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vendredi 31 janvier 2025

L'Eternité et un jour - Mia aioniotita kai mia mera, Theo Angelolopoulos (1998)

Alexandre, un grand écrivain, est sur le point de quitter définitivement la maison en bord de mer dans laquelle il a toujours vécu. Avant son départ, il retrouve une lettre de sa femme, Anna, qui lui parle d'un jour d'été, il y a trente ans. Pour Alexandre commence alors un étrange voyage où passé et présent vont s'entremêler.

 L'Éternité et Un Jour est le film de la consécration pour le cinéaste grec Theo Angelopoulos, son douzième long-métrage qui le vit remporter la Palme d’or à l’édition 1998 du Festival de Cannes. Le cinéaste y voyait le dernier volet d’une trilogie après Le Pas suspendu de la cigogne (1991) et Le Regard d'Ulysse (1995), avec pour lien thématique « la notion de limite ou de frontière dans la communication entre les êtres, dans l’amour, dans le passage de la vie à la mort » selon ses termes.  On peut souvent voir en Angelopoulos un cinéaste austère et difficile d’accès, mais les prémices douloureuses et intimes du projet semblent avoir motivé en lui une approche plus explicitement sensible et ouverte. Il va faire face à deux décès inattendus dans ses relations professionnelles et amicales, avec Mikes Karapiperis, le chef décorateur des premiers films, et l’acteur italien Gian Maria Volonté durant le tournage du Regard d'Ulysse. Ces évènements vont attiser en lui une réflexion, une interrogation, celle de savoir ce que les disparus auraient fait s’ils avaient eu un jour de plus à vivre – et en connaissance de leur disparition imminente.

C’est dans cette situation qu’il place son héros Alexandre (Bruno Ganz), écrivain d’âge mûr s’apprêtant à entrer à l’hôpital pour probablement n’en jamais sortir, la nature de son mal nous restant inconnu. On constate que cette fin prochaine incite davantage Alexandre à faire le vide autour de lui. Le vide de ses biens comme on le constate avec son appartement désert en début de film, le vide de ses relations, de la plus formelle avec sa domestique Urania (Hélène Gerasimidou) à la supposée plus étroite car filiale pour sa fille (Iris Chatziantoniou), l’adieu le plus poignant n’étant pas celui que l’on croit. Au dépouillement d’interaction du présent répond le trop-plein de souvenir du passé pour Alexandre lorsqu’il entame son errance.

Ce passé se rattache à un lieu, une maison au bord de la mer révélée par un long-plan séquence et un travelling avant nous offrant un somptueux panorama durant la scène d’ouverture remontant à l’enfance du personnage. La photo de Yórgos Arvanítis et Andréas Sinani alterne entre les teintes urbaines sinistre du présent et celles, solaires, estivales et chaleureuses du passé dans les flashbacks au sein de cette maison côtière – dont on apprendra qu’elle a été vendue par sa fille. Alexandre n’est plus qu’une ombre défilant anonymement dans la désolation du présent, mais s’avère aussi au mieux un figurant dans les souvenirs. Le fossé qu’il a creusé autour de lui alors que la fin s’approche, trouve sa source dans ces instantanés du passé qu’une autre dépeint finalement pour lui. La voix-off s’imprègne alors des mots posés sur papier par Anna (Isabelle Renauld), l’épouse défunte d’Alexandre, sur les maux de leurs vie commune. Déjà, là, Alexandre, entièrement consacré à son œuvre littéraire, était trop absent de corps et/ou d’esprit pour participer aux moments de vie cruciaux de sa famille, ici une visite après la naissance de sa fille. Angelopoulos adopte comme un point de vue extérieur et omniscient durant ces séquences, comme si Alexandre observait ces instants en spectateur lointain. Lorsqu’Angelopoulos immerge finalement son protagoniste au cœur de l’évènement, la distance se maintient en lui conservant son physique usé de fin de vie, en décalage avec l’énergie et la jeunesse de ceux qui l’entoure. Il est trop tard, Alexandre n’est désormais plus qu’un invité, une anomalie dans des souvenirs qu’il n’a pas réellement partagés, et c’est l’amertume de son épouse en voix-off qui domine plutôt que la joie de revivre ces moments – s’il ne les a jamais vécus.

