Londres, 1938, Cluny Brown, qui a un
faible pour la plomberie, effectue un dépannage à la place de son oncle
chez un certain Hilary Ames. À cette occasion elle rencontre Adam
Belinski, un écrivain qui a quitté la Tchécoslovaquie pour fuir le
nazisme. L'oncle arrive chez Ames et trouve sa nièce ivre après avoir bu
quelques verres avec les deux hommes. Pour la punir, il décide de
l'envoyer travailler comme domestique à la campagne pour les Carmel.
Belinski, invité à s'y cacher par le fils de la famille, qu'il a
rencontré chez Ames, s'y trouve aussi.
Dans ses derniers
films, Ernst Lubitsch tend à adoucir les éléments de sa formule à succès.
La provocation, l'argent, le sexe, le délicat équilibre entre ironie et
sentiments, tout ce que l'on y apprécie de la
Lubitsch touch
est toujours bien là mais désormais la férocité cède de plus en plus à
une infinie tendresse. Alors que le monde s'apprête à sombrer dans le
chaos de la Seconde Guerre Mondiale, Lubitsch mêle son humour à un vrai
propos politique (le communisme moqué de
Ninotchka, le nazisme raillé dans
To Be or not to be) et se dévoile comme rarement dans
The Shop Around the Corner
où se mêle la chaleureuse vision d'un monde désormais révolu (Budapest
avant l'invasion allemande) et nostalgie où l'effervescence de cette
boutique évoque ses propres souvenirs d'enfance, dans le magasin de son
père tailleur berlinois. On y constate aussi l'intérêt de Lubitsch pour
les petites gens, s'éloignant ainsi des milieux bourgeois qu’il se
plaisait tant à moquer dans ses comédies des années 30. Dépourvu de
cette dimension politique,
Le Ciel peut attendre déploiera également une sphère intime et bienveillante du couple confirmant ce changement chez le réalisateur.
Vrai dernier film de Lubitsch (puisque l'ultime
La Dame au manteau d'hermine sera terminé après sa mort par Otto Preminger),
Cluny Brown
effectue un pont idéal entre l'ancien et le nouveau Lubitsch. Le cadre
de cette Angleterre aristocrate est typique des milieux nantis que la
Lubitsch touch
se plu tant à moquer, mais les deux héros dans leur statut social
modeste évoque plutôt cette dernière période du cinéaste, tout comme la
toile de fond historique traitant de la Tchécoslovaquie envahie par les
nazis (et d'une l'Angleterre pas encore engagée mais déjà inquiète).
Dans tous ces meilleurs films, Lubitsch a toujours célébré rebelles, les
libertaires et extravertis assumant de vivre en dehors des codes
sociaux classiques, que ce soit la femme adultère de
Ange, le trio amoureux de
Sérénade à trois, la fantaisie révélée de
Ninotchka ou encore la troupe d'acteur de
To Be or no to be.
Ici nous aurons comme héros un duo avec un farfelu qui s'assume et
s'accepte avec l'écrivain en fuite Adam Belinski (Charles Boyer) et une
qui s'ignore et cherche à rentrer dans le rang avec la femme de chambre
Cluny Brown (Jennifer Jones). Cet esprit libre revêt un aspect aussi
dramatique en toile de fond (Belinski ayant fui son pays et Hitler pour
ses idées) qu'irrésistible dans son expression avec cette scène
d'ouverture où l'on appréciera le bagout et l'aplomb de Belinski pour
s'introduire, faire culpabiliser et taper un aristocrate anglais
attendant ses invités. Cette folie douce est moins maîtrise chez
l'ouragan Cluny Brown, surtout s'il y a un évier bouché dans les
parages, Lubitsch nous assaisonnant de savoureux dialogues à double sens
sur la curieuse lubie de son héroïne.
Cette première rencontre
scelle les affinités entre Belinski et Cluny que leur audace conduit
bientôt chez la même famille traditionnelle anglaise en campagne dans
des statuts et pour des raisons différentes. Le culot de Belinski l'a
conduit chez les Carmel, ses nouveaux protecteurs prêts à l'accueillir
sans le connaître quand Cluny punie par son oncle pour n'avoir pas su
"rester à sa place" y est engagée en tant que femme de chambre. Lubitsch
moque avec brio le snobisme et ce rapport de classe qui atrophie tout
rapport humain chez les hôtes. Cluny est ainsi accueillie
chaleureusement quand par erreur elle est prise pour une égale mais
lorsque l'on constate qu'il ne s'agit que de la nouvelle bonne, les
Carmel s’éclipsent ainsi immédiatement.
Cette différence est inscrite
dans les gènes de toute cette communauté y compris les domestiques plus à
cheval encore sur ses principes à l'image du vieux couples d'employés
si maniéré qu'ils ne peuvent s'avouer leur sentiments. La hauteur de ces
nantis ne les rend pas plus autonome non plus à l'image de la
faussement libre Betty Cream (Helen Walker) se jouant des hommes mais à
la première lueur de scandale se réfugiant dans le mariage et ramené au
stade de petite fille obéissante par Lady Carmel.
Belinski et
Cluny sont bien au-dessus de toutes ces entraves. Charles Boyer
malicieux et attachant est parfait en Belinski à l'aise partout où il
passe et finalement ne se réfrène qu'avec Cluny en qui il a trouvé une
âme sœur mais qu'il pense attirée par un autre. Jennifer Jones montre
des capacités jusque-là inexploitée en comédie et injecte la folie de
ses rôles plus dramatiques dans cette Cluny Brown. Si l'excentricité de
Belinski est habilement maîtrisée par ce dernier et constitue un atout,
c'est un poids pour la fougue juvénile de Cluny que les épreuves amènent
à masquer sa différence.
C'est une tuyauterie encombrée qui fera
revenir le naturel au galop et la sauvera d'un sinistre mariage avec un
pharmacien fils à maman provincial, une nouvelle fois elle a dépassé les
bornes. Le titre français est bien trouvé, Jennifer Jones est
absolument craquante en ingénue inconsciente de ses écarts à la
bienséance guindée et illumine l'écran de son sourire et de ses coups de
marteau vigoureux. Dans une conclusion magique, elle comprendra enfin
que celui son meilleur confident est aussi celui qui la comprend le
plus, qui lui ressemble le plus. Peut-être le plus beaux couple du
cinéma de Lubitsch, ce qui n'est pas une mince affaire et fin de
carrière en apothéose pour le réalisateur.
Sorti en dvd zone 2 français chez Carlotta
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