radio quand Ninotchka pénètre son appartement, ce n’est pas dans une volonté d’épate mais dans l’espoir de détendre la jeune femme et lui voler un baiser. Comme pour exprimer la manière dont l’attrait amoureux déleste le duo des préoccupations terre à terre (la politique comme le profit), Lubitsch adopte un point de vue « divin » et omniscient pour filmer leur premier baiser en plongée. Plus tard Ninotchka va acheter un chapeau qu’elle avait regardé avec mépris dans la vitrine d’un magasin, et longuement se scruter devant un miroir en le portant sur sa tête. Le geste n’a rien de narcissique, la préoccupation de soi en tant qu’individu s’est éveillé en envisageant d’endosser l’attribut pour l’homme qu’elle aime. 

Le réalisateur tout en tissant cet écrin chatoyant reste alerte et conscient des maux du monde qui l’entoure. Lors de l’arrivée en gare de Ninotchka où le trio d’émissaire est venu la chercher, ils la confondent avec une autre avant de se raviser en la voyant effectuer un salut hitlérien. Comme il le fera dans To Be or not to be (le fameux surnom de « Erhard camp de concentration » d’un personnage), toutes les répliques les plus mordants fustigeant les pratiques du régime soviétique correspondent bien à une triste réalité de celui-ci.

“ What are the news from Moscow? “

“ Good, very good. The last mass trial were a great success. There is going to be fewer but better Russians  “

Cette approche n’est cependant pas là pour vanter les mérites du capitalisme puisque sans y toucher Lubitsch évoque aussi le conditionnement soumis des démunis quand Ninotchka vise juste (malgré la tournure amusée et décalée des répliques) en dénonçant certaines inégalités.

« What do you want? »

« May I have your bags Madam? »

« Why? »

« He is a porter, he wants to carry them »

« Why? Why should you carry other people's bags »

« Well, that's my business madam »

« That's no business, that's social injustice »

« That depends on the tip »

 

De même, les antagonismes entre l’ancien régime tsariste et l’actuel se rejouent à travers le personnage de la duchesse exilée Swana (Ina Claire). Au départ simplement désireuse de récupérer ses bijoux, elle constate qu’une femme de classe inférieure comme Ninotchka est non seulement capable de paraître plus resplendissante qu’elle en société, mais aussi de lui voler son amant par un attrait amoureux plutôt que pécuniaire. Dès lors le but pour elle sera de renvoyer celle qui lui dérobe ses prérogatives même loin du pays dont elle dut s’exiler. Les travers de chaque idéologie et mode de pensée qui privilégient arbitrairement le collectif (le communisme) ou égoïstement l’individu (le capitalisme) sont subtilement dénoncés, Lubitsch ramenant les enjeux à ce qui réunit le meilleur des deux avec l’entité intime du couple formé par Ninotchka et Léon, clairement transformés mutuellement par leur rencontre. Une mue qui sera aussi un argument marketing mémorable en vendant le film comme le premier où Greta Garbo rit, dans une séquence admirablement amenée et où le jeu de la star se fait aussi subtil que spontané.

Un des sommets de Lubitsch qui initie donc une suite plus politisée de sa filmographie, et un récit dont le potentiel sera exploité sous forme de comédie musicale dans La Belle de Moscou de Rouben Mamoulian (1957). Billy Wilder ici scénariste saura prolonger les leçons du maître dans la tendresse comme la satire avec La Scandaleuse de Berlin (1948) et le furieux Un, deux, trois (1961).

 Vous venez au passage de lire le 3000e texte du blog le film n'a pas été choisi au hasard !

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner

samedi 25 novembre 2023

Zu, les guerriers de la montagne magique - Suk san: Sun Suk san geen hap, Tsui Hark (1983)


 Au Xe siècle, quelque part en Chine, un jeune éclaireur de l'armée et un moinillon se retrouvent mêlés au combat mortel que se livrent un terrible démon qui cherche à détruire l'Humanité et la souveraine d'un palais céleste dont le pouvoir immense est seul capable de combattre la magie du monstre.