Entre les couleurs d’un passé révolu et la grisaille d’un présent dont on n’a plus rien à attendre, Alexandre va pourtant trouver un entre-deux. La rencontre improbable avec un enfant migrant albanais et laveur de carreau va déboucher sur un étonnant road-movie. Cet élément reconnecte Alexandre au présent et à ses réalités sociales, ce qui amène paradoxalement Angelopoulos à une imagerie plus stylisée encore, baignée de visions saisissantes telles ce camp de réfugiés plongé dans la brume, ou encore cette usine désaffectée déployant un espace de recueillement solennel pour d’autres enfants errants. En homme qui n’a pas réellement vécu l’essentiel, Alexandre va aider cet enfant à accepter le deuil et faire face à une vie qui lui tend les bras. Angelopoulos fait passer toute cette gamme de sentiment complexe par l’image, le verbe se faisant rare et souvent cryptique pour se reposer sur la prestation poignante de Bruno Ganz. 

La lourde silhouette et l’expressivité de ce dernier est d’autant plus à saluer que les dialogues épars furent doublés ensuite en grec durant la postproduction. Angelopoulos équilibre les préoccupations intellectuelles de son héros, ses regrets et ce sursaut d’empathie dans un tout cohérent, passant par de superbes idées formelles, telle cette rencontre presque métaphysique avec le poète auquel il consacra ses derniers travaux. Au lieu de l’éloignement intime que provoque habituellement l’émergence de sa vie intellectuelle, Alexandre traverse le décor autrefois occupé par le poète en expliquant la pensée de celui-ci à l’enfant. Le titre du film fait ainsi sens quand s’approche la conclusion, l’éternité espérée dans les arts par Alexandre valant autant que ce « un jour » de plus où il a enfin pu l’accorder par une interaction aux autres, ceux de son passé et de son présent.

mercredi 29 janvier 2025

Black Sunday - John Frankenheimer (1977)


 Le pilote de dirigeable Michael Lander, qui a enduré les horreurs de la guerre du Vietnam, est devenu psychotique. Désireux de se suicider en grande pompe, il s'associe à la terroriste palestinienne Dahlia, qui prévoit d'utiliser Lander pour faire exploser une bombe lors du Super Bowl en faisant s'écraser son avion sur les gradins bondés. Alors que des milliers de vies sont en jeu, l'agent militaire israélien Kabakov fait équipe avec le FBI pour tenter d'empêcher le meurtre-suicide de Lander.

Black Sunday peut être vu comme un des derniers, si ce n’est le dernier réel coup d’éclat d’un John Frankenheimer qui par la suite rentrera tristement dans le rang, tant au niveau des faveurs du public que de l’inspiration artistique. Issu de cette génération de réalisateurs (Sidney Lumet, Arthur Penn) ayant fait leurs armes à la télévision sur des « dramatiques » laissant le temps et la marge de manœuvre pour expérimenter, Frankenheimer est identifié dès ses premières grandes réussites. Les heureuses rencontres (Burt Lancaster avec qui il tournera cinq films), l’inventivité formelle et l’audace de ses sujets le mettent sur les radars de la critique (notamment française). C’est notamment le cas pour une sorte de trilogie paranoïaque comprenant Un crime dans la tête (1962), Sept jours en mai (1964) et L’Opération Diabolique (1967). Tout en s’appuyant sur les tensions d’un Guerre Froide vivace,  Frankenheimer finissait par capturer un mal plus intérieur, par ses peurs activées (Un crime dans la tête) ou du moins stimulées par les menaces extérieures (Sept jours en mai), jusqu’à l’épure existentielle et désespérée du fabuleux L’Opération Diabolique. Les productions de la fin des années 60 et du début des années 70 contiendront encore leur lot d’excellents film, mais les divergences avec les studios (la sortie sabordée par MGM de Les Parachutistes arrivent (1969)) , les vedettes récalcitrantes (Gregory Peck sur Le Pays de la violence (1970)), les insuccès injustes (la fresque épique Les Cavaliers d’après Joseph Kessel), placent progressivement le réalisateur à la marge d’une industrie ne jurant plus que par la modernité d’Easy Rider.

