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mercredi 30 septembre 2020

Le Voyage de la peur - The Hitch-Hiker, Ida lupino (1953)

Un tueur hante les routes désertiques en se faisant passer pour un auto-stoppeur auprès des rares voitures qui croisent son chemin. Bientôt traqué, il se résout à fuir en menaçant deux pêcheurs qui le conduisent jusqu'au Mexique. Contraints par le porteur du pistolet, les deux hommes ne parviennent pas à se libérer de son joug.

 Le Voyage de la peur se démarque au sein de la filmographie d’Ida Lupino qui explore le plus souvent des thématiques sociales et féministes rattachés à des personnages placés à la marge par les circonstances (Outrage (1950) et Never Fear (1949) notamment). Le Voyage de la peur est un pur thriller qui au premier abord s’éloigne de ces préoccupations. Le scénario (cosigné par Ida Lupino) s’inspire d’un vrai fait divers qui vit le criminel Bill Cook assassiner six personnes qui eurent le malheur de le prendre en stop en Californie et dans le Missouri entre 1950 et 1951. Ida Lupino s’empare du sujet pour un remarquable dosage entre suspense et étude de caractère.

 L’ouverture muette est absolument glaçante, faisant du tueur Emet Myers (William Talman) une silhouette invisible et funeste semant la mort chez les malheureux automobilistes ayant eu le malheur de le prendre à bord. Son visage est absent à l’écran si ce n’est une coupure de journaux révélant son identité, et les conséquences de ses actes ne se révèlent que dans un silence froid où l’on n’aperçoit que son pas impassible quittant les lieux du crime (dans un principe qui préfigure En Quatrième vitesse de Robert Aldrich (1955)). Dès lors toute montée de tension est inutile lorsque Myers s’introduit dans le véhicule des deux amis Roy (Edmond O'Brien) et Gilbert (Frank Lovejoy). Nous avons déjà assisté au commencement et à l’issue des fatidiques périples de Myers et Ida Lupino va au contraire explorer ce qui n’a pas été vu, à savoir la confrontation entre le tueur et ses victimes un tournant violent attendu. La réalisatrice désacralise son méchant après l’avoir iconisé et rendu mystérieux une dernière fois lorsque son visage est plongé dans l’ombre installé sur la banquette arrière. Myers est un être pathétique dont le sentiment de toute puissance ne tient qu’au revolver qu’il tient solidement à la main.

Dans un thriller classique, on scruterait les ouvertures quant aux situations où nos héros à deux contre un profiteraient d’un moment d’inadvertance de leur adversaire pour le neutraliser. Mais Lupino ne pose aucun de ces creusets scénaristiques qui amorcerait la chose pour au contraire dresser un road-movie inquiétant sans vraie grande péripétie. L’idée est d’opposer la folie dans tout ce qu’elle a d’imprévisible et pitoyable à la peur ordinaire et l’instinct de survie. Face au répugnant Myers, tout faux-pas se paie potentiellement cash et cette crainte noue le ventre des quidams lambda que sont Roy et Gilbert. Myers cherchera d’ailleurs à briser ses otages en jouant sur les aptitudes qui auraient pu les rendre dangereux pour lui. La scène où il fait tirer Gilbert à distance sur Roy altère la témérité du premier et expose la vulnérabilité du second.

Cette mise à nu s’exprime par l’évolution des environnements traversés. On s’éloigne progressivement de la civilisation pour se perdre dans des lieux reculés puis le désert, comme pour traduire la folie comme la terreur exposée des personnages. Lors de leur tentative d’évasion nocturne, Roy et Gilbert le temps d’une saisissante contreplongée sont comme des enfants apeurés dominé par l’arrivée en voiture puis la silhouette de Myers qui les a rattrapés. Le taciturne Gilbert est le plus préparé (un dialogue en début de film indique qu’il a fait la guerre) tandis que le loquace Roy est le plus vulnérable malgré les joutes verbales qu’il entame avec son ravisseur.

 Le traumatisme de l’aventure se ressent par sa perte de repère comme lorsqu’il fond en larmes en voyant un avion survoler leur campement sans les voir, mais surtout lors de ce final tout sauf vengeur où il tabasse un Myers menotté. On quitte en fait des êtres tout aussi brisés et hébétés que la jeune femme violée d’Outrage. Sauf que dans ce dernier le traumatisme était capturé en ellipse tandis qu’il constitue le cœur de Le Voyage de la peur, sans espoir de reconstruction. Remarquable. 