Zu, les guerriers de la montagne magique s’inscrit dans un mouvement général de rénovation du wu xia pian (film de sabre chinois), et plus particulièrement son pendant fantastique, au sein du cinéma hongkongais. Dans le sillage du film de Tsui Hark sortent en effet d’autres films mixant effets spéciaux modernes et intrigues typiques du genre, donnant des objets inclassables tels que Buddha’s Palm de    Taylor Wong (1982), Holy flame of the martial world de Lu Chun-ku produits par la Shaw Brothers. Zu constitue donc la tentative de la firme concurrente de Golden Harvest dans ce registre qui correspond aussi pleinement aux aspirations de Tsui Hark. Dès l’inaugural Butterfly Murders (1979), le réalisateur avait tenté de croiser le wu xia pian au récit à mystère façon Chu Yuan, mais à travers une esthétique moins luxuriante que les productions Shaw Brothers notamment en privilégiant le tournage en extérieur. 

Ce sera le cœur de sa démarche à la création de sa compagnie Film Workshop, où ses meilleurs films croiseront genre et contes traditionnels chinois avec une relecture thématique ainsi qu’esthétique moderne et plus personnelle, dont les réussites majeures seront la trilogie Histoire de fantômes chinois (1987, 1990, 1991), les trois premiers volets de la saga Il était une fois en Chine (1991, 1993), Green Snake (1993), The Lovers (1994) et The Blade (1995). En ce début des années 80, Tsui Hark n’a pas encore atteint la maîtrise pour livrer une œuvre se situant à ces hauteurs, puisqu’il ne s’agit que de son cinquième film et de son premier gros budget – le plus grand alloué à un film hongkongais pour l’époque.

Il doit en effet se démener entre la narration frénétique du roman de Huanzhulouzhu dont le film est adapté, et la gestion des différents effets visuels pour lesquels ont été engagés la crème des techniciens hollywoodiens ayant travaillés sur la saga Star Wars de George Lucas, Star Trek, le film de Robert Wise (1979) et Tron de Steve Lisberger (1982). Le résultat demeure aujourd’hui ce film foisonnant et éreintant à suivre, mais absolument fascinant et hypnotique par la série de tableaux luxuriant qu’il donne à voir. Si la confection du film semble viser une exploitation internationale (Zu sera notamment projeté au Festival International de Paris en 1984), le résultat en demeure profondément chinois et assez peu exportable en définitive.

Le fil rouge global semble être l’impossible harmonie et union à atteindre pour l’humanité, qui lui permettrait de faire face au chaos de la guerre ou à une menace démoniaque plus périlleuse encore. Ce motif est retravaillé tout au long du récit, tout d’abord de façon burlesque dans la séquence d’ouverture où la division est signifiée par les codes couleurs des multiples armées (au sein desquelles les alliés peuvent se retourner l’un contre l’autre pour un rien) mais permettant malgré tout l’amitié au-delà d’enjeux qui les dépasse par les malheureux Sammo Hung et Yuen Biao. Lorsque le film bascule dans le fantastique, ces mêmes élans belliqueux et orgueilleux empêche l’union du bien représenté par le guerrier Ting Yin (Adam Cheng) et le moine Hsiao Yu (Damian Lau) d’empêcher l’éveil du mal, tout comme la gracieuse mais indomptable Dame des glaces (Brigitte Lin). 

Cette facette constitue clairement le cœur émotionnel et thématique du récit, d’abord traité en filigrane avant de se concrétiser dans un climax où la fusion des épées, l’harmonie du duo de héros oppose une plénitude bouddhique au chaos que représentent les forces démoniaques. Entretemps l’histoire nous a certes perdu dans ses ruptures de ton, l’oubli temporaire de ses enjeux (le compte à rebours initié au début disparaît pour revenir dans la dernière ligne droite) mais Tsui Hark maintient notre attention par sa maestria visuelle. La grâce hiératique et sensuelle de Brigitte Lin envoûte dans le somptueux décor du palais de glace, les visions dantesques d’un bestiaire varié amènent une sidération et décalage ludique. Même si certains effets spéciaux ont forcément vieilli, l’idée prévaut comme toujours avec tant de force chez Tsui Hark que l’on se trouve emporté par le maelstrom d’un véritable spectacle son et lumière ne nous laissant pas un instant de répit – quelques secondes d’inattention et l’on se surprend à être dans un nouvel environnement, aborder une autre situation. Zu est une pierre fondamentale à l’édifice grandiose que va façonner Tsui Hark dans les années à venir. 

