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mardi 19 décembre 2023

Tsui Hark, la théorie du chaos - Arnaud Lanuque

 L’ouvrage d’Arnaud Lanuque vient enfin réparer une anomalie de l’édition cinéphile française, en étant le premier consacré à Tsui Hark dans la langue de Molière. On le doit à Arnaud Lanuque, spécialiste du cinéma hongkongais et chinois qui avait déjà signé un ouvrage de référence avec Police vs Syndicat du crime consacré au polar hongkongais, et que l’on retrouve régulièrement sur différents médias (youtube, bonus vidéo) pour présenter artistes et œuvres méconnues du cinéma hongkongais d’hier et d’aujourd’hui. Tsui Hark, la théorie du chaos est la somme d’années de visionnages, documentation, recoupements et entretiens avec Tsui Hark et une part énorme des différents collaborateurs l’ayant côtoyé tout au long de sa tumultueuse carrière. Le résultat est aussi captivant que foisonnant, et si l’aspect informatif et témoignages prime sur l’analyse cinématographique pure, celle-ci est néanmoins bien présente et permet à l’auteur d’exprimer plusieurs opinions tranchées – les réserves sur l’illustration virevoltante et fantaisiste du kung-fu dans Il était une fois en Chine (1991) et ses suites – ainsi que son net penchant pour la filmographie des années 80/90 du réalisateur plutôt que ses œuvres de la période plus récente.

 Hormis l’introduction sur l’enfance et les études de Tsui Hark, fondamentales pour comprendre la suite - naissance au Vietnam de parents chinois, ce qui renforce à la fois son attachement et sens critique envers la Chine, l’importance de sa compagne Nansun Shi dans tous ses accomplissements – l’ouvrage s’attache à scruter la personnalité de Tsui Hark dans le contexte de travail et création en suivant de manière chronologique toute sa filmographie. Chaque œuvre sera décortiquée dans tous les pans de sa création allant du développement, l’écriture, la production, en passant par son accueil au box-office hongkongais.

Un produit puis un moteur de son époque

Le livre se veut, par le prisme de Tsui Hark, une illustration à la fois de la production cinématographique, mais aussi de la mentalité hongkongaise avant, pendant et après la rétrocession à la Chine en 1997. Tsui Hark se distingue ainsi à ses débuts, non pas par son parcours assez semblable aux autres ténors de la Nouvelle Vague hongkongaise (Ann Hui, Patrick Tam, Yim Ho…) -avec des études à l’étranger, des débuts à la télévision, une volonté de revisiter les genres – mais bien par une ébullition créative et un sens formel qui le fait repérer dès ses travaux télévisés à la TVB. C’est dans ce contexte qu’il a l’opportunité de se lancer avec Butterfly Murders (1979), tentative de wu xia pian à mystère dans une esthétique plus réaliste. Arnaud Lanuque dépeint le contexte de production chaotique qui sera sa marque de fabrique, et le va-et-vient entre innovations encore incomprises et tentative de s’inscrire dans une approche populaire qui marqueront ses premières années de réalisateur – L’Enfer des armes (1980), Zu, les guerriers de la montagne magique (1983). L’auteur évoque le contexte cinématographique local, ses forces en présence dont la compagnie Cinema City dans laquelle Tsui Hark fait ses armes dans des œuvres mineures (All the Wrong Clues (1983), Mad mission 3 (1984)) mais marquées d’éléments fondamentaux pour la suite comme son goût pour la comédie. C’est une manière d’observer le mode de production collégial et impersonnel d’un certain cinéma populaire, et ce qu’en retiendra  (la multiplication des équipes de tournage, le comique cantonais à gros trait de certains films) ou rejettera (le choix de l’originalité, le processus soumis à sa seule vision par opposition) lors de la création de sa société Film Workshop.

Arnaud Lanuque montre comment le réalisateur parvient tour à tour à s’imprégner de l’environnement local et plus globalement cinématographique pour capturer et orienter le goût du public, mais aussi initier les modes en se nourrissant de ses expériences. On est ainsi marqué par le fait que son attrait des personnages féminins fort lui vienne de la rancœur de Sylvia Chang quant à sa désinvolture initiale sur ce point dans Shanghai Blues (1984), ou que la force de l’amitié irriguant Le Syndicat du crime de John Woo (1986) vienne de la volonté de ce dernier à traduire justement le lien profond l’unissant à Tsui Hark.

Producteur et tyran de génie

Un des aspects les plus captivant du livre et la description en profondeur de toutes les réalisations et productions de Tsui Hark durant l’âge d’or des années 80 et 90. On connaissait sa réputation de producteur interventionniste, la vérité s’avère encore pire. Il est coréalisateur à des degré divers d’un pan majoritaire des films produits par la Film Workshop durant cette période, et après avoir voulu en faire un espace de liberté pour les créateurs au début, devient un producteur omnipotent dont il s’agit de suivre toutes les directives. L’auteur recueille une somme considérable de témoignages sans langue de bois qui soulignent le comportement discutable voire détestable de Tsui Hark (reconnu par l’intéressé avec le recul), tout en reconnaissant que presque toutes ses intrusions tiraient systématiquement les films vers le haut – les exemples des productions dantesques de The Big Heat (1988), Swordsman (1991) et ses suites, King of Chess (1991), mais aussi les collaborateurs stimulés, puisque certains ne seront jamais aussi bons qu’au sein de son giron autoritaire – Ching Siu Tung à la carrière anecdotique hors Film Workshop et constamment ramené à Tsui Hark.

On est impressionné par la flamme animant Tsui Hark à cette époque qui, tout en mettant « officiellement » entre parenthèse sa carrière de réalisateur, s’avère le maître d’œuvre de plusieurs bouleversements majeurs du cinéma hongkongais : le polar héroïque des années 80, la romance fantasy de Histoires de fantômes chinois (1987), le néo wu xia pian du début des années 90 grâce à Swordsman 2 (1992).

 Défenseur et critique de l’identité chinoise

Adolescent et jeune adulte dans le Hong Kong agité des années 60 (les émeutes de 1967), Tsui Hark nourrit un idéal et fantasme à la fois social, culturel et plus spécifiquement cinématographique de l’identité chinoise. Militant politique et défenseur du régime chinois durant ses années d’études aux Etats-Unis, il finit par être rattrapé par la réalité de celui-ci quand les évènements et informations filtrantes viennent contredire cette Chine rêvée. Le blason en est donc redoré en revisitant le patrimoine culturel sous un jour folklorique et cinéphile en adaptant des contes traditionnels (Green Snake (1993), The Lovers (1994)) ou en redéfinissant ses grands héros comme Wong Fei Hung dans la saga Il était une fois en Chine. Arnaud Lanuque explique bien comment certains drames imprègnent son regard critique, notamment dans le compte à rebours fébrile menant à la rétrocession. Histoires de fantômes chinois 2 (1989) est marqué par les évènements de la Place de Tian An Men, toute la saga Il était une fois en Chine oscille entre la méfiance des occidentaux et la nécessité d’une ouverture de la Chine à l’extérieur. La manière de réinventer, sublimer, parfois pervertir les récits et genres traditionnels correspond à cette ambivalence de Tsui Hark renversant la table pour The Blade (1995) ou rentrant en partie dans les clous idéologiques sur certaines de ses œuvres réalisées dans le nouveau et lucratif contexte production chinois des années 2000/2010 – la trilogie Detective Dee (2010, 2013 , 2018) La Bataille de la montagne du tigre (2015), La Bataille du lac Changjin (2021, 2022) - les descriptions d'un pouvoir chinois divisé et erratique d'antan cèdent au roman héroïque national de propagande.

Arnaud Lanuque signe là ce qui est amené à devenir l’ouvrage de référence sur Tsui Hark, ne laissant aucun détail au hasard (l’excellente initiative de mettre les chiffres du box-office ce qui réserve quelques surprises comme l’accueil tiède de Green Snake, ou L’Enfer des armes pas du tout l’échec commercial souvent évoqué) et auquel on pardonnera aisément les petites fautes grammaticales passées au travers de la relecture.

Publié aux éditions Omaké Books

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