Ressortie en salle cette semaine

mardi 29 septembre 2020

The Vast of Night - Andrew Patterson (2020)


 A la fin des années 1950, au Nouveau-Mexique. Une jeune demoiselle du téléphone, Fay et un animateur radio, Everett découvrent une étrange fréquence comportant des appels interrompus et anonymes et des signaux sonores conduisent Fay et Everett à résoudre l'énigme...

The Vast of Night est un remarquable premier film dont le réalisateur revisite brillamment l'imaginaire SF américain classique. On craint lors du générique façon The Twilight Zone le film de petit malin trop référencé mais Andrew Patterson trouve l'équilibre idéal pour captiver le spectateur. La trame est connue mais l'écrin et le ton amènent une vraie fraîcheur au sujet. Nous suivons deux jeunes gens, Fay (Sierra McCormick) et Everett (Jake Horowitz), qui sont passionné de sons et d'innovations technologique de par leur activité d'opératrice téléphonique et animateur radio. Un soir où toute la ville désertée à l'occasion d'un match de basket, des sons mystérieux envahissent les ondes radios et téléphoniques et titillent ainsi la curiosité de nos deux héros. Les indices progressivement réunis indiquent qu'il s'agirait peut-être d'une présence extraterrestre...

La mise en scène de Patterson joue constamment sur plusieurs niveaux de lecture. Il y a quelques tics méta qui voient lors de certaines séquences un cadre 4/3 se substituer au format cinémascope pour figurer un écran de télévision et ainsi nous faire l'effet de justement regarder un programme à la Twilight Zone. A d'autres moments il convoque les racines de cet imaginaire SF lors de la brillante séquence où un auditeur vient narrer son expérience de ces bruits étranges à Everett. On retrouve à la fois le sensationnalisme à la Orson Welles dans la manière qu'a Everett de "teaser" son auditeur à l'antenne, mais aussi l'intimité de ces libre-antennes nocturnes où les confidences se font.

Patterson isole totalement cet instant d'un fondu au noir où l'on entend plus que les voix des interlocuteurs, et cela crée un sentiment intermédiaire où le mystère grandit mais qui ramène également à l'expérience enfantine que l'on aurait potentiellement à l'époque en écoutant sous sa couette ce type d'émission sensationnaliste. Tout le film joue sur ce tableau, notamment quand Fay et Everett iront rencontrer une vieillarde solitaire qui semble en savoir long également. Là le mode narration, la manière d'évoquer les extraterrestres comme une entité indicible qui a toujours observé les humains lorgne sur Lovecraft notamment dans cette façon de créer un moment suspendu au récit d'un interlocuteur. Patterson là aussi amène une touche formelle qui rend fascinante une scène de dialogue par l'atmosphère étrange qui guide le monologue, la photo clair-obscur bleutée qui donne des contours inquiétant au visage de Gail Cronauer.

Les longs plans-séquences du début accompagnant les échanges enjoués entre Fay et Everett semblent initialement gratuit, mais dressent en fait la topographie des courtes proportions de la ville que nous arpenterons de long en large au fil des découvertes. C'est assez brillant et contribue une nouvelle fois à poser une ambiance très particulière qui dilate ou accélère le temps dans cette nuit étrange, notamment lorsqu'une attente de dix minutes est comblée par un mouvement de caméra entre le standard téléphonique et la station radio. Les deux personnages sont très attachants et sous l'urgence du récit révèlent leur attachement, et la façon dont ils cherchent à tromper l'ennui de cette vie provinciale (l'arrogance et le sensationnalisme radio d'Everett) ainsi que le déterminisme social (Fay dont on ressent toute l'intelligence et la curiosité mais qui n'envisage pas l'université faut de moyens).

Après nous avoir ainsi envouté par la seule force de sa mise en scène malgré l'économie de moyen, Patterson ose enfin le grand moment de révélation lorgnant sur Rencontre du Troisième Type de Steven Spielberg (1977). Contrairement à la spectaculaire symphonie son et lumière de ce dernier, ce contact se fait dans une sidération silencieuse et poétique (le final du Monsters (2010) de Gareth Edwards n'est pas loin non plus dans cette idée de gigantisme intimiste) où "l'autre" se révèle en fond de cadre avant de dominer de toute sa majesté ce décorum isolé. Une très belle réussite qui rend vraiment curieux des futurs travaux du réalisateur qui a financé seul son film en tournant des publicités.