Sorti en bluray chez HK Vidéo

vendredi 24 novembre 2023

Déviation mortelle - Road Games, Richard Franklin (1981)


 En Australie, Pat Quid est un conducteur de semi-remorque. Lors de ses trajets il prend souvent des auto-stoppeurs. Un de ses passe-temps préférés est de jouer à des jeux pendant le trajet (comme imaginer la vie quotidienne des gens qu'il croise). Pamela est une auto-stoppeuse qu'il fait monter dans son camion. Lorsqu' elle disparaît, il soupçonne le conducteur d'un camion dont le comportement suspect lui fait penser au tueur en série dont tout le monde parle à la radio. En prenant en chasse le suspect, il attire l'attention de la police qui se pense alors croire qu'il est le suspect...

Road Games est un des fleurons de Ozploitation, cet âge d’or du cinéma de genre australien qui entre le début des années 70 et celui des années 80 offrit son lot de films singuliers. Une des particularités de ces films consistaient à revisiter les grands genres hollywoodiens ou européen par le prisme des particularismes culturels australiens. Road Games en est un bon exemple avec le réalisateur Richard Franklin qui, en féru du cinéma d’Alfred Hitchcock, parvient à réaliser une sorte de Fenêtre sur cour à ciel ouvert dans le bush australien. Le premier réflexe dans ce jeu de chat et la souris routier serait pourtant de penser tout d’abord à Duel de Steven Spielberg (1971). 

Le rapport de force est cependant inversé puisque c’est le héros Pat Quid (Stacey Keach) qui est au volant du semi-remorque et traque plus ou moins celui qu’il soupçonne être un serial-killer au volant d’une camionnette. Le scénario est d’ailleurs suffisamment habile pour être par moment interprété comme une relecture de Duel du point de vue du méchant puisque (tout comme dans Fenêtre sur cour) les « crimes » sont soumis au point de vue de celui qui les imagine, sans preuve concrète – malgré une saisissante scène de meurtre en ouverture.

Richard Franklin capture « l’inquiétante étrangeté » de l’espace immense du bush australien, ces étendues sauvages et désertiques où l’on peut se dissimuler, cet asphalte sans fin dans lequel Quid doit dialoguer avec son chien pour maintenir son attention et sa raison pour échapper à la solitude. Le réalisateur teinte ces moments de route d’aparté surréaliste et parfois inquiétante, telle cette auto-stoppeuse faisant une barrière de papier toilette pour forcer l’arrêt des automobilistes, et la réaction absurde de certains d’entre eux (l’homme remorquant son bateau) reflétant les attitudes kamikazes typiques des routes australiennes qui inspireront George Miller pour Mad Max (1979).

Le réalisateur travaille ainsi constamment l’ambiguïté du regard distant d’un potentiel thriller, en l’alternant avec l’effet de loupe d’un pittoresque bien réel dans les interactions de Quid avec les autochtones lors des différentes haltes et rencontres. Ses réactions logiques dans le danger qu’il soupçonne apparaissent inquiétantes face aux quidams ordinaires (la scène des toilettes), et on constate la différence entre l’effroi qu’il provoque chez la madame tout le monde qu’il prend en stop en premier, et l’acceptation immédiate de sa paranoïa quand il voyagera avec Pamela (Jamie Lee Curtis) jeune femme rebelle et excentrique plus à même de le croire. 

Par ce choix, le film fait le plus souvent office de road-movie décalé, et n’en rend que plus efficace les sursauts de tension assez mémorables, notamment l’intrusion de Jamie Lee Curtis dans la camionnette du tueur. Cet équilibre entre normalité et dérèglement provoque une hésitation équivalente dans les réactions du héros dont les élans d’héroïsme se dispute à la rationalité et travaille l’ambiguïté du point de vue. Ainsi, lancé à toute berzingue aux trousses du serial-killer et l’ayant rattrapé, Quid prend conscience de sa propre folie et se ravise pour un temps. 

C’est une idée assez géniale qui voit ce bush australien comme un déclencheur des folies et névroses enfouies, seulement s’agit-il de celles du serial-killer ou de son supposé poursuivant ? Le morceau de bravoure final avec sa double poursuite creuse ce sillon jusqu’au bout et il faut attendre la toute fin de la séquence pour que la narration assume une orientation claire. Et même en revendiquant objectivement sa nature de thriller, l’épilogue par un beau débordement sanglant assume l’ironie mordante faisant tout le sel de ce Road Games.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Studiocanal