Lassé des Etats-Unis, Frankenheimer s’imagine un destin à la Joseph Losey et s’installe à Paris, séjour durant lequel il signera le méconnu L'Impossible Objet (1973) exercice justement bien trop appliqué et déférent à ce cinéma européen auquel il aspire. Il va en partie se remettre en selle en réalisant French Connection 2 (1975), très solide suite du classique de William Friedkin. Ce sont certainement les aptitudes, connues mais rondement exploitées dans French Connection 2 (immersion documentaire, action filmée sur le vif) qui convaincront Robert Evans qu’il est l’homme de la situation pour adapter Black Sunday, premier roman d’un encore inconnu nommé Thomas Harris. Le projet est entamé alors que le contexte du conflit israélo-palestinien est dans un de ses moments les plus délicats, notamment la prise d'otages des Jeux olympiques de Munich. On imagine Frankenheimer creuser encore davantage les jeux de paranoïas et de faux-semblants de ses films des années 60, mais l’approche sera différente.

Frankenheimer était un vrai artiste politisé, les penchants progressistes de son cinéma se prolongeant dans la réalité puisqu’il eut la charge de réaliser les films promotionnels de la campagne de primaire de Robert Kennedy. Très lié à ce dernier, il l’aida à gagner en assurance face aux caméras et s’apprêtait à venir le chercher le soir où il fut assassiné par balles le 5 juin 1968. Cet évènement tragique ajouté au déconvenues professionnelles évoquées plus haut affectèrent profondément, Frankenheimer, dans sa vie personnelle (avec de longs épisodes d’alcoolisme et de dépression) et son art, notamment sur Black Sunday.

Par de nécessaires précautions (qui n’empêcheront pas les incidents en amont, durant et après le tournage, tout comme les controverses à la sortie), le film fait une forme de choix apolitique dans son approche. La narration avance en mettant en parallèle le projet terroriste de Septembre Noir et l’enquête du Mossad pour le contrecarrer. Plutôt que d’opposer les groupes et les idéologies, Frankenheimer observe les individus. Opération Diabolique avait ouvert chez le réalisateur une réflexion sur le mâle américain, sa place dans une société en mutation qui se prolongerait par l’immersion dans l’Amérique profonde de Les Parachutistes arrivent et Le Pays de la violence. Cela passait par l’interprétation de stars à la splendeur fanée dans ces trois films (Rock Hudson, Burt Lancaster et Gregory Peck), et le constat d’un supposé âge d’or révolu. Lander (Bruce Dern) est une figure bien différente, rattaché aux maux profondément contemporains de l’Amérique. Brisé par son expérience de prisonnier au Vietnam et trahi par des troubles de stress post-traumatique, Land est un être déclassé par son ancien corps d’armée, et déconsidéré par les institutions du pays censées l’accompagner – la cruauté du rendez-vous médical, entre le mépris d’une assistante et l’impréparation du médecin devant le suivre. La manière de retrouver sa dignité et prendre sa revanche consiste donc en le projet fou d’être à l’initiative d’un attentat de Septembre Noir sur le sol américain. Frankenheimer, qui fut par la suite longtemps attaché au projet Rambo, se montre clairement visionnaire sur ce thème avant qu’il ne devienne plus commun au sein du cinéma américain. 

La double narration est captivante en mettant dos à dos les individus, dans leurs errements comme leurs failles, à des instants décalés. La barbouzerie d’ouverture nous introduit Kabalov (Robert Shaw), agent du Mossad dont les états de services lui ont valu le doux surnom de « solution finale ». Durant l’opération, sa volonté va pourtant faillir au moment d’abattre Dahlia (Marthe Keller), membre de Septembre Noir à sa merci. Les révélations progressives sur le passé de Kabalov et Dahlia en font des personnages miroir, ce que souligne bien la mise en scène de Frankenheimer lors de leurs deux face-à-face. Dahlia est animée d’une rage, d’un ressentiment, d’une soif de sang et d’un fanatisme qui devaient certainement être ceux de Kabalov à ses débuts. Kabalov quant à lui témoigne d’une usure, lassitude, qui seront probablement ceux de Dahlia après 20 ans de campagnes sanglantes, sans avoir fait évoluer les choses. 

