Un agent d’assurance de la compagnie Showa
reçoit un appel d’une cliente qui projette de se suicider et qui
aimerait savoir si sa police couvre ce cas de figure. Ne pouvant se
résigner à la laisser commettre pareil acte, il décide de lui rendre
visite…
The Black House est un thriller assez
inclassable qui montre une nouvelle corde à l'arc de Yoshimitsu Morita.
Il adapte là un roman de Yûsuke Kishi maître de la littérature
horrifique japonaise. On va suivre Masaaki (Seiyô Uchino) jeune agent
d'assurance se morfondant dans les remous de son métier où il doit
traquer les fraudes des assurés. Toute la première partie du film
retrouve la veine de satire et de comédie noire de Morita dans The Family Game (1983)
tirant en longueur les situations absurdes de cette environnement
professionnels, tant au niveau des fraudeurs haut en couleurs que de
l'aspect normés et déshumanisé du la vie de bureau.
Lorsqu'une cliente
anonyme va l'appeler pour lui demander si le suicide est couvert par la
police d'assurance, Masaaki va remonter le fil d'une enquête nébuleuse
et faire face au mal absolu. Le film est inégal, un peu trop long et
souvent déstabilisant dans ses ruptures de ton humoristique et une
ambiance qui se fait progressivement plus oppressante. La personnalité
timorée et anxieuse de Maasaki et la musique particulière qu'elle
apporte à toute ces variations, notamment dans le montage (entre la
torpeur du bureau et la frénésie de ses séances de natation) nous happe
cependant peu à peu. Maasaki représente la face qui subit la norme et la
pression de cette société contemporaine courant à la performance,
tandis que la terrifiante psychopathe (Shinobu Ôtake) incarne le versant
monstrueux, déshumanisé et violent qui a décidé de manifester de façon
frontale cette cupidité.
La première partie un peu longuette caractérise Maasaki dans son monde
tout en dessinant en creux le portrait-robot du meurtrier qui s'avérera
une meurtrière et dont l'univers prend le dessus dans le fond et la
forme durant la seconde partie. Là c'est un pur climat de cauchemar et
de démence qui nous prend au piège, portée par une performance
proprement hallucinante de Shinobu Ôtake. Elle manifeste par son regard
dément, sa férocité et la froideur de ses traits quand elle commet
l'innommable toute la froideur de la sociopathe sans inhibitions. Morita
définit par l'image cette société déshumanisée dans sa manière de
capturer les environnements extérieurs tout en architecture industrielle
brutaliste, où se ressent la désolation.
Il nous prend au piège ensuite
avec cette plongée dans un esprit torturé, et orchestre quelques purs
moments de cauchemar notamment la scène où Maasaki s'introduit dans une
maison après le passage sanglant de sa Némésis. Il y a un côté Giallo
revisité par le prisme esthétique des 90's, des idées aussi originales
que dévastatrice (dont un usage peu commun d'une boule de bowling) et un
suspense qui va crescendo presque jusque-là dernière minute. On sent
qu'un part de la fébrilité, de l'humanité de Maasaki s'est perdue en
route et que pour survivre il a endossé une part de la démence de son
adversaire, une ambiguïté que soulève la dernière séquence. Malgré ses
petites scories, une œuvre très singulière et marquante, surtout dans le
paysage de l'horreur japonaise de l'époque.
Sorti en dvd zone 1 chez Tokyo Shock et doté de sous-titres anglais
Dans un monde où se déroule une guerre opposant les
hommes aux femmes, une jeune fille trouve refuge dans un lieu secret, au hasard
de ses pérégrinations, et y trouve une licorne ainsi que d'étranges personnages
vivant à l'écart du monde.
Entre le scandale de la sortie de Lacombe Lucien
(1974) et l’exil américain entamé avec La Petite (1978), Louis Malle signe cet
inclassable Black Moon. Dès l’encart d’ouverture, Louis Malle nous
avertit de nous délester de toute logique, de toute progression dramatique
classique pour nous laisser porter par sa proposition. Le film est en effet une
succession de bloc de scènes disparates et sans cohérence où l’on Lily (Cathryn
Harrison), une jeune fille dans ses pérégrinations étranges.
Dès lors libre au spectateur de projeter son interprétation
dans un ensemble étrange, semblant à la fois paradoxalement hors du monde et du
temps mais aussi très ancrés dans les soubresauts de la réalité de l’époque de
sortie du film. On pense à une sorte de Alice aux pays des merveilles
inversé et oppressant où Lily/Alice bascule dans l’ailleurs non pas en poursuivant
le lapin blanc, mais en écrasant un blaireau en voiture ce qui annonce l’atmosphère
morbide à suivre. Le climat guerrier rappelle en creux la guerre du Vietnam
encore vivace dans les esprits, tandis que les exécutions sommaires de femmes
par des armées d’hommes évoquent les âpres luttes féministes de l’époque
confrontées au machisme. On ne peut cependant qu’extrapoler dans cette
atmosphère cotonneuse et inquiétante, la photo Sven Nykvist Sven Nykvist
façonnant un écrin de songe et de désolation dans les visions sépia-ocres d’une
campagne désertique. Le réalisme se conjugue à la bizarrerie à travers les
apparitions de phénomènes insaisissables, de créatures fantastiques comme une
licorne.
L’arrivée de Lily dans une maison isolée poursuit cette
logique d’Alice et de Lewis Carroll dévoyé. En guise de Reine de cœur, une
grand-mère (Therese Giehse) tour à tour mourante puis énergique, clouée à son
lit et partageant ses impressions en parlant à un poste de radio. Les ruptures
de tons, les effets de montage, le travail sur la vitesse de l’image, tout
concoure à nous faire ressentir les sentiments discordants de logique et d’étrangeté
qui nous traversent lorsque nous rêvons – notamment les animaux parlants
acceptés sans questionnements. Dès lors sous cette opacité apparente, on peut
chercher un sens psychanalytique aux situations sans doute venus du passé de la
jeune fille.
L’inquiétude puis l’affection qu’elle ressent pour la grand-mère
traduit peut-être une relation familiale et conflictuelle passée, tout comme la
relation ambiguë des deux hôtes interprétés par Joe Dallesandro et Alexandra
Stewart. Tout reste latent, très (trop ?) opaque mais maintenant toujours
un certain degré de fascination, notamment par la mise en scène de Louis Malle
qui suscite un vrai vertige chez le spectateur avec à peine trois ou quatre
décors. La dernière scène achève de nous laisser dans l’expectative, avec une
Lily qui après avoir vu cet entourage disparaître semble accepter d’entrer dans
l’âge adulte et est sexualisée explicitement à l’image, comme une femme et plus
une adolescente.
Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Gaumont
Dans un Japon en voie de changements économique
et social, Shoishiro réalise que sa dévotion pour l'entreprise qui
l'emploie n'a servi à rien. Il rencontre Rinko, qui subit un mariage
forcé. Ils tombent amoureux et retrouvent dans cette relation un
enthousiasme depuis longtemps perdu. Mais leur entourage voit la chose
d'un mauvais oeil...
Yoshimitsu Morita signe un mélodrame bouleversant avec ce Lost Paradise qui explore des thèmes déjà explorés dans sa filmographie, tels que les amours impossibles de And Then (1985) ou le carcan oppressant de la cellule familiale dans The Family Game
(1983). Dans ces deux films s'exprimait une critique virulente de la
société japonaise dont les codes assignant les individus à un rôle, une
voie toute tracée, les paralysaient et les conduisaient à leur perte.
Après la comédie noire de The Family Game et le drame historique de And Then
il trouve un nouveau mode d'expression pour exprimer ces
questionnements. Il adapte là un roman de Junichi Watanabe qui fut un
best-seller au Japon en 1997 et qui connut en plus du film de Morita une
transposition en série. Watanabe était spécialisé pour ses romans
traitant souvent de l'adultère chez les adultes d'âge mûr. Morita y
trouve là un écrin idéal puisque cet âge mûr des personnages de Watanabe
correspond aussi à l'ultime de moment de résignation ou à l'inverse au
fol et désespéré espoir de trouver la flamme.
L'histoire dans son point de départ parait assez simple. Shoichiro (Kōji
Yakusho) est un cinquantenaire rangé marié et père, qui va tomber
amoureux de Rinko (Hitomi Kuroki), une jeune femme engoncée dans un
mariage arrangé. Tous deux ont suivis les règles sociales implicites, un
métier solide, fonder un foyer, sans y trouver bonheur ou
accomplissement. On comprend que Shoichiro est sur une voie de garage
dans son travail d'éditeur qu'il effectue sans passion, et que le métier
de professeur de calligraphie de Rinko n'est qu'un prétexte pour
échapper quelques heures de son sinistre foyer et du contact de son
époux distant. Yoshimitsu Morita filme tous les lieux sans lien avec
cette passion amoureuse comme des environnement de passage, dont les
protagonistes sont justement les marionnettes de ce système, les
salarymen affairés que côtoie Shoichiro au bureau, sa femme en
silhouette dévouée qu'il se contente de retrouver ou quitter sans ne
plus rien partager avec elle. La photo Hiroshi Takase capture
parfaitement la neutralité de ces lieux où contraints, les personnages
sont physiquement présents mais totalement absent intérieurement, toutes
les pensées étant obnubilées par les retrouvailles prochaines avec
l'autre.
Le contraste s'avère saisissant entre les êtres éteints durant ces
moments où ils doivent jouer leur rôle, est l'incroyable fièvre des
scènes d'amour. C'est particulièrement frappant chez la silencieuse et
effacée Rinko qui laisse se dévoiler son âme et se déchaîner son corps
dans les intenses et nombreuses scène de sexe. Hitomi Kuroki et Kōji
Yakusho font preuve d'un abandon assez stupéfiant qui traduit bien à
quel point ce sont là les moments où les personnages sont vivants,
incarnés, en tant que couple. La grisaille des environnement urbain
s'estompe dans ces instants pour laisser voir des paysages majestueux
dans lesquels le couple s'échappe. C'est finalement un état auquel
aspire tous les protagonistes sans l'atteindre, faute d'avoir fait la
bonne rencontre, ou d'avoir déjà renoncé au bonheur. Morita l'exprime
lors de scènes presque triviales comme lorsque durant un dîner entre
collègues, ces hommes mûrs imaginent rieur ce qu'ils feraient s'ils
avaient une aventure avec une femme plus jeune, dans quel hôtel ils
l'emmèneraient. Une vraie attente se niche sous cette désinvolture, tout
comme chez cette amie divorcée de Rinko semblant chercher un parti chez
un bel étranger après avoir été mariée à un français.
Concrètement aucun obstacle ne semble empêcher Rinko et Shoichiro de
quitter leur situation malheureuse pour vivre ensemble. Mais Morita
diffuse en creux un climat anxiogène et culpabilisant ou tout appelle à
éloigner le couple. La dépendance matérielle encore forte de la femme
japonaise envers son époux, le poids des conventions et surtout une
hypocrisie qui rend, une fois connue, la liaison des personnages
répréhensibles envers leur famille pour Rinko (sa mère ancienne femme
quittée qui voit dans sa fille une réminiscence de son mari absent) ou
ajoute à la disgrâce en milieu professionnel pour Shoichiro. L'échappée
belle ne peut se faire que dans ces étreintes à la dérobée, mais la
pression du conformisme s'avère insupportable sur la durée.
Tout au long
du film court le thème de l'amour passionnel et morbide, les
personnages ayant des discussions les amours funestes comme celle de Abe
Sada ou d'autres couples littéraires de suicidés. Peut-être est-ce là
le seul moyen de s'aimer sans contrainte, le film basculant dans sa
dernière partie dans une épure encore plus marquée où le monde extérieur
n'existe plus, la "petite mort" de l'orgasme devenant celle concrète de
la dévotion amoureuse ultime. Tout en se montrant très feutré, Morita
atteint une intensité dramatique et un romantisme désespéré marquant qui
rappelle justement la retenue en plus la dualité Eros/Thanatos
qu'on trouve dansLa Véritable histoire d'Abe Sada de Noboru Tanaka (1975) ou L'Empire des sens
de Nagisa Oshima mais dans un cadre contemporain - et supposé plus
libre. Un très beau et captivant film qui confirme le talent de Morita
et donne envie de creuser encore sa filmographie.
Enfants, Douzi et Xiaolou se sont liés d'une
amitié particulière à l'école de l'opéra de Pékin. Ils ne se sont jamais
quittés, jouant ensemble Adieu ma concubine, célèbre pièce de théâtre
évoquant les adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji et le
suicide de celle-ci avant que son bien-aimé ne soit défait et tué par
Liu Bang, le futur empereur Gaozu qui fonda en -202 la dynastie Han.
Dieyi, dont le nom de théâtre est Douzi, éprouve des sentiments pour son
partenaire de théâtre Xiaolou, en vain, car ce dernier a épousé Juxian.
Désespéré, Dieyi se jette dans les bras d'un mécène, maître Yuan, et
sombre dans la drogue. Mais l'amitié et la scène réunissent malgré tout
Dieyi et Xiaolou, en dépit des aléas de l'histoire.
Adieu ma concubine est sans doute l'œuvre la plus célèbre de Chen Kaige, celle de l'adoubement international par sa Palme d'or partagée avec La Leçon de piano
de Jane Campion. C'est une immense fresque historique et intimiste qui
adapte le magnifique roman éponyme de Lilian Lee (qui signe également le
scénario). Chen Kaige délaisse l'abstraction trop théorique de son
précédent La Vie sur un fil(1991) pour
retrouver dans une veine plus spectaculaire et flamboyante les
préoccupations de ses premiers films, notamment leur regard acerbe sur
la Révolution Culturelle et le communisme. Chen Kaige par quête d'amitié
et une volonté de s'inscrire dans un collectif fit parti enfant des
gardes rouges, ce qui le conduisit à dénoncer ses propres parents. La
culpabilité de son comportement d'alors traverse plusieurs de ses films
mais c'est sans doute dans l'histoire d'amitié/amour contrariée et le
triangle amoureux de Adieu ma concubine
que cet élément ressort le plus.
Cette facette se marie d'ailleurs
parfaitement aux thèmes du roman, et que l'on retrouve dans d'autres
ouvrages de Lilian Lee et les nombreuses adaptations qui en découlèrent
dans les années 80/90. Lilian Lee raconte souvent des romances contrariées
par un contexte historique, mais aussi une fatalité et un mysticisme
qui enferme les personnages dans une destinée inéluctable qui les amène à
inlassablement rejouer les comportements les menant à leur perte. C'est
le cas dans Rouge de Stanley Kwan (1987), Green Snake de Tsui Hark (1993), le méconnu The Reincarnation of Golden Lotus de Clara Law (1989) ou encore The Terracota Warrior
de Ching Siu-tung (1989). Tous ces films usent d'un argument
fantastique (réincarnation, voyage dans le temps) dont Chen Kaige
s'écarte tout en servant le mélo et ce mysticisme particulier à Lilian
Lee.
Cette symbolique s'exprime dès la première partie du film, narrant la
naissance de l'amitié de Douzi et Xialolu dans leur rude apprentissage
au sein de l'opéra de Pékin. En tant qu'orphelins désormais sans attache,
ils doivent désormais embrasser pleinement leur art pour se forger une
nouvelle identité. Ce renoncement sera tout d'abord physique lorsque
Douzi est amputé de la protubérance d'un sixième doigt pour être admis
au sein de l'école. La mue sera ensuite psychologique quand Douzi doit
endosser le personnage de la concubine Yu Ji de l'opéra classique Adieu ma concubine.
Chen Kaige appuie bien plus que dans le livre la difficulté de cette
bascule pour un garçon à interpréter un rôle féminin, en jouant de la
redite sur une phrase que ne parvient pas à dire Douzi où il affirme
explicitement cette identité féminine. Les coups de son maître n'y
feront rien, la tirade est constamment mal prononcée jusqu'à une fugue
où Douzi assiste à une vraie représentation scénique par des
professionnels de Adieu ma concubine.
C'est une sorte d'épiphanie décloisonnant l'esprit de l'apprenti
acteur qui va désormais pleinement endosser le rôle de Yu Ji.
L'expérience a cependant pour effet d'enchevêtrer pour toujours chez
Douzi le monde de l'opéra et la réalité. Ainsi le prince Xiang Yu joué
par son ami et protecteur Xiaolu devient aussi une véritable obsession
amoureuse pour lui. Tout en multipliant les séquences tendres d'amitié
enfantine fusionnelle, le film (bien davantage que le livre) reste dans
l'ambiguïté pour dire si l'attirance de Douzi n'est qu'une extension du
rôle pour lequel il a été conditionné, ou s'il a de réels penchants
homosexuels -puisqu'il n'aura aucune attirance pour un autre homme de
l'histoire. Certains traumatismes viennent s'y ajouter quand des hommes
de pouvoir ne faisant pas non plus cette différence en opéra et réel
vont ressentir une attirance dont Douzi fera les frais.
Un des points qui s'avère tour à tour intéressant et décevant par
rapport au livre concerne le personnage de Juxian, l'ancienne prostituée
qui va épouser Xialolou et provoquer la jalousie de Douzi. On sent
clairement que l'histoire a été remodelée pour servir les deux stars du
films, Leslie Cheung en Douzi et Gong Li en Juxian. Le scénario se
construit entièrement sur leur confrontation, laissant presque en
retrait l'amitié Douzi/Xialolu. Le livre reposait sur
l'opposition/complémentarité entre la sensibilité, inconséquence et
passion "féminine" de Douzi et le caractère protecteur, viril et
courageux de Xiaolou qui était un véritable roc à l'écrit, ces traits de
caractères servants ou pas leur amitié au gré des moments. Ici Zhang
Fengyi qui joue Xialou est bien moins imposant et charismatique, et Chen
Kaige met très clairement le personnage moins en valeur. L'ellipse le
déleste de ses morceaux de bravoure (la bagarre à un contre dix dans la
maison close pour défendre Juxian) et certains ajouts du film le rendent
vraiment plus mesquin et lâche - la scène où il gifle Juxian.
A
l'inverse Juxian gagne en importance dans le récit, s'immisçant dans
nombre de passage dont elle était absente dans le livre (Xialou et Douzi
corrigés adultes par leur ancien maître) et n'est plus seulement la
Némésis de Douzi, représentant la séduction et les charmes féminins
"réels" que lui ne peut qu'artificiellement reprendre dans le monde de
l'opéra. Ainsi le jeu maniéré de Leslie Cheung, la mise en scène de
Kaige et la photo de Gu Changwei semblent toujours montrer Douzi comme
en représentation, ne distinguant plus dans ses attitudes la fiction du
réel. Au contraire Gong Li incarne une conscience naturelle de sa beauté
et une profonde assurance à en jouer pour parvenir à ses fins (la
manière dont elle convainc Xialou de l'épouser), là aussi transcendée
par l'écrin confectionné par Kaige dans le luxe des décors, des
costumes appuyant la sensualité de l'actrice. C'est donc davantage un
duel plutôt qu'un triangle amoureux auquel on assiste, ce qui peut
décevoir le lecteur du livre mais qui en l'état fonctionne parfaitement
dans le film.
L'arrière-plan historique de l'occupation japonaise, l'avènement de la
République puis la prise de pouvoir communiste et la Révolution
Culturelle sert à opposer les archétypes dans lesquels leur "karma" a
enfermé les personnages face à un monde en changement perpétuel. Cela
leur profite puis leur dessert, les rapproche puis les éloigne, en
faisant progressivement les vestiges d'une Chine qui n'est plus. Ils en
deviennent des objets de ressentiments pour ceux n'ayant pu trouver leur
place dans l'ancien ordre traditionnel, ce qui nous emmène vers une
éprouvante dernière partie où ce qu'ils représentent doit tout
simplement être détruit, effacé dans l'ordre des choses de la Révolution
Culturelle. Même si moins cauchemardesque que dans le livre, les
moments oppressants et cruels sont légion, visant moins à dénoncer ce
contexte historique qu'à transcender et faire imploser les masques de
figures de l'opéra de Xiaolou et Douzi.
Dans une scène de torture et
d'aveux publics, Xialou dans un premier temps retrouve sa place de
protecteur, de Prince Xiang Yu cherchant à épargner son ami et à ne pas
révéler ses secrets. Au contraire Douzi en amoureuse éperdue et jalouse
en voyant Juxiang sur les lieux va déverser tout son fiel sur elle et
causer sa perte. Xialou perd alors pied à son tour et va dénoncer son
ami tout en reniant sa femme. Le virage des deux personnages représente
littéralement l'annihilation de l'ancien monde. Chen Kaige filme ce
moment-clé dans une approche sur le vif, où le côté théâtral n'existe
plus que par les costumes d'opéra altéré qu'on a forcé les héros à
mettre, et par leur jeu outré et précieux qui dénote avec la réalité
infernale qui les entoure. Leurs ultimes et tardives retrouvailles
scéniques ne peuvent être que leur chant du cygne tragique.
Chasses-croises et quiproquos pour un couple
adultère dont les membres demandent en même temps a un ami commun de
leur prêter sa maison...
Quatrième film de Fernando Trueba, Sé infiel y no mires con quién
est un très plaisant exercice de style du réalisateur dans le
vaudeville et la screwball comedy. La mécanique assez imparable du récit
ne doit rien au hasard puisqu'il s'agit d'une adaptation de la pièce Move Over Mrs Markham (plus connue en France sous le titre Tout le plaisir est pour nous
quand elle fut adaptée sur scène en 1972 puis en 2009) du dramaturge et
maître de la comédie britannique Ray Cooney. La narration et le
dispositif du film paie donc largement son tribut à cette origine
théâtrale mais dans l'ensemble Fernando Trueba réussit avec brio à s'en
affranchir ou d'en user avec inventivité.
Le postulat est simple mais d'une redoutable efficacité. Paco (Santiago
Ramos) et Fernando (Antonio Resines) sont ami et associés au sein d'une
maison d'édition qui s'apprête à franchir un cap crucial avec la
signature d'une célèbre autrice pour enfant, Adela Mora (Chus
Lampreave). Paco est un séducteur impénitent bien que marié à Carmen
(Carmen Maura) et s'apprête justement à se désister de ce rendez-vous
professionnel pour rencontrer une sulfureuse amante dont il ne connaît
pas le visage. Fernando s'avère lui bien trop cérébral, terre à terre et
timoré, au grand désespoir de sa femme Rosa (Ana Belén). Il se trouve
que Carmen et Rosa sont amies et que, à l'instar de son époux, Carmen
s'apprête ce même soir à retrouver son jeune et bel amant militaire.
Problème, chacun des époux adultère a décidé de retrouver son
amant/maîtresse dans la demeure inoccupée de Rosa et Fernando puisque
ces derniers seront en entretien avec la fameuse autrice.
Toute la
première partie du film sert à mettre en parallèle puis entrecroiser le
ressenti et les frustrations des couples respectifs. Les confidences et
la vantardise des conversations entre hommes/femmes font ainsi l'objet
d'un montage alterné qui sert à caractériser chacun et faire monter
l'attente quand on devine progressivement que les deux situations
adultères vont forcément s'entrechoquer. Fernando Trueba excelle à
façonner un écho de dialogues, situations par une belle science du
montage, du raccord en mouvement qui rend ce va et vient limpide et
inventif. Il faut cependant être très attentif au cumul d'informations
véhiculés par les longues discussions car absolument toutes serviront
l'ampleur du quiproquo dans la seconde partie (Paco ne connaissant pas
physiquement son amante d'un soir, Carmen se faisant passer par jeu pour
une prostituée auprès de son amant, la supposée bigoterie de l'autrice
visée...).
L'amoralité du couple Paco/Carmen déteint progressivement chez
Fernando/Rosa et façonne des dynamiques comiques irrésistibles. Carmen
en racontant ses aventures à Rosa titille la libido en berne de
celle-ci, qui va se montrer plus entreprenante avec Fernando. Ce dernier
ayant malencontreusement trouvé une lettre torride adressée à Carmen
soupçonne sa femme de le tromper, et toute l'attitude émoustillée de
Rosa correspond aux indices que lui donne Paco quant au comportement
d'une femme infidèle. Il y a une sorte de ping-pong dramaturgique qui
s'articule de manière redoutablement efficace où Trueba se sert même
d'éléments éculés sans doute vieillot du vaudeville pour les retourner à
son avantage. On pense au soupçon d'homosexualité du chef décorateur et
ami de Rosa, Oscar (Guillermo Montesinos) qui lui-même va soupçonner
Paco et Fernando tout à leurs conciliabules de l'être également. Trueba
use brillamment de son double décor où le bureau de la maison d'édition
donne directement via un passage secret à l'appartement. Les quiproquos
ne se déploient pas par le seul dialogue mais aussi par le décor et la
mise en scène, un simple cadrage, une profondeur de champ sur des pièces
dédoublées et un jeu sur le point de vue pouvant donner en un seul plan
presque deux ou trois quiproquos différents. L'esthétique art déco
ligne claire très typée années 80 possède un charme fou, Trueba
alternant surcharge de mauvais goût (la garçonnière pleine de
chausse-trape de Paco) et épure rétro, traduisant aussi par
l'environnement les tempéraments différents de chacun.
La montée en puissance est irrésistible mais étrangement, au moment de
l'apothéose qui devrait nous amener au feu d'artifice attendu, Trueba la
joue petit bras. Des ellipses frustrantes et pour le coup des effets de
théâtre malvenus (le sommet d'une situation de quiproquo seulement
entendue et filmée derrière une porte, pourquoi ?), ainsi qu'un retour
forcé aux bons sentiments amène une morale absente jusque-là. Le couple
Fernando/Rosa est certes attachant mais on pouvait espérer plus
d'inventivité pour amener leur réconciliation. On se met alors à
imaginer ce que le Pedro Almodovar de Kika (1993) aurait fait de pareille amorce, la belle anarchie qu'il aurait laissée s'exprimer. En parlant de Kika
on retrouve d'ailleurs ici la regrettée Verónica Forqué, géniale en
secrétaire sexy et folle d'amour. Tour à tour génial et frustrant, Sé infiel y no mires con quién est néanmoins un opus plaisant et annonciateur des réussites de Manolo (1986) Belle Epoque (1992) ou La Fille de tes rêves
(1998) où il se lâchera bien plus (il est peut-être corseté ici par le
matériau original) dans une latinité comique et un érotisme plus
prononcé.