Disponible sur Amazon Prime

dimanche 27 septembre 2020

Il Moralista - Giorgio Bianchi (1959)


Agostino est secrétaire de l'Office International de la Moralité. Austère et particulièrement sévère, il se distingue publiquement par sa rigueur implacable en matière de censure de l'affichage cinématographique et dans la levée des sanctions à l'égard des boîtes de nuit. En réalité, c'est aussi un fournisseur privé de belles-de-nuit pour les plus florissants cabarets de Rome.

Il moralista s'inscrit dans l'archétype de rôles chers à Alberto Sordi où il promène son personnage au sein de films où concrètement il incarne toutes une gamme de profession mise à mal par son tempérament farfelu. Et symboliquement Sordi y illustre toutes sortes de petites tares humaines ordinaires poussées dans leurs derniers retranchements comiques à travers sa personnalité haute en couleur. Dans les plus grandes réussites, Sordi trouve l'équilibre idéal entre ridicule magnifique et fêlures psychologique donnant une profondeur tragique à ses interprétations dans Une vie difficile de Dino Risi (1959), La Grande Guerre de Mario Monicelli (1959), Il Boom de Vittorio de Sica (1961), Mafioso d'Alberto Lattuada (1962) ou encore Détenu en attente de jugement de Nanny Loy (1970). Dans la seconde catégorie les films sont surtout des véhicules pour laisser Sordi faire son numéro, ce qui peut donner aussi des spectacles tout à fait plaisant mais sans ce supplément d'âme comme Le Veuf de Dino Risi (1959) ou L'Agent de Luigi Zampa (1960). C'est plutôt là que se situe Il moralista où Sordi incarne un chantre de la morale qui va bien évidemment montrer quelques failles.
 
Agostino est le très rigide secrétaire de l'Office International de la Moralité, dégainant la censure plus vite que son ombre pour toute une société de divertissement en pleine émancipation. On s'amuse de son stoïcisme face à la tentation, qu'elle soit pécuniaire lors des tentatives de corruptions des notables, ou sexuelle face à une actrice tentant de lever la censure de son film. Sordi provoque l'hilarité par le décalage entre sa raideur physique, la flamme de son discours moralisateur et le grain de malice dissimulé dans son regard qui entrouvre la porte à plus de frivolité. 
 
Dommage que le récit se perde un peu avec les sous-intrigues liées au personnage de Vittorio De Sica, président de l'Office et moins gêné par le démon de midi, ainsi que sa fille Franca Valeri plus ouverte à la modernité après un séjour à l'étranger. Ce n'est guère passionnant d'autant que De Sica se montre étonnamment sobre quand sa propension au cabotinage aurait été bienvenue au vu de certaines situations. Quant à Franca Valeri en général elle est plus convaincante justement en contrepoint austère à des personnages loufoques (comme dans Le Veuf de Risi justement) mais il lui manque ce petit allant désinvolte pour vraiment faire exister cette jeune fille moderne et espiègle.

Reste donc un Sordi grandiose qui nous plie parfois par la seule expressivité, à la fois subtile et outrancière, de son visage. La scène où il visite un club de striptease est grandiose, la béatitude perverse prenant progressivement le pas sur le masque moralisateur. Plutôt que de creuser ce sillon de la pulsion charnelle qui surmonte l'intellect puritain, le film va malheureusement chercher une explication dans le passé d'Agostino qui justifie son comportement. Sa résistance ne tient qu'au fait qu'il ait fait bien pire autrefois et gâche un peu le comique du film fonctionnant avant tout sur le grand écart du ressenti et du paraître. On passera donc un moment sympathique mais c'est un Sordi de plus à défaut d'un grand film.

Disponible sur Amazon Prime

mercredi 23 septembre 2020

Boat People, Passeport pour l'enfer - Tau ban no hoi, Ann Hui (1982)

Trois années après avoir photographié la fin de la guerre, le journaliste japonais Shiomi Akutagawa revient au Vietnam pour faire un reportage sur la situation actuelle du pays, les mesures prises par le gouvernement comme les mises en place de Zones Économiques Nouvelles. Accompagné par deux responsables des affaires culturelles, Le et Vu, il se met à douter de la spontanéité des scènes dont il est témoin dans une de ces ZEN. Il décide alors de s'en éloigner seul et fait la rencontre d'une adolescente de 14 ans, Cam Nuong.