Frankenheimer fait habilement osciller notre empathie de l’un à l’autre, dans de superbes scènes introspectives (les confessions de Kabalov à l’hôpital, celles entre Dahlia et Lander) ou des moments d’action où le réalisateur nous pousse vers une jubilation coupable – la séquence durant laquelle Lander et Dahlia échappent aux garde-côtes. Cet humanisme est cependant mis à mal constamment lorsque chacun des deux camps renoue avec les méthodes les plus abjectes durant leurs pérégrinations. La joie démente manifestée par Lander après le test de sa bombe durant lequel il a sacrifié un innocent, l’indifférence à tirer dans la foule de Fasil (Bekim Fehmiu) durant une course-poursuite urbaine à pied, tout cela finit par sceller notre choix pour ceux privilégiant la vie dans le cadre du récit.

Après deux heures d’un pur récit d’espionnage rondement mené et captivant, Frankenheimer va amorcer le grand morceau de bravoure du film. Le montage d’une précision métronomique, le déluge d’action insensé et les visions dantesques (le dirigeable piquant du nez au-dessus d’une tribune de stade) mènent à un suspense haletant soutenu par le score anxiogène à souhait de John Williams. Quelques imperfections techniques ici et là ne sauraient remettre en question le sommet de tension de ce climax, lorgnant sur le film catastrophe et paradoxalement presque trop spectaculaire en comparaison du ton introspectif qui précède. Malgré toutes ses qualités, le film (dont l’originalité sera émoussée par la sortie quelques semaines plus tôt d’Un tueur dans la foule de Larry Peerce (1976) au sujet voisin) ne remportera pas le succès escompté et Frankenheimer ne se retrouvera plus aux rênes d’un projet aussi ambitieux. Les évènements du 11 septembre 2001 limiteront désormais les diffusions du film, l’irréalisme spectaculaire du moment de sa sortie étant désormais auréolé d’une authenticité visionnaire fort dérangeante. 

Sorti en bluray français chez Sidonis

samedi 25 janvier 2025

Demain, je serai libre - El Lute II: mañana seré libre, Vicente Aranda (1988)

Le destin d'Eleuterio Sanchez, dit "El Lute", prisonnier devenu célèbre en Espagne en raison de ses multiples évasions (seconde partie).

Demain je serai libre est le second volet du diptyque que Vicente Aranda consacre à Eleuterio Sanchez après El Lute, marche ou crève (1987). Cette deuxième partie est très différente de l'austérité et de l'approche sociale du film précédent. C'est un vrai paradoxe d'ensemble puisque Demain je serai libre est à la fois plus intimiste mais aussi nettement plus spectaculaire que son prédécesseur. Le film s'ouvre sur une haletante scène d'évasion qui illustre la transformation du personnage. A l'évasion quasi improvisée du premier film, on oppose cette fois un plan rigoureusement planifié, dont même un léger accroc ne l'empêchera pas de s'échapper. A l'inverse jeune chien fou analphabète dont la police pouvait anticiper les actions, on trouve désormais un adulte rompu aux nécessités de la cavale, autant capable de faire profil bas durant des mois que d'improviser la bonne décision lorsque le danger se rapproche.

La première partie du film est un pur thriller observant la fuite de "El Lute", mettant désormais sa maturité intellectuelle au service de sa famille qui va l'accompagner partout. En effet la famille très en retrait du premier film est au centre de l'intrigue ici, les racines mercheros se ressentant par ce sentiment d'unité avec Euleterio jouant son rôle de "patriarche" malgré ses ennuis judiciaires. Il ainsi forcer toute la famille à apprendre à lire, et à adopter dans la mesure du possible une existence sédentaire. 

Cette sagesse nouvelle se heurte cependant aux instincts criminels qui ont également monté en gamme, les larcins insignifiants du premier volet laissant place au vrai grand banditisme avec perçage de coffre et blanchiment d'argent. Les situations périlleuses trahissent l'épine dans le pied qu'est devenu "El Lute" pour le régime franquiste, tirant à vue sans essayer de l'appréhender durant les scènes de poursuites. Les quelques interactions hors du cercle familial montre ainsi El Lute comme étant devenu un symbole de résistance contre le régime franquiste - il sera d'ailleurs amnistié quelques années à peine après sa chute.

