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samedi 30 juillet 2022

The Black House - Kuroi ie, Yoshimitsu Morita (1999)


 Un agent d’assurance de la compagnie Showa reçoit un appel d’une cliente qui projette de se suicider et qui aimerait savoir si sa police couvre ce cas de figure. Ne pouvant se résigner à la laisser commettre pareil acte, il décide de lui rendre visite…

The Black House est un thriller assez inclassable qui montre une nouvelle corde à l'arc de Yoshimitsu Morita. Il adapte là un roman de Yûsuke Kishi maître de la littérature horrifique japonaise. On va suivre Masaaki (Seiyô Uchino) jeune agent d'assurance se morfondant dans les remous de son métier où il doit traquer les fraudes des assurés. Toute la première partie du film retrouve la veine de satire et de comédie noire de Morita dans The Family Game (1983) tirant en longueur les situations absurdes de cette environnement professionnels, tant au niveau des fraudeurs haut en couleurs que de l'aspect normés et déshumanisé du la vie de bureau. 

Lorsqu'une cliente anonyme va l'appeler pour lui demander si le suicide est couvert par la police d'assurance, Masaaki va remonter le fil d'une enquête nébuleuse et faire face au mal absolu. Le film est inégal, un peu trop long et souvent déstabilisant dans ses ruptures de ton humoristique et une ambiance qui se fait progressivement plus oppressante. La personnalité timorée et anxieuse de Maasaki et la musique particulière qu'elle apporte à toute ces variations, notamment dans le montage (entre la torpeur du bureau et la frénésie de ses séances de natation) nous happe cependant peu à peu. Maasaki représente la face qui subit la norme et la pression de cette société contemporaine courant à la performance, tandis que la terrifiante psychopathe (Shinobu Ôtake) incarne le versant monstrueux, déshumanisé et violent qui a décidé de manifester de façon frontale cette cupidité.

La première partie un peu longuette caractérise Maasaki dans son monde tout en dessinant en creux le portrait-robot du meurtrier qui s'avérera une meurtrière et dont l'univers prend le dessus dans le fond et la forme durant la seconde partie. Là c'est un pur climat de cauchemar et de démence qui nous prend au piège, portée par une performance proprement hallucinante de Shinobu Ôtake. Elle manifeste par son regard dément, sa férocité et la froideur de ses traits quand elle commet l'innommable toute la froideur de la sociopathe sans inhibitions. Morita définit par l'image cette société déshumanisée dans sa manière de capturer les environnements extérieurs tout en architecture industrielle brutaliste, où se ressent la désolation. 

Il nous prend au piège ensuite avec cette plongée dans un esprit torturé, et orchestre quelques purs moments de cauchemar notamment la scène où Maasaki s'introduit dans une maison après le passage sanglant de sa Némésis. Il y a un côté Giallo revisité par le prisme esthétique des 90's, des idées aussi originales que dévastatrice (dont un usage peu commun d'une boule de bowling) et un suspense qui va crescendo presque jusque-là dernière minute. On sent qu'un part de la fébrilité, de l'humanité de Maasaki s'est perdue en route et que pour survivre il a endossé une part de la démence de son adversaire, une ambiguïté que soulève la dernière séquence. Malgré ses petites scories, une œuvre très singulière et marquante, surtout dans le paysage de l'horreur japonaise de l'époque.

Sorti en dvd zone 1 chez Tokyo Shock et doté de sous-titres anglais

jeudi 28 juillet 2022

Black Moon - Louis Malle (1975)

Dans un monde où se déroule une guerre opposant les hommes aux femmes, une jeune fille trouve refuge dans un lieu secret, au hasard de ses pérégrinations, et y trouve une licorne ainsi que d'étranges personnages vivant à l'écart du monde.

Entre le scandale de la sortie de Lacombe Lucien (1974) et l’exil américain entamé avec La Petite (1978), Louis Malle signe cet inclassable Black Moon. Dès l’encart d’ouverture, Louis Malle nous avertit de nous délester de toute logique, de toute progression dramatique classique pour nous laisser porter par sa proposition. Le film est en effet une succession de bloc de scènes disparates et sans cohérence où l’on Lily (Cathryn Harrison), une jeune fille dans ses pérégrinations étranges. 