Boat People est le troisième et dernier volet de la "trilogie vietnamienne" d'Ann Hui, venant après le téléfilm Boy from Vietnam (1978) et The Story of Woo Viet (1981). Ces deux premiers films observaient différents pans du sort de la diaspora de réfugiés vietnamiens fuyant le pays. Dans Boy from Vietnam on suivait le sort d'un adolescent réfugié fraîchement arrivé à Hong Kong et son adaptation à sa terre d'accueil. The Story of Woo Viet traitait le problème plus en amont avec cette fois le parcours du combattant d'un réfugié et le quotidien de voyageur clandestin sur le chemin d'une vie nouvelle. Boat People suit la même logique et se déroule cette fois dans ce Vietnam agité de la fin des 70's, pour nous montrer les conditions qui poussent la population à fuir le pays dans de périlleuse conditions dans l'espérance d'une existence meilleure. Cela va se faire à travers le regard du journaliste japonais Akutagawa (George Lam) qui, après avoir photographié le pays en guerre y revient trois ans plus tard pour immortaliser sa reconstruction. Seulement son reportage se fait sous l'égide du ministère des affaires culturelles et l'oriente vers des ZEN (Zones Économiques Nouvelles) au cadre trop contrôlés et idylliques, à l'image de la scène d'ouverture et de ses orphelins bien portants et euphorique. Akutagawa doute vite que cette imagerie qu'on lui impose reflète la réalité du pays et décide d'arpenter la ville voisine seul afin de se faire sa propre idée. Il va sympathiser avec l'adolescente Cam Nuong (Season Ma) et sa famille pour ainsi découvrir l'envers cauchemardesque du Vietnam. 

Si The Story of Woo Viet empruntait une voie plus romanesque et orientée polar, Boat People marque par sa crudité. Tous les personnages dont (et surtout) les enfants font preuve d'une forme de détachement blasé face à la misère du quotidien et les comportements extrêmes qu'elle génère. L'instinct de survie surmonte et rend banal toute l'horreur ordinaire. Chaque fois que durant les pérégrinations d'Akutagawa une forme de légèreté s'installe, une scène choc vient brutalement nous rappeler la situation dans laquelle on se trouve. Ann Hui amène chacun de ces moments de manière anodine, sans effet dramatique ni montée de tension, le pire est une normalité. Cela concerne avant tout les enfants et est graduel. La curiosité de notre héros est titillée en observant des enfants se battre pour un bol de nouilles renversé par terre. Plus tard le choc viendra de l'empressement désinvolte de ces mêmes enfants à détrousser les cadavres d'opposants fraîchement exécutés dans l'espoir d'y trouver une babiole à revendre.

C'est une véritable génération sacrifiée que l'on a sous les yeux, tout autant livrée à elle-même en ayant encore ses parents que pour les orphelins soumis aux besognes dangereuse dans les vraies ZEN plus proche du camp de prisonnier que du refuge. Ann Hui filme avec noirceur ce pendant sordide du Vietnam par une veine dramatique reposant sur l'empathie et l'attachement d'Akutagawa à Cam Nuong. L'autre approche de la réalisatrice et de saisir la nature résignée des adultes quant au monde qui les entoure. L'ancien révolutionnaire Nguyen (Shi Mengqi) qui a voué sa vie à la cause est bien conscient de son échec et se réfugie dans l'alcool et les maximes désabusées. Il y a ceux qui profitent des failles du système pour s'enrichir comme Cora Miao, tenancière de bar faisant du marché noir mais qui est gagnée par la mélancolie face à une existence figée. On peut y ajouter les agents du pouvoir plus cynique et dans ce mélange d'ambition et de fanatisme où il faut donner le change politique par l'image. Le personnage de To Minh (Andy Lau dans un de ses premiers rôles) est finalement intermédiaire, jeune homme gagné par la froideur ambiante mais n'ayant pas encore renoncé à ses rêves d'ailleurs comme ouvrir un bar à la Nouvelle Orléans.