La deuxième partie du film montre "El Lute" tentant désormais de se ranger, de construire une stabilité pour lui et les siens. Sous la logique encore très patriarcale (le petit frère forcé d'aller chercher une femme dans une agence matrimoniale, les rites gitans), il y a néanmoins une introspection, une parenthèse enchantée laissant entrevoir une vie normale pour le héros. C'est précisément cette quête de normalité qui va paradoxalement remettre la police sur sa piste, mais la cavale avec une famille à charge est moins aisée qu'une fuite en solitaire. Ce second film semble plus romancé, ou en tout cas moins cohérent que son prédécesseur, et il rencontrera d'ailleurs un succès bien moindre. Ça n'en reste pas moins une suite réussie et prenante, dominée par un Imanol Arias toujours aussi charismatique.

Sorti en bluray espagnol doté de sous-titres anglais

vendredi 24 janvier 2025

El Lute, marche ou crève - El Lute (camina o revienta), Vicente Aranda (1987)


 En 1960, une famille nomade de potiers vivant dans la précarité parcourt l'Estrémadure. La vie dure qu'ils mènent entraîne la mort de la mère. Le fils, Eleuterio Sánchez, "El Lute", vole des poulets et est condamné à six mois de prison. Des années plus tard, en 1965, après l'assaut d'une bijouterie de la rue Bravo Murillo à Madrid, dans lequel le vigile meurt, il est jugé et condamné à mort.

El Lute, marche ou crève s'inscrit dans cette période des années 80 où Vicente Aranda délaisse pour un temps les sujets provocateurs (Cambio de Sexo (1977) de ses débuts (et auxquels il reviendra dans les années 90) pour rencontrer une certaine reconnaissance critique en signe plusieurs adaptations littéraires prestigieuses. El Lute, marche ou crève est justement le premier volet d'un diptyque adaptant les deux romans autobiographiques de Eleuterio Sánchez, publiés en 1977 et 1979. Eleuterio Sánchez fut un temps l'homme le plus recherché d'Espagne, un criminel dont la renommée fut gênante pour l'autorité du régime franquiste à cause de ses multiples évasions de prison.

Ce premier volet relève cependant davantage du drame social que du polar en revenant à la source des problèmes de "El Lute" (Imanol Arias). Il naît au sein des mercheros, communauté nomade espagnole de potiers stigmatisée par l'autorité franquiste. Dès les premières scènes, ce déterminisme social pave le destin d'Eleuterio qui perd sa mère malade à cause d'une rudesse policière puis, analphabète puis précocement marié et père de famille auprès de Chelo (Victoria Abril), ne trouve que la voie du vol pour survivre. Cet horizon fermé se traduit formellement par des environnements se résumant aux bidonvilles ruraux ou madrilènes, comme une sorte de matérialisation topographique des perspectives limitées de notre héros. Si ses écarts s'arrêtent à des menus larcins, cette mise au ban du système le place à la merci des exploiteurs, l'expose à la violence policière et surtout à la tentation d'aller plus loin dans la criminalité au contact des personnalités douteuses de sa communauté. 

C'est ainsi qu'il va se laisser entraîner dans un vol de bijouterie aux premiers abord très amateur mais qui va virer au drame quand un de ses acolytes aura un usage malheureux d'une arme à feu pour des conséquences tragiques. Aranda se montre néanmoins provocateur en soulignant que l'amplification médiatique de l'évènement est une manière de détourner l'attention de la population de problématiques politiques plus gênantes. Il y a notamment un doute sur le crime par arme à feu restant hors-champs (et dont le coupable rongé par le remord nie formellement avoir tiré sur quelqu'un), et la quête d'aveux soutirés par des sordides brutalités policières semble être un moyen d'offrir une "récompense" au peuple nourrit de ce feuilleton criminel quotidiennement. Cela semble presque justifier la "compréhension" de la justice qui mue la condamnation à mort d'Eleuterio en une peine de 30 ans pour le jeune homme de 23 ans. Il a joué son rôle de fusible et peut donc être épargné à sa façon et jeté aux oubliettes.