Dès lors libre au spectateur de projeter son interprétation dans un ensemble étrange, semblant à la fois paradoxalement hors du monde et du temps mais aussi très ancrés dans les soubresauts de la réalité de l’époque de sortie du film. On pense à une sorte de Alice aux pays des merveilles inversé et oppressant où Lily/Alice bascule dans l’ailleurs non pas en poursuivant le lapin blanc, mais en écrasant un blaireau en voiture ce qui annonce l’atmosphère morbide à suivre. Le climat guerrier rappelle en creux la guerre du Vietnam encore vivace dans les esprits, tandis que les exécutions sommaires de femmes par des armées d’hommes évoquent les âpres luttes féministes de l’époque confrontées au machisme. On ne peut cependant qu’extrapoler dans cette atmosphère cotonneuse et inquiétante, la photo Sven Nykvist Sven Nykvist façonnant un écrin de songe et de désolation dans les visions sépia-ocres d’une campagne désertique. Le réalisme se conjugue à la bizarrerie à travers les apparitions de phénomènes insaisissables, de créatures fantastiques comme une licorne.

L’arrivée de Lily dans une maison isolée poursuit cette logique d’Alice et de Lewis Carroll dévoyé. En guise de Reine de cœur, une grand-mère (Therese Giehse) tour à tour mourante puis énergique, clouée à son lit et partageant ses impressions en parlant à un poste de radio. Les ruptures de tons, les effets de montage, le travail sur la vitesse de l’image, tout concoure à nous faire ressentir les sentiments discordants de logique et d’étrangeté qui nous traversent lorsque nous rêvons – notamment les animaux parlants acceptés sans questionnements. Dès lors sous cette opacité apparente, on peut chercher un sens psychanalytique aux situations sans doute venus du passé de la jeune fille.

L’inquiétude puis l’affection qu’elle ressent pour la grand-mère traduit peut-être une relation familiale et conflictuelle passée, tout comme la relation ambiguë des deux hôtes interprétés par Joe Dallesandro et Alexandra Stewart. Tout reste latent, très (trop ?) opaque mais maintenant toujours un certain degré de fascination, notamment par la mise en scène de Louis Malle qui suscite un vrai vertige chez le spectateur avec à peine trois ou quatre décors. La dernière scène achève de nous laisser dans l’expectative, avec une Lily qui après avoir vu cet entourage disparaître semble accepter d’entrer dans l’âge adulte et est sexualisée explicitement à l’image, comme une femme et plus une adolescente. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Gaumont

 

mardi 26 juillet 2022

Lost Paradise - Shitsurakuen, Yoshimitsu Morita (1997)

Dans un Japon en voie de changements économique et social, Shoishiro réalise que sa dévotion pour l'entreprise qui l'emploie n'a servi à rien. Il rencontre Rinko, qui subit un mariage forcé. Ils tombent amoureux et retrouvent dans cette relation un enthousiasme depuis longtemps perdu. Mais leur entourage voit la chose d'un mauvais oeil...

Yoshimitsu Morita signe un mélodrame bouleversant avec ce Lost Paradise qui explore des thèmes déjà explorés dans sa filmographie, tels que les amours impossibles de And Then (1985) ou le carcan oppressant de la cellule familiale dans The Family Game (1983). Dans ces deux films s'exprimait une critique virulente de la société japonaise dont les codes assignant les individus à un rôle, une voie toute tracée, les paralysaient et les conduisaient à leur perte. Après la comédie noire de The Family Game et le drame historique de And Then il trouve un nouveau mode d'expression pour exprimer ces questionnements. Il adapte là un roman de Junichi Watanabe qui fut un best-seller au Japon en 1997 et qui connut en plus du film de Morita une transposition en série. Watanabe était spécialisé pour ses romans traitant souvent de l'adultère chez les adultes d'âge mûr. Morita y trouve là un écrin idéal puisque cet âge mûr des personnages de Watanabe correspond aussi à l'ultime de moment de résignation ou à l'inverse au fol et désespéré espoir de trouver la flamme.

L'histoire dans son point de départ parait assez simple. Shoichiro (Kōji Yakusho) est un cinquantenaire rangé marié et père, qui va tomber amoureux de Rinko (Hitomi Kuroki), une jeune femme engoncée dans un mariage arrangé. Tous deux ont suivis les règles sociales implicites, un métier solide, fonder un foyer, sans y trouver bonheur ou accomplissement. On comprend que Shoichiro est sur une voie de garage dans son travail d'éditeur qu'il effectue sans passion, et que le métier de professeur de calligraphie de Rinko n'est qu'un prétexte pour échapper quelques heures de son sinistre foyer et du contact de son époux distant. Yoshimitsu Morita filme tous les lieux sans lien avec cette passion amoureuse comme des environnement de passage, dont les protagonistes sont justement les marionnettes de ce système, les salarymen affairés que côtoie Shoichiro au bureau, sa femme en silhouette dévouée qu'il se contente de retrouver ou quitter sans ne plus rien partager avec elle. La photo Hiroshi Takase capture parfaitement la neutralité de ces lieux où contraints, les personnages sont physiquement présents mais totalement absent intérieurement, toutes les pensées étant obnubilées par les retrouvailles prochaines avec l'autre.

Le contraste s'avère saisissant entre les êtres éteints durant ces moments où ils doivent jouer leur rôle, est l'incroyable fièvre des scènes d'amour. C'est particulièrement frappant chez la silencieuse et effacée Rinko qui laisse se dévoiler son âme et se déchaîner son corps dans les intenses et nombreuses scène de sexe. Hitomi Kuroki et Kōji Yakusho font preuve d'un abandon assez stupéfiant qui traduit bien à quel point ce sont là les moments où les personnages sont vivants, incarnés, en tant que couple. La grisaille des environnement urbain s'estompe dans ces instants pour laisser voir des paysages majestueux dans lesquels le couple s'échappe. C'est finalement un état auquel aspire tous les protagonistes sans l'atteindre, faute d'avoir fait la bonne rencontre, ou d'avoir déjà renoncé au bonheur. Morita l'exprime lors de scènes presque triviales comme lorsque durant un dîner entre collègues, ces hommes mûrs imaginent rieur ce qu'ils feraient s'ils avaient une aventure avec une femme plus jeune, dans quel hôtel ils l'emmèneraient. Une vraie attente se niche sous cette désinvolture, tout comme chez cette amie divorcée de Rinko semblant chercher un parti chez un bel étranger après avoir été mariée à un français.

Concrètement aucun obstacle ne semble empêcher Rinko et Shoichiro de quitter leur situation malheureuse pour vivre ensemble. Mais Morita diffuse en creux un climat anxiogène et culpabilisant ou tout appelle à éloigner le couple. La dépendance matérielle encore forte de la femme japonaise envers son époux, le poids des conventions et surtout une hypocrisie qui rend, une fois connue, la liaison des personnages répréhensibles envers leur famille pour Rinko (sa mère ancienne femme quittée qui voit dans sa fille une réminiscence de son mari absent) ou ajoute à la disgrâce en milieu professionnel pour Shoichiro. L'échappée belle ne peut se faire que dans ces étreintes à la dérobée, mais la pression du conformisme s'avère insupportable sur la durée. 

Tout au long du film court le thème de l'amour passionnel et morbide, les personnages ayant des discussions les amours funestes comme celle de Abe Sada ou d'autres couples littéraires de suicidés. Peut-être est-ce là le seul moyen de s'aimer sans contrainte, le film basculant dans sa dernière partie dans une épure encore plus marquée où le monde extérieur n'existe plus, la "petite mort" de l'orgasme devenant celle concrète de la dévotion amoureuse ultime. Tout en se montrant très feutré, Morita atteint une intensité dramatique et un romantisme désespéré marquant qui rappelle justement la retenue en plus la dualité Eros/Thanatos qu'on trouve dans La Véritable histoire d'Abe Sada de Noboru Tanaka (1975) ou L'Empire des sens de Nagisa Oshima mais dans un cadre contemporain - et supposé plus libre. Un très beau et captivant film qui confirme le talent de Morita et donne envie de creuser encore sa filmographie.

Sorti en dvd japonais sous-titré anglais

dimanche 24 juillet 2022

Adieu, ma concubine - Ba wang bie ji, Chen Kaige (1993)

Enfants, Douzi et Xiaolou se sont liés d'une amitié particulière à l'école de l'opéra de Pékin. Ils ne se sont jamais quittés, jouant ensemble Adieu ma concubine, célèbre pièce de théâtre évoquant les adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji et le suicide de celle-ci avant que son bien-aimé ne soit défait et tué par Liu Bang, le futur empereur Gaozu qui fonda en -202 la dynastie Han. Dieyi, dont le nom de théâtre est Douzi, éprouve des sentiments pour son partenaire de théâtre Xiaolou, en vain, car ce dernier a épousé Juxian. Désespéré, Dieyi se jette dans les bras d'un mécène, maître Yuan, et sombre dans la drogue. Mais l'amitié et la scène réunissent malgré tout Dieyi et Xiaolou, en dépit des aléas de l'histoire.

Adieu ma concubine est sans doute l'œuvre la plus célèbre de Chen Kaige, celle de l'adoubement international par sa Palme d'or partagée avec La Leçon de piano de Jane Campion. C'est une immense fresque historique et intimiste qui adapte le magnifique roman éponyme de Lilian Lee (qui signe également le scénario). Chen Kaige délaisse l'abstraction trop théorique de son précédent La Vie sur un fil (1991) pour retrouver dans une veine plus spectaculaire et flamboyante les préoccupations de ses premiers films, notamment leur regard acerbe sur la Révolution Culturelle et le communisme. Chen Kaige par quête d'amitié et une volonté de s'inscrire dans un collectif fit parti enfant des gardes rouges, ce qui le conduisit à dénoncer ses propres parents. La culpabilité de son comportement d'alors traverse plusieurs de ses films mais c'est sans doute dans l'histoire d'amitié/amour contrariée et le triangle amoureux de Adieu ma concubine que cet élément ressort le plus. 

Cette facette se marie d'ailleurs parfaitement aux thèmes du roman, et que l'on retrouve dans d'autres ouvrages de Lilian Lee et les nombreuses adaptations qui en découlèrent dans les années 80/90. Lilian Lee raconte souvent des romances contrariées par un contexte historique, mais aussi une fatalité et un mysticisme qui enferme les personnages dans une destinée inéluctable qui les amène à inlassablement rejouer les comportements les menant à leur perte. C'est le cas dans Rouge de Stanley Kwan (1987), Green Snake de Tsui Hark (1993), le méconnu The Reincarnation of Golden Lotus de Clara Law (1989) ou encore The Terracota Warrior de Ching Siu-tung (1989). Tous ces films usent d'un argument fantastique (réincarnation, voyage dans le temps) dont Chen Kaige s'écarte tout en servant le mélo et ce mysticisme particulier à Lilian Lee.

Cette symbolique s'exprime dès la première partie du film, narrant la naissance de l'amitié de Douzi et Xialolu dans leur rude apprentissage au sein de l'opéra de Pékin. En tant qu'orphelins désormais sans attache, ils doivent désormais embrasser pleinement leur art pour se forger une nouvelle identité. Ce renoncement sera tout d'abord physique lorsque Douzi est amputé de la protubérance d'un sixième doigt pour être admis au sein de l'école. La mue sera ensuite psychologique quand Douzi doit endosser le personnage de la concubine Yu Ji de l'opéra classique Adieu ma concubine. Chen Kaige appuie bien plus que dans le livre la difficulté de cette bascule pour un garçon à interpréter un rôle féminin, en jouant de la redite sur une phrase que ne parvient pas à dire Douzi où il affirme explicitement cette identité féminine. Les coups de son maître n'y feront rien, la tirade est constamment mal prononcée jusqu'à une fugue où Douzi assiste à une vraie représentation scénique par des professionnels de Adieu ma concubine

C'est une sorte d'épiphanie décloisonnant l'esprit de l'apprenti acteur qui va désormais pleinement endosser le rôle de Yu Ji. L'expérience a cependant pour effet d'enchevêtrer pour toujours chez Douzi le monde de l'opéra et la réalité. Ainsi le prince Xiang Yu joué par son ami et protecteur Xiaolu devient aussi une véritable obsession amoureuse pour lui. Tout en multipliant les séquences tendres d'amitié enfantine fusionnelle, le film (bien davantage que le livre) reste dans l'ambiguïté pour dire si l'attirance de Douzi n'est qu'une extension du rôle pour lequel il a été conditionné, ou s'il a de réels penchants homosexuels -puisqu'il n'aura aucune attirance pour un autre homme de l'histoire. Certains traumatismes viennent s'y ajouter quand des hommes de pouvoir ne faisant pas non plus cette différence en opéra et réel vont ressentir une attirance dont Douzi fera les frais.

Un des points qui s'avère tour à tour intéressant et décevant par rapport au livre concerne le personnage de Juxian, l'ancienne prostituée qui va épouser Xialolou et provoquer la jalousie de Douzi. On sent clairement que l'histoire a été remodelée pour servir les deux stars du films, Leslie Cheung en Douzi et Gong Li en Juxian. Le scénario se construit entièrement sur leur confrontation, laissant presque en retrait l'amitié Douzi/Xialolu. Le livre reposait sur l'opposition/complémentarité entre la sensibilité, inconséquence et passion "féminine" de Douzi et le caractère protecteur, viril et courageux de Xiaolou qui était un véritable roc à l'écrit, ces traits de caractères servants ou pas leur amitié au gré des moments. Ici Zhang Fengyi qui joue Xialou est bien moins imposant et charismatique, et Chen Kaige met très clairement le personnage moins en valeur. L'ellipse le déleste de ses morceaux de bravoure (la bagarre à un contre dix dans la maison close pour défendre Juxian) et certains ajouts du film le rendent vraiment plus mesquin et lâche - la scène où il gifle Juxian. 

A l'inverse Juxian gagne en importance dans le récit, s'immisçant dans nombre de passage dont elle était absente dans le livre (Xialou et Douzi corrigés adultes par leur ancien maître) et n'est plus seulement la Némésis de Douzi, représentant la séduction et les charmes féminins "réels" que lui ne peut qu'artificiellement reprendre dans le monde de l'opéra. Ainsi le jeu maniéré de Leslie Cheung, la mise en scène de Kaige et la photo de Gu Changwei semblent toujours montrer Douzi comme en représentation, ne distinguant plus dans ses attitudes la fiction du réel. Au contraire Gong Li incarne une conscience naturelle de sa beauté et une profonde assurance à en jouer pour parvenir à ses fins (la manière dont elle convainc Xialou de l'épouser), là aussi transcendée par l'écrin confectionné par Kaige dans le luxe des décors, des costumes appuyant la sensualité de l'actrice. C'est donc davantage un duel plutôt qu'un triangle amoureux auquel on assiste, ce qui peut décevoir le lecteur du livre mais qui en l'état fonctionne parfaitement dans le film.

L'arrière-plan historique de l'occupation japonaise, l'avènement de la République puis la prise de pouvoir communiste et la Révolution Culturelle sert à opposer les archétypes dans lesquels leur "karma" a enfermé les personnages face à un monde en changement perpétuel. Cela leur profite puis leur dessert, les rapproche puis les éloigne, en faisant progressivement les vestiges d'une Chine qui n'est plus. Ils en deviennent des objets de ressentiments pour ceux n'ayant pu trouver leur place dans l'ancien ordre traditionnel, ce qui nous emmène vers une éprouvante dernière partie où ce qu'ils représentent doit tout simplement être détruit, effacé dans l'ordre des choses de la Révolution Culturelle. Même si moins cauchemardesque que dans le livre, les moments oppressants et cruels sont légion, visant moins à dénoncer ce contexte historique qu'à transcender et faire imploser les masques de figures de l'opéra de Xiaolou et Douzi. 

Dans une scène de torture et d'aveux publics, Xialou dans un premier temps retrouve sa place de protecteur, de Prince Xiang Yu cherchant à épargner son ami et à ne pas révéler ses secrets. Au contraire Douzi en amoureuse éperdue et jalouse en voyant Juxiang sur les lieux va déverser tout son fiel sur elle et causer sa perte. Xialou perd alors pied à son tour et va dénoncer son ami tout en reniant sa femme. Le virage des deux personnages représente littéralement l'annihilation de l'ancien monde. Chen Kaige filme ce moment-clé dans une approche sur le vif, où le côté théâtral n'existe plus que par les costumes d'opéra altéré qu'on a forcé les héros à mettre, et par leur jeu outré et précieux qui dénote avec la réalité infernale qui les entoure. Leurs ultimes et tardives retrouvailles scéniques ne peuvent être que leur chant du cygne tragique.

Sorti en bluray et dvd français chez D'vision

vendredi 22 juillet 2022

Sé infiel y no mires con quién - Fernando Trueba (1985)

Chasses-croises et quiproquos pour un couple adultère dont les membres demandent en même temps a un ami commun de leur prêter sa maison...

Quatrième film de Fernando Trueba, Sé infiel y no mires con quién est un très plaisant exercice de style du réalisateur dans le vaudeville et la screwball comedy. La mécanique assez imparable du récit ne doit rien au hasard puisqu'il s'agit d'une adaptation de la pièce Move Over Mrs Markham (plus connue en France sous le titre Tout le plaisir est pour nous quand elle fut adaptée sur scène en 1972 puis en 2009) du dramaturge et maître de la comédie britannique Ray Cooney. La narration et le dispositif du film paie donc largement son tribut à cette origine théâtrale mais dans l'ensemble Fernando Trueba réussit avec brio à s'en affranchir ou d'en user avec inventivité.

Le postulat est simple mais d'une redoutable efficacité. Paco (Santiago Ramos) et Fernando (Antonio Resines) sont ami et associés au sein d'une maison d'édition qui s'apprête à franchir un cap crucial avec la signature d'une célèbre autrice pour enfant, Adela Mora (Chus Lampreave). Paco est un séducteur impénitent bien que marié à Carmen (Carmen Maura) et s'apprête justement à se désister de ce rendez-vous professionnel pour rencontrer une sulfureuse amante dont il ne connaît pas le visage. Fernando s'avère lui bien trop cérébral, terre à terre et timoré, au grand désespoir de sa femme Rosa (Ana Belén). Il se trouve que Carmen et Rosa sont amies et que, à l'instar de son époux, Carmen s'apprête ce même soir à retrouver son jeune et bel amant militaire. Problème, chacun des époux adultère a décidé de retrouver son amant/maîtresse dans la demeure inoccupée de Rosa et Fernando puisque ces derniers seront en entretien avec la fameuse autrice. 

Toute la première partie du film sert à mettre en parallèle puis entrecroiser le ressenti et les frustrations des couples respectifs. Les confidences et la vantardise des conversations entre hommes/femmes font ainsi l'objet d'un montage alterné qui sert à caractériser chacun et faire monter l'attente quand on devine progressivement que les deux situations adultères vont forcément s'entrechoquer. Fernando Trueba excelle à façonner un écho de dialogues, situations par une belle science du montage, du raccord en mouvement qui rend ce va et vient limpide et inventif. Il faut cependant être très attentif au cumul d'informations véhiculés par les longues discussions car absolument toutes serviront l'ampleur du quiproquo dans la seconde partie (Paco ne connaissant pas physiquement son amante d'un soir, Carmen se faisant passer par jeu pour une prostituée auprès de son amant, la supposée bigoterie de l'autrice visée...).

L'amoralité du couple Paco/Carmen déteint progressivement chez Fernando/Rosa et façonne des dynamiques comiques irrésistibles. Carmen en racontant ses aventures à Rosa titille la libido en berne de celle-ci, qui va se montrer plus entreprenante avec Fernando. Ce dernier ayant malencontreusement trouvé une lettre torride adressée à Carmen soupçonne sa femme de le tromper, et toute l'attitude émoustillée de Rosa correspond aux indices que lui donne Paco quant au comportement d'une femme infidèle. Il y a une sorte de ping-pong dramaturgique qui s'articule de manière redoutablement efficace où Trueba se sert même d'éléments éculés sans doute vieillot du vaudeville pour les retourner à son avantage. On pense au soupçon d'homosexualité du chef décorateur et ami de Rosa, Oscar (Guillermo Montesinos) qui lui-même va soupçonner Paco et Fernando tout à leurs conciliabules de l'être également. Trueba use brillamment de son double décor où le bureau de la maison d'édition donne directement via un passage secret à l'appartement. Les quiproquos ne se déploient pas par le seul dialogue mais aussi par le décor et la mise en scène, un simple cadrage, une profondeur de champ sur des pièces dédoublées et un jeu sur le point de vue pouvant donner en un seul plan presque deux ou trois quiproquos différents. L'esthétique art déco ligne claire très typée années 80 possède un charme fou, Trueba alternant surcharge de mauvais goût (la garçonnière pleine de chausse-trape de Paco) et épure rétro, traduisant aussi par l'environnement les tempéraments différents de chacun. 

La montée en puissance est irrésistible mais étrangement, au moment de l'apothéose qui devrait nous amener au feu d'artifice attendu, Trueba la joue petit bras. Des ellipses frustrantes et pour le coup des effets de théâtre malvenus (le sommet d'une situation de quiproquo seulement entendue et filmée derrière une porte, pourquoi ?), ainsi qu'un retour forcé aux bons sentiments amène une morale absente jusque-là. Le couple Fernando/Rosa est certes attachant mais on pouvait espérer plus d'inventivité pour amener leur réconciliation. On se met alors à imaginer ce que le Pedro Almodovar de Kika (1993) aurait fait de pareille amorce, la belle anarchie qu'il aurait laissée s'exprimer. En parlant de Kika on retrouve d'ailleurs ici la regrettée Verónica Forqué, géniale en secrétaire sexy et folle d'amour. Tour à tour génial et frustrant, Sé infiel y no mires con quién est néanmoins un opus plaisant et annonciateur des réussites de Manolo (1986) Belle Epoque (1992) ou La Fille de tes rêves (1998) où il se lâchera bien plus (il est peut-être corseté ici par le matériau original) dans une latinité comique et un érotisme plus prononcé.

Sorti en bluray espagnol