Akutagawa (très bon George Lam) en tant qu'orphelin japonais de la Deuxième Guerre Mondiale a à la fois cette dimension d'observateur tout en se sentant impliqué et l'émotion passe souvent par l'indignation de son regard. Les chemins de traverse pour survivre sont avilissants (cette mère de famille qui se prostitue) et traîtres, chaque possible échappée dissimulant une issue encore plus tragique. C'est une notion qu'adoptent naturellement les enfants et à laquelle se refuse Akutagawa, voyant avec quel naturel horrible Cam Nuong est conditionnée pour s'offrir à lui. Tout le film est ainsi particulièrement éprouvant, et ce jusqu'à une dernière scène choc où la noirceur absolue se mêle au très mince espoir. Quoiqu'il en soit pour le réfugié l'innocence semble s'être perdue au gré de tous les sacrifices et horreurs vu pour arriver à destination. 

Une œuvre puissante qui, bien que reposant (comme les deux précédents volets) sur des témoignages de réfugiés recueillis par Ann Hui, sera accusé d'orientation politique. En effet le film est tourné sur l'île d'Hainan appartenant à la Chine qui sort justement d'une guerre avec le Vietnam. Cette vision très glauque du pays sera ainsi vue par les vietnamiens comme un renvoi d'ascenseur à la Chine. Une des conséquences de ce contexte sera le retrait du film de la compétition officielle au Festival de Cannes suite aux protestations, mais aussi à la demande du gouvernement français souhaitant maintenir de bonnes relations diplomatiques avec le Vietnam. Boat People n'en reste pas moins un grand film et le plus connu et salué de la trilogie. 

Sorti en bluray français chez Spectrum Film


lundi 21 septembre 2020

Le Champion - Champion, Mark Robson (1949)

Venu avec son frère à Los Angeles pour s'occuper d'un restaurant, Midge Kelly rencontre Tommy Haley, un manager qui va lui apprendre l'art de la boxe. Prêt à tout pour réussir, dénué de scrupules, Midge va devenir un champion. Mais le prix à payer sera très élevé.

 Le Champion est le film qui fera de Kirk Douglas une star à Hollywood, son premier rôle majeur et grand succès au box-office. Jeune comédien en pleine ascension aperçu dans des seconds rôles intéressants (La Griffe du passé de Jacques Tourneur (1947), Chaînes conjugales de Joseph L. Mankiewicz (1949)), Kirk Douglas va trouver va trouver avec Le Champion le film qui va littéralement imposer sa persona filmique dans nombre de ses réussites à venir. Dans le film de Mark Robson, Kirk Douglas est déjà ce corps musculeux, sec et félin prêt à bondir qui trouvera son sommet dans Les Vikings de Richard Fleischer (1958) et Spartacus de Stanley Kubrick (1960). 

C’est également déjà cette personnalité schizophrène capable de passer de la camaraderie rigolarde à la nervosité assassine en un clin d’œil (L'Homme qui n'a pas d'étoile de King Vidor (1955), El Perdido de Robert Aldrich (1961). Enfin il y est aussi ce tempérament énergique sachant tout autant séduire et emporter son entourage que le faire sombrer pour satisfaire ses propres intérêts (Le Gouffre aux chimères de Billy Wilder (1951), Les Ensorcelés de Vincente Minnelli (1952). Fils de migrants biélorusses et ayant grandi dans un milieu défavorisé, Kirk Douglas gravit les échelons à force de détermination et en posant justement ce corps en obstacle aux préjugés qu’il rencontre comme cette pratique de la lutte à l’université qui fit taire la condescendance de ses camarades. L’interventionnisme de sa double casquette à venir de producteur montrera d’ailleurs le parfait flair de Douglas quant au matériau qui lui sied, ce qui est déjà le cas avec Le Champion pour lequel il renonce à un rôle lui étant promis dans une superproduction MGM.

 Le scénario (avant d’être repris par Carl Foreman) est une histoire de Ring Lardner, journaliste sportif et écrivain qui eut tout le loisir d’observer la face sombre du milieu sportif et de ses acteurs durant sa carrière. Si Mark Robson explorera de façon plus documentée et satirique le sujet dans Plus dure sera la chute (1956), il adapte ici son approche à la personnalité haute en couleur de son héros boxeur Midge Kelly (Kirk Douglas). L’ouverture nous montre Midge sortir du vestiaire et traverser le couloir qui mène au ring où il va défendre son titre de champion. Le score oppressant de Dimitri Tiomkin et le travail sur le clair-obscur de la photo de  Franz Planer impose une atmosphère tourmentée et pesante à cette marche qui évoque plus le film noir que le récit sportif. 

Cela annonce que nous ne nous plongerons pas dans une intrigue tortueuse de polar, mais en tout cas dans les méandres de personnalité complexe de Midge. C’est le froid, ambitieux et déshumanisé boxeur qui avance dans les ténèbres sans que l’on aperçoive son visage, puis c’est l’icône adulée au storytelling « prolo » qui s’élève et brille sur le ring dans un halo de lumière saturé et irréel. La schizophrénie de Midge se révèle ainsi d’emblée par la seule image avant que la narration en flashback ne nous l’explique en détail.

 Ayant vécu toute sa vie dans la misère, le seul instrument de réussite de Midge c’est lui-même. Il devra se montrer toujours plus séducteur avec les femmes, toujours plus hargneux avec les adversaires et plus gueulard face aux dominants qui le méprisent. Cela représentera d’abord un atout, cette énergie à toute épreuve le conduisant notamment à tenir son rang sans expérience du ring et attirer l’attention du manager Haley (Paul Stewart). Cependant son empressement à séduire puis abandonner son épouse Emma (Ruth Roman) annonce la froide détermination de Midge. D’ailleurs même lors des scènes sentimentales, Robson sème le trouble en jouant de cette photo clair-obscur qui masque le visage de Douglas et trahit la seule satisfaction d’avoir gagné et vaincu les réticences de la jeune femme à laquelle il vole un baiser fougueux. Si ce tempérament carnassier ce tapis dans l’ombre dans la vie ordinaire, il explose à la face du monde lors des scènes de boxe.

Les trois contrechamps vus du ring sur la vénale et blonde Grace (Marilyn Maxwell), à des étapes différentes de l’ascension de Midge, illustrent parfaitement cette hargne et volonté de réussite de notre héros. En début de film, le dédain de Grace donne à Midge la force de tenir quatre rounds malgré ses aptitudes alors limitées. Plus tard et sûr de sa force, c’est cette même attitude hautaine de l’inaccessible Grace qui lui font défier l’institution corrompue de la boxe et refuser de « se coucher » pour terrasser son adversaire. Enfin la conclusion lui fait voir Grace cette fois ivre de revanche face à sa défaite imminente, et c’est la force de l’orgueil qui lui fera remporter une périlleuse victoire. Robson use habilement de toute la grammaire du film de boxe dans son découpage et ses cadrages, mais ce qui l’intéresse avant tout est de capturer l’instinct de prédateur de Midge. 

L’adversaire n’est qu’une métaphore de ce monde qui le sous-estime et face auquel il doit s’avancer encore et toujours, et cogner de toutes ses forces. Robson use de la contre-plongée pour magnifier et rendre dangereuse la stature de Douglas, le filme face caméra bondissant et griffant comme le félin dangereux qu’il est - dans une approche qui anticipe le Scorsese de Raging Bull (1980). Le ring est un champ de bataille dont il faut réduire la circonférence à l’adversaire, l’acculer et le réduire en miette. Les acclamations de la foule sont finalement les éléments qui ramolliront Midge qui s’embourgeoise, alors que le final où il comprend que sa défaite imminente fait jubiler une audience hostile va à le stimuler et faire renverser la situation.

Kirk Douglas livre une prestation fascinante, charismatique à souhait tout en atteignant des sommets d’ignominie (la scène où il rejette une amante en échange de la recette de son dernier match). Il montre la dimension lumineuse comme sombre de la mégalomanie inhérente au sportif ambitieux, où l’objectif est plus important que tous les dommages collatéraux qu’on laissera derrière soi. Midge est une figure d’envie silencieuse pour son frère Connie (Arthur Kennedy), une vache à lait pour Grace et un corps désirable pour Emma avec une manière très audacieuse pour Robson de sexualiser le corps de Douglas et en faire l’instrument d’une tension sexuelle palpable. Cette seule réussite et reconnaissance qu’il a poursuivi représentera également l’héritage public de Midge. Sa face noire en restera à la rancœur intime de son entourage, dans un schisme qu’aura brillamment su instaurer le film de bout en bout. Le Champion est une grande réussite qui pose le socle d’une grande partie de l’aura à venir de Kirk Douglas.

Sorti en bluray français chez Rimini