Mais c'est précisément en cherchant à sacrifier un innocent que le régime va fabriquer la bête médiatique qui va lui causer tant de tort. Eleuterio ronge son frein en prison et profite de ces conditions pour débuter son éducation (durant ses peines il passera de l'illettrisme initial à un diplôme de droit et une carrière d'écrivain) avant le grand saut de sa première évasion. Aranda dépeint ce moment dans un mélange de pure tension et de trivialité, à l'échelle du criminel qu'est à cet instant Eleuterio pas encore devenu l'ennemi public numéro 1. La dernière partie du film est ainsi une longue scène de cavale, en grande partie muette et naturaliste où "El Lute" traverse la campagne espagnole déserte. Néanmoins ce thème du déterminisme social perdure puisque les petits actes délinquants traversent le parcours du personnage, incapable de se montrer imprévisible pour ses poursuivants dans ses agissements et sa destination. 

Après avoir inscrit ce déterminisme par la monotonie des environnements et par la répétitivité des larcins de "El Lute", Aranda l'explicite géographiquement dans les déplacements du personnage suivant une voie toute tracée, celle de sa capture et de son retour en prison. La conclusion marque explicitement cette notion de boucle irrépressible, tout en laissant planer la promesse qu'à l'avenir "El Lute" saura se montrer plus insaisissable, au propre comme au figuré -  - la transformation d'Imanol Arias de jeune homme subissant son sort à hors-la-loi endurci et charismatique est d'ailleurs impressionnante. Voilà qui donne très envie d'embrayer sur le second volet du diptyque Demain, je serai libre (El Lute II: mañana seré libre) qui sortira l'année suivante après le véritable triomphe de cette première partie en Espagne ( Imanol Arias et Victoria Abril récompensés comme meilleur acteur au festival de San Sebastian, plus gros box-office de l'année pour un film espagnol, cinq nominations au Goyas).

Sorti en bluray espagnol doté de sous-titres anglais

 

mercredi 22 janvier 2025

Carmen 1945 - Nikutai no mon, Hideo Gosha (1988)


 Les prostituées du ghetto incendié de Tokyo, au Japon de l'après-Seconde Guerre mondiale, vendent leur chair et économisent un tiers de leur argent pour un projet de salle de danse qui s'appellerait Paradise. Les prostituées vivent dans un immeuble bombardé, mais elles acceptent la situation précaire avec une détermination typique.

Carmen 1945 est une œuvre appartenant au cycle de mélodrame féminin de Hideo Gosha qui après les chambaras des années 60 et les films de yakuza des années 70, se réinventait à nouveau dans cette dernière partie de sa carrière. Il s’agit pour la plupart de cette série de films de récit d’époque  (Dans l’ombre du loup (1982), Yohkiroh, le royaume des geishas (1983), La Proie de l’homme (1985),Tokyo Bordello (1987)) évoquant le thème de la prostitution. 

Il s’agit là de la seconde adaptation (sur quatre) d’un roman de Tajiro Tamura (publié en 1947), ayant déjà donné un chef d’œuvre avec La Barrière de la chair de Seijun Suzuki (1964). On en retrouve le postulat avec ce groupe de prostituées survivant dans un Tokyo dévasté et sous occupation américaine durant la Seconde Guerre Mondiale. Si le film de Suzuki était une étude de caractères dont l’esthétique pop servait un récit désabusé et sombre sur la nature humaine, Gosha va livrer un plus authentique mélodrame. Il partage cependant avec Suzuki une approche stylisée et assumant une certaine artificialité, tout en ayant malgré tout un vernis plus authentique dans ses environnements principalement filmés en studio. Ce semi-réalisme sert davantage à théâtraliser les décors et magnifier l’élégance des héroïnes, quand les expérimentations chromatiques de Suzuki installait avant tout un espace mental quasiment abstrait par moments.

Nous suivons donc un groupe de prostituée solidaires, meurtries chacune à leur manière par les ravages de la guerre et contraintes à vendre leur corps. Menée par Sen (Rino Katase), elles entretiennent pourtant le doux rêve de transformer la bâtisse abandonnée leur servant de refuge en salon de danse en unissant les gains de leurs passes. L’arrivée de deux protagonistes va contrarier leurs projets. Un ancien soldat blessé (Tsunehiko Watase) qu’elles vont recueillir ravivent en elles les souvenirs de blessures passées, tandis qu’une nouvelle venue sème la discorde et lorgne sur la cagnotte commune accumulées. La grande différence amenée par la version de Gosha est la profonde solidarité entre ces femmes meurtries, dont il travaille profondément la révélation des maux anciens. En appuyant sur la dimension de film yakuza d’époque, Gosha renforce la dureté de façade à laquelle sont contraintes ces femmes pour survivre et n’exploite leurs interactions qu’à travers la fraternité aveugle ou la confrontation violente. 

On comprend que les hommes, dont les héroïnes souhaitent se détacher hors rapport tarifés sont cependant le prisme de leurs douleurs passées et présentes, matérielles et psychologiques. Ainsi sous la forfanterie, une poignante vulnérabilité se révèle, que ce soit par Sen dans son rapport réel au soldat (le somptueux gros plan où elle le reconnaît, plus le beau flashback en noir et blanc), Maya entretenant le souvenir de son frère tué au front à Bornéo, ou au contraire le traumatisme d’une autre violée par un soldat américain dont elle souhaite se venger. L’immeuble abandonné fait l’objet de la convoitise des yakuzas, que les filles tiennent en respect par la bombe non amorcée qui s’y trouve, mais lorsque les évènements cristallisent ce passé tragique, l’unité va difficilement perdurer. 

On est ici plus proche du contemporain Femmes de yakuzas (1987) et sa sororité contrariée que des précédents mélos de Gosha. Hormis une ouverture volontairement putassière, la prostitution en soi est au second plan de l’intrigue et n’est qu’un moyen pour les personnages d’arriver à leurs fins. L’idée principale est plutôt la poursuite d’un rêve afin d’échapper à la fois aux traumatismes passés et au dénuement du présent. 

Gosha le filme d’ailleurs ainsi, la photo de Yuko Morita travaillant une pure artificialité mettant en avant le glamour des héroïnes, le cauchemar de leur condition, et un environnement stylisé dans sa noirceur (les scènes de sexe dans la pénombre des ruelles du quartier des plaisir) et ses tranches de vie tels les scènes grouillantes de marché, ou encore les maquettes et matte-painting amplifiant certains décors. Cela donne un côté à la fois grandiose flattant la rétine par sa reconstitution soignée, mais aussi étriqué, factice et explicitant la contrainte des héroïnes coincées dans ce ghetto se résumant à des décors dont on a finalement vite fait le tour.

L’ombre de la guerre plane avec les attitudes discutables qui s’en dégagent. C’est l’instinct de survie chez les femmes, avec une poursuite rigide du rêve qui va fissurer le groupe. C’est une revanche pour les chefs yakuzas qui après avoir perdu la bataille des armes et de l’idéologie, veulent gagner celle du profit par le crime et l’association douteuse avec l’occupant américain. Le personnage de soldat et gangster repenti joué par Tsunehiko Watase est un beau point d’équilibre. Amer quant à ses actes passés, c’est une sorte de preux chevalier désintéressé qui ravive cependant la sentimentalité enfouie de ces femmes, en particulier la dure à cuire Sen qui n’ose se l’avouer. 

Malgré les conflits, le sentiment de division dominant la version de Suzuki laisse donc place ici à une compassion et un romantisme plus prononcé. La poésie des deux sacrifices finaux travaille un onirisme et un sens du baroque cette idée d’accomplissement par la vengeance tragique, ou du rapprochement amoureux tardif et morbide qui estompent les dernières strates réalistes pour choisir le pur rêve. L’ouverture et la conclusion sur les buildings imposants du Tokyo contemporain représente ainsi les espérances souillées des plus faibles, au profit de l’argent et du pouvoir.

lundi 20 janvier 2025

La 7ème malédiction - Yuen Chun Hap yu Wai See Lee, Lam Nai Choi (1986)


 Pour avoir voulu sauver Betsy, une jeune tribale, d'un sacrifice rituel en Thaïlande, un an auparavant, le Dr Yuen Chen est victime d'une malédiction du sang lancée par Aquala, un puissant sorcier. Condamné à une mort certaine, Yuan n'a d'autre choix que de quitter Hong Kong pour se rendre dans le repaire du sorcier maléfique, afin de mettre un terme à la malédiction. Dans cette aventure où l'attendent de multiples dangers, le médecin sera aidé par une journaliste intrépide, Tsui-Hung, et son ami Wei Wisely, expert en magie noire.

La 7ème malédiction est une des œuvres qui intronise Lam Nam-choi en véritable fer de lance du cinéma fantastique hongkongais. Il est à l’origine un directeur photo réputé au sein de la Shaw Brothers, notamment pour son association avec le réalisateur Sun Chung. Il va avoir la possibilité de se lancer à la mise en scène en accompagnant l’acteur Danny Lee dans ses débuts à la réalisation sur One Way Only (1981). Il va ensuite profiter de la liberté nouvelle accordée par une Shaw Brothers cherchant un second souffle au début des années 80 pour se spécialiser dans le polar urbain âpre et social avec les réussites marquantes que sont Brothers from the Walled City (1982) et Men from the Gutter (1983. Le changement d’environnement causé par le ralentissement des activités de la Shaw Brothers va aussi amener un basculement stylistique chez lui en passant chez la concurrence de la Golden Harvest. The Ghost Snatchers (1986) marque sa première incursion dans le fantastique, confirmée ensuite par La 7e malédiction

Le film est adapté de deux séries de roman à succès de Ni Kuang, plus connu pour son travail de scénariste à la Shaw Brothers, Dr. Yuen et Wisely. Dr Yuen (ici incarné par Chin Siu-ho)  est plutôt un héros d’aventures tandis que Wisely (joué par Chow Yun-fat) est une sorte de Van Helsing hongkongais et spécialiste de l’occulte. Si le personnage principal du film est avant tout le Dr Yuen, Wisely est malgré une présence plus faible à l’écran un élément essentiel de l’intrigue puisque vulgarisant pour les protagonistes et le spectateurs toutes les notions de sorcellerie évoquées. Pas encore superstar mais déjà acteur de renom, Chow Yun Fat lui prête tout son charisme et un flegme plaisant. Une des originalités du film est son récit enchâssé effectuant une sorte de mise en abyme de l’univers de Ni Kuang qui apparaît ici en personne et introduit les héros. Si cela peut avoir un aspect ludique pour les spectateurs/lecteurs hongkongais savourant le clin d’œil, cela alourdit un peu le début et la fin de l’histoire qui entre un peu laborieusement dans le vif du sujet.

Ainsi la scène d’ouverture nous plongeant en pleine prise d’otages, est certes impressionnantes mais semble échappée d’un autre film et ne sert qu’à présenter le Dr Yuen et la journaliste fantasque jouée par Maggie Cheung – ce qui aurait pu être fait avec une entrée en matière plus simple. Ce sera globalement le seul gros reproche à faire au film, jamais ennuyeux et toujours alerte dans son rythme (et sa durée resserrée), mais collant ses séquences les unes aux autres de façon un peu lâche à coup d’explications occultes semblant parfois semi-improvisées.

Pour le reste, les qualités notamment formelles de Lam Nam-choi brillent de mille feux. La dimension inquiétante et horrifique du récit d’aventures surnaturel lorgne clairement sur les Indiana Jones de Steven Spielberg, et plus particulièrement Le Temple Maudit avec ses écarts de cruauté (notamment envers les enfants), son gore décomplexé et ses pièges sadiques. Même s’il a désormais délégué la photographie, on sent tout le soin souhaité par le réalisateur qui pose des ambiances inquiétantes et oniriques dans ses forêts traversée de présence indicible, à l’intérieur de ses temples où se disputent l’exiguïté menaçante et la grandiloquence païennes dans des teintes vertes, mauves et bleues. On peut ajouter à cela une action rondement menée, notamment par un remuant et Chin Siu-ho, aussi à l’aise pour distribuer les coups que pour jouer les héros blasés et machos face à Maggie Cheung. Cette dernière, sans être non plus la faire valoir découverte chez Jackie Chan, est davantage une présence comique et de demoiselle en détresse sans avoir l’espace pour proposer davantage. 

Le film sort en salle un an avant le célèbre Histoires de Fantômes Chinois de Ching Siu-tung, et il est indéniable qu’il a pavé le chemin à Tsui Hark quