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samedi 31 décembre 2022

Le Dernier des Mohicans - The Last of the Mohicans, Michael Mann (1992)


 En 1757 dans l'Etat de New York, alors que la guerre fait rage entre Français et Anglais pour l'appropriation des territoires indiens, un jeune officier anglais, Duncan Heyward, est chargé de conduire deux sœurs, Cora et Alice Munro jusqu'à leur père. Ils sont sauvés d'une embuscade par Hawkeye, un frontalier d'origine européenne, élevé par le Mohican Chingachgook et son fils Uncas. Les trois hommes acceptent d'escorter les deux jeunes filles jusqu'à leur destination.

Le Dernier des Mohicans marque le retour au premier cinématographique de Michael Mann, six ans après sa dernière réalisation. A ce stade de sa carrière, Mann devait avant tout son aura pour ses productions télévisées, le célèbre Miami Vice (1984-1990) et le plus méconnu Les Incorruptibles de Chicago (1986-1988). Ses premiers essais au cinéma, entre réussites majeures (Le Solitaire (1981), Le Sixième sens (1986)) et résultat plus discutable (La Forteresse Noire (1983) son film maudit) n’avaient pas rencontrés les faveurs du public. Ces retrouvailles avec le grand écran délaissent son genre de prédilection du polar urbain pour se plonger dans le film d’aventure historique avec cette neuvième adaptation du roman de James Fenimore Cooper.

Malgré ce contexte éloigné de ses habitudes, Mann introduit un héros typique de son style avec Hawkeye (Daniel Day-Lewis). Homme blanc élevé par les mohicans, Hawkeye est une figure profondément individualiste se plaçant à l’écart des soubresauts du monde qui l’entoure, à savoir les guerres franco-anglaises aux Amériques. Michael Mann dépeint de façon didactique les tenants et aboutissants du conflit et renvoie les belligérants dos à dos tout au long du récit. Les Anglais méprisent et manipulent autant les colons américains soumis à l’autorité de la couronne que les différentes tributs indiennes qu’ils incitent à collaborer avec eux, à fournir leurs rangs par des tromperies diverses. Il en va de même pour les Français dont on observe l’usage du huron Magua (Wes Studi) ivre de vengeance contre un officier anglais. Entre condescendance et mépris de classe, les petites gens quel que soient leurs races ne servent que de chair à canon aux ambitions des nations. Hawkeye s’inscrit donc dans la lignée des personnages solitaires et/ou claniques de Mann, mais que la romance va forcer à se reconnecter à la réalité de leur société. Ici il s’agira de la rencontre avec Cora (Madeleine Stowe), fille d’un officier anglais que Hawkeye va sauver des hurons puis escorter. L’hésitation entre la fermeture taciturne et la volonté d’ouverture du personnage mannien éclate dans leurs premières interactions. 

Lorsque par survie Hawkeye choisit de ne pas enterrer les victimes d’un massacre huron, il se montre glacial tout en peinant à masquer son émotion (les morts étaient des amis) quand Cora ignorante lui en fera le reproche. Ce n’est que lors d’une discussion à deux qu’il s’explique plus tard, faisant alors montre d’une sensibilité qui touche la jeune femme promise à un officier anglais hautain (Steven Waddington). Ce tempérament franc rend la romance d’une grande intensité, l’urgence n’autorisant pas les atermoiements et la bienséance dans ce contexte chaotique. Le dialogue révélant leur désir mutuel est aussi beau que minimaliste, quand Hawkeye fixe Cora du regard et explicite sa pensée quand cette dernière l’interroge sur cette insistance. Surprise de cette réponse, la jeune femme d’abord gênée soutient alors ce regard et explicite sans que les mots soient nécessaires que cette attirance est partagée – une scène d’amour où les amants se cherchent et s’étreignent avec le seul soutien du beau score de Trevor Jones suivra. 

Ces émotions à échelles humaines se font donc directes et compréhensibles, quand tout ce qui concerne la stratégie et les ambitions des camps anglais et français relève de la tromperie et de l’autoritarisme. Le méchant Magua s’avère tout aussi lisible dans ses intentions vengeresses, en faisant un pendant négatif de Hawkeye. Victime de cette guerre où il a perdu femme et enfant sous la main des Anglais, contrairement à Hawkeye il se fond parmi les deux camps pour mieux se rapprocher de l’objet de son profond ressentiment. La haine comme l’amour sont les deux revers d’une même pièce qui caractérise l’humanité forte ou faible des personnages, mais en tout cas plus sincères que les Etats aux desseins expansifs désincarnés. La mise en scène de Michael Mann se met au diapason de cette dichotomie entre collectif glacial et intime chaleureux dans des séquences miroirs. Les scènes où les Anglais ou français tissent leur toile manipulatrice et expriment leur mépris de l’individu sont souvent des scènes d’intérieur, ou du moins se déroulant à l’abri des regards – le général Montcalm (Patrice Chéreau) s’entretenant avec Magua dans la forêt la nuit venue, les conciliabules du colonel Munro dans la pénombre de son fort. Les teintes de la photo de Dante Spinotti véhiculent l'émotion inverse, se teintent d'une facticité qui crée un écrin hors du temps dans les moments intimistes entre Hawkeye et Cora.

A l’inverse les explosions de violence de Magua se déploient en plein air même si teintée de traitrise, dans une volonté d’être vu par son ennemi et de se délecter de sa terreur avant de l’achever. Hawkeye se révèle aussi au grand jour dans cet espace naturel n’autorisant pas les faux-semblants. Dans un premier temps Michael Mann introduit cela dans l’idée fréquente chez lui de montrer « l’expertise » de ses héros, ici avec les talents de traqueurs de Hawkeye dont la vélocité pour parcourir les forêts sinueuses impressionne – la méticulosité de Mann et la maniaquerie de Day-Lewis se sont bien trouvés dans l’entraînement commando préparatoire au tournage. Plus le récit avant plus ces aptitudes serviront un héroïsme au service d’une quête romanesque pour Hawkeye, Mann en totale connexion avec son héros restant focus sur son avancée implacable pour sauver Cora alors qu’un enfer de violence se déchaîne lors d’une embuscade des hurons.

L’intensité de la confrontation finale est à l’avenant, précédée d’une incroyable tirade romantique (Stay alive !) et qui voit la barbarie et la tragédie exploser dans les grands espaces. Michael Mann y exprime à travers les deux antagonistes la manière dont les sentiments soudains nous exposent (Magua cherchant finalement à épargner la sœur cadette Munro (Jodhi May)) mais également nous sauvent, expriment notre individualité (le père de Hawkeye mettant à par son fils adoptif en se déclarant le dernier des mohicans). Un grand film d’aventures, riche de strates thématiques et intimiste (la romance implicite entre la petite sœur Munro et Uncas (Eric Schweig) et dont le succès permettre la mise en route de Heat (1996) LE film de la reconnaissance pour Michael Mann. 

Sorti en bluray français chez Warner

mercredi 28 décembre 2022

Une fille pour le diable - To the Devil a Daughter, Peter Sykes (1976)


 John Verney, un spécialiste des sciences occultes, est chargé de veiller sur la fille d'un ami, qui est promise à un groupe sataniste pour l'offrir au Diable.

Sorti 20 ans après Frankenstein s’est échappé de Terence Fisher (1956), Une fille pour le diable vient conclure le cycle gothique de la Hammer déclinante. Le studio s’était trouvé débordé dès le début des années 70 par les nouvelles tendances ringardisant sa veine gothique avec Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968), L’Exorciste de William Friedkin (1973) et l’horreur américaine frontale et malsaine de Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper (1974) ou La Dernière maison sur la gauche de Wes Craven (1972). Le studio trouve une initialement une parade en jouant la carte de la décadence avec une surenchère de sexe et de violence dans des films comme Docteur Jekyll and Sister Hyde (1971), The Vampire lovers (1970) ou La Soif du vampire (1971) mais en cette fin des années 70, cela ne suffit plus. Les financements sont de plus en plus durs à trouver après plusieurs échecs commerciaux et un public se détournant de la formule.

Une fille pour le diable est l’adaptation d’un roman de Dennis Wheatley, auteur brillamment transposé dans un des Hammer les plus mémorables, Les Vierges de satan de Terence Fisher (1968). Wheatley, véritable spécialiste en rites et sciences occultes dont il nourrit ses intrigues, se prête idéalement à un traitement mélangeant l’imagerie gothique classique et une veine plus réaliste dans les tendances contemporaines. A l’origine Christopher Lee (qui trouvait un de ses meilleurs rôles justement dans Les Vierges de satan) achète les droits de plusieurs romans de Dennis Wheatley pour sa maison de production mais devant l’échec d’une première sortie, il les revend à la Hammer qui va produire avec de grandes difficultés financières Une fille pour le diable

Un des intérêts initiaux du film est de faire se côtoyer un environnement urbain et plus cosmopolite (le héros américain joué par Richard Widmark, Nastassja Kinski qui est allemande) avec justement un arrière-plan surnaturel plus britannique que représente Christopher Lee. Ce mariage ne se fait réellement que dans les quinze dernières minutes, et se montre très décevant formellement avec une conclusion aussi brève que timide. Le reste du temps, le film n’arrive pas à choisir entre redite pauvre de récit d’exorcisme et ambiance paganistes ratées, que ce soit en comparaison une nouvelle fois de Les Vierges de Satan ou même d’une œuvre comme The Wicker Man (1973).

Dans les deux cas, la seule idée supposée novatrice est de jouer sur le trouble sexuel assez discutable autour d’une Nastassja Kinski seulement âgée de quatorze ans. Une scène de possession nocturne lascive puis un sabbat final où elle s’affiche nue (ce qu’elle regrettera) sont donc les seules attractions d’un spectacle assez ennuyeux, prévisible et poussif dans l’ensemble. Pauvreté des environnements, intrigue bricolée et acteurs peu concernés achèvent l’ensemble, hormis un Christopher Lee particulièrement retors et menaçant en prêtre défroqué sataniste. Une triste fin donc pour une Hammer qui a définitivement perdu son mojo horrifique. 

Sorti en dvd et bluray français chez Tamasa

mardi 27 décembre 2022

Histoires de fantômes chinois 3 - Sien lui yau wan III: Dou dou dou, Ching Siu-tung (1991)

Fong et son maître s'arrêtent au temple Lan Jou pour passer la nuit. Ce temple est le repaire du démon Lao-lau qui se nourrit de l'énergie vitale des hommes. Alors que son maître part combattre les démons, Fong rencontre Lotus, un fantôme à la solde de Lao-lau.

Histoire de fantômes chinois (1987) et Histoires de fantômes chinois 2 (1990) avaient constitués des dates fondamentales pour le cinéma hongkongais. Le premier volet est vraiment la porte d’entrée du public occidental au cinéma hongkongais, et le film qui équilibre la volonté de Tsui Hark et de sa compagnie Film Workshop de poser un pont entre la tradition culturelle et cinéphile locale (le film est l’adaptation d’un conte traditionnel chinois, mais aussi le remake d’un classique du cinéma local, The Enchanting Shadow de Li Hang-Hsiang (1960) et une modernité de la forme convoquant effets de style et effets spéciaux spectaculaires à l’occidentale. 

Les deux films reflétaient aussi une angoisse latente à l’approche de la rétrocession, le premier film par sa romance tragique symbolisant le pont impossible entre Hong Kong et la Chine, et le second par sa noirceur reflétant les peurs au lendemain des évènements de Tian'anmen. Ce troisième et dernier film fait preuve d’un apaisement voire d’une résignation qui prend la forme d’un quasi-remake du premier volet. A la fin de ce dernier la malédiction avait été scellée pour cent ans et un siècle plus tard la boucle peut se répéter. C’est une sorte de sentiment d’inéluctable et de redite qui contraste avec le romantisme tragique du premier film, ainsi qu’avec la rage et l’atmosphère oppressante du second. La destinée/rétrocession est ce qu’elle est, il faut l’accepter car l’on ne peut rien y changer.

Ching Siu-tung semble avoir les mains plus libres ici que sur les précédents puisque son omnipotent producteur est entretemps repassé à la réalisation. Donc si le fond est moins riche, la forme est peut-être ici la plus aboutie de la trilogie, atténuant le sentiment de redite par le chatoiement visuel. On rejoue donc la comédie de l’innocent passant une nuit dans un temple maudit, et tombant sous le charme d’une charmante femme fantôme sous le joug d’un démon. Tony Leung Chiu-wai remplace Leslie Cheung tandis que Joey Wong reprend son rôle ainsi que tout le casting de spectres de 1987. Histoire de fantômes chinois 2 traitait de l’impossibilité de retrouver la candeur du premier film par son retour au réel (du film et du contexte politique), le troisième film assume cette redite mais en entretenant une certaine distance. 

L’effet de surprise n’a plus cours après deux films et Ching Siu-tung n’essaie même pas de reproduire les atmosphères réellement horrifiques des précédents, la connivence est de mise avec le spectateur qui attends de voir la comédie se rejouer. Cela impact aussi la romance entre Fong (Tony Leung Chiu-wai) et la fantôme Lotus (Joey Wong) qui, sans parler de parodie, est dénuée de la ferveur et du romantisme profondément premier degré du premier film. Fong semble bien plus maître de ses sens que Leslie Cheung face aux charmes de Lotus, et surtout bien moins effrayé par la perspective de se trouver confronter à un fantôme. Sans cette tension et flamme passée, l’érotisme troublant du premier film s’estompe pour n’être ici que source de comédie. On peut parler d’affection, de sollicitude plus que de romance entre Fong et Lotus, loin de l’intensité Leslie Cheung/Joey Wong et donc impossible d’avoir des séquences aussi iconiques et habitées que le baiser dans l’eau du bain du premier film.

Histoire de fantômes chinois 3 est une redite en mode mineur qui éblouit avant tout en tant que livre d’images. Les effets spéciaux sont soignés et offre des moments virevoltants et spectaculaires pour le bestiaire démoniaque, les démonstrations de pouvoir du taoïste joué par Jacky Cheung notamment un final impressionnant. Tout le charmant côté bricolé des précédents s’atténue par un soin plus grand, un « confort » de la forme et du récit qui rend l’ensemble attachant mais ne nous bouscule plus comme avant. La bande-originale de James Wong représente bien cela avec des thèmes et chansons recyclant avant tout ceux des deux films d’avant. La romance n’est plus aussi ardente, vibrante, l’ombre de la malédiction ne nourrit plus que les morceaux de bravoures mais plus la terrible peur de la séparation pour les amoureux.

Il y a une perte d’innocence, une acceptation que tout se rejoue sans la terreur d’une issue funeste alors qu’Histoire de fantômes chinois avait dans le fond, la forme et le ton toute l’ardeur des premières fois. On sent que la saga rentre dans le rang avec une volonté claire d’exportation en Asie et en Occident qui n’autorise plus l’inattendu. Il n’en reste pas moins un film plaisant mais à détacher clairement de l’intensité du diptyque initial. Fort heureusement Tsui Hark retrouvera cette flamme romantique dans ses propres réalisations revisitant les contes chinois à cette même période, les merveilleux Green Snake (1993) et The Lovers (1994).

Sorti en dvd zone 2 français chez HK Vidéo


 

lundi 26 décembre 2022

Casino Royale - Martin Campbell (2006)

Pour sa première mission, James Bond affronte le tout-puissant banquier privé du terrorisme international, Le Chiffre. Pour achever de le ruiner et démanteler le plus grand réseau criminel qui soit, Bond doit le battre lors d'une partie de poker à haut risque au Casino Royale. La très belle Vesper, attachée au Trésor, l'accompagne afin de veiller à ce que l'agent 007 prenne soin de l'argent du gouvernement britannique qui lui sert de mise, mais rien ne va se passer comme prévu.

Casino Royale effectue un virage bien connu dans la saga James Bond où, comme pour s’excuser d’un opus trop extravagant, le film suivant doit effectuer un retour à une intrigue d’espionnage plus sérieuse et réaliste. Ce fut le cas avec Rien que pour vos yeux (1981) ramenant Bond sur terre après les outrances spatiales de Moonraker (1979), ou encore le psychédélisme exotique de On ne vit que deux fois (1967) laissant place à l’introspection romantique d’Au service secret de sa majesté (1969). C’est à ce dernier cas que correspond Casino Royale puisque là aussi le changement de ton se fait aussi avec l’introduction d’un nouvel interprète. Meurs un autre jour (2002) avait été un triomphe commercial qui appelait à poursuivre avec Pierce Brosnan mais la démesure irréaliste du film ne correspondait plus à un contexte politique plus grave passé le 11 septembre, au contraire de la saga des Jason Bourne, nouveau standard du cinéma d’action. Pierce Brosnan est donc écarté et le choix surprenant à l’époque se porte sur le méconnu Daniel Craig. Cette volonté de renouveau doit s’inscrire dans les thèmes et l’intrigue du film, et le choix se portera sur Casino Royale, première aventure littéraire de Bond écrite par Ian Fleming.

Le livre est un véritable serpent de mer pour les Broccoli qui courent après les droits depuis des décennies. Une première adaptation se fit pour la télévision en 1954 avant la saga officielle, puis conjointement à celle-ci en 1966 avec un spoof movie psyché amusant mais confus. Les droits reviennent dans l’escarcelle des Broccoli à la fin des années 90 (alors que durant cette période Quentin Tarantino manifesta son envie d’adapter le roman) et c’est tout naturellement qu’il décide d’en faire le point de départ du nouveau Bond, qui sera même un reboot retraçant sa première mission. On rappelle à la réalisation Martin Campbell qui avait déjà avec brio réussit à introduire le James Bond de Pierce Brosnan dans Goldeneye (1995). Ce dernier réussissait une sorte de déconstruction dans la continuité en réinventant le personnage dans un contexte post-Guerre Froide qui avait contribué à sa création. Casino Royale creuse ce même sillon mais va plus loin sur de nombreux point. Daniel Craig est assez éloigné de l’archétype physique définit par les précédents films, les habitudes de la série sont cassées, que se soit par l’absence de personnages emblématiques comme Q et Moneypenny, des accessoires ludiques comme les gadgets qui desservent le réalisme.

Le James Bond de Daniel Craig fait grandement penser à celui de Timothy Dalton par son mélange de charisme, brutalité et professionnalisme sans faille, mais dépourvu d’expérience. C’est encore un impulsif fonçant dans le tas et abusant de son permis de tuer sans vision et stratégie d’ensemble. Ce tempérament est littéralement transcrit visuellement dans l’impressionnante poursuite à pied qui constitue la première grosse scène d’action du film. Bond poursuit un criminel adepte du parkour (discipline sportive acrobatique qui consiste à franchir des obstacles urbains ou naturels, par des mouvements rapides et agiles) qui lui échappe en se faufilant dans le décor avec un brio félin, tandis que Bond pulvérise au contraire ce décor en usant d’un bulldozer ou en en figurant un lorsqu’il traverse physiquement un mur de toute sa massive silhouette. La séduction pour la « bagatelle » ne l’intéresse pas si ce n’est la récolte d’information, c’est un être encore mal dégrossi s’épanouissant davantage dans l’action que le luxe et le glamour.

Daniel Craig excelle dans ce registre et compose le Bond le plus imposant et intimidant depuis justement Timothy Dalton. Quelques éclairs de sadisme à la Sean Connery surgissent ça et là et ce Bond rajeuni retrouve ses vertus de sex-symbol, telle ce moment où il surgit des eaux tout muscles saillants pour revisiter l’apparition de Ursulla Andress dans Dr No (1962). Ce sera une des grandes qualités de la période Daniel Craig, les films James Bond retrouvent une réelle ambition formelle qui s’était perdue avec les trop fonctionnels opus de Pierce Brosnan. C’est le cas pour l’action plus heurtée, nerveuse et formidablement montée qui lorgne sur les Jason Bourne, mais aussi dans les moments contemplatifs, le soin apporté au décor et à la photo. Le film rappelle beaucoup Goldeneye dans sa manière de redéfinir Bond. Dans le film de 1995, le personnage par ses attitudes de mâle alpha était renvoyé à sa nature archaïque par tous les protagonistes féminins lui reprochant cette nature glaciale qui lui avait néanmoins permis de survivre. 

C’est exactement la même chose dans Casino Royale qui troque juste le Bond expérimenté et distant contre un jeune loup trop assuré. C’est assez brillamment fait, en particulier durant tous les échanges avec Vesper Lynd (Eva Green) qui sait à chaque fois lui renvoyer son arrogance et sa gaucherie (le moment où elle lui choisit son smoking). C’est fait de façon très intéressante en introduisant de façon progressive quelques gimmicks Bondien, de façon extradiégétique avec le fameux thème musical qui plane tout le film avant d’exploser dans toute sa démesure à la fin (où Bond semble être totalement devenu Bond et se présente comme tel) ou intra-diégétique avec la découverte hasardeuse du cocktail vodka-martini ou l’apparition de la Aston Martin. Le problème viendra plutôt dans les films suivants où l’on n’aura jamais l’impression d’avoir l’agent secret désormais expérimenté et plein d’assurance, mais soit le rookie encore une fois ou le héros fatigué sans avoir eu l’étape iconique qui ne se reposera que sur le passif connu de James Bond.

Pour Casino Royale c’est en tout cas parfait puisque le jeu de dupe et la guerre des nerfs de la longue partie de poker correspond aussi à l’apprentissage moins pulsionnel et plus réfléchi, stratégique, de son métier d’agent secret face à un méchant (Mad Mikkelsen) aussi dangereux qu’aux abois. La tension est à son comble et renvoie aux meilleurs moments de Bon Baisers de Russie (1963) avec son cadre restreint, ses sursauts féroces de violence et cet environnement européen. Eva Green incarne peut-être la James Bond Girl la plus intéressante depuis Diana Rigg et la construction de son lien amoureux avec James Bond est excellent. On ne serait honnêtement pas loin d’un des sommets de la série si ce n’était une dernière demi-heure bien moins réussie. Les rebondissements s’enchaînent de façon plus grossière, Bond passe de la froideur à l’amoureux transi et naïf bien trop facilement, et si le destin de Vesper est touchant grâce à tout ce qui a précédé, les évènements qui nous y mènent sont très maladroitement amenés. C’est vraiment malgré ces défauts une belle introduction du Bond de Daniel Craig et un lifting réussi de la série. La suite sera plus inégale (à commencer par l’opus suivant peu convaincant) dans cette volonté de remise au goût du jour. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 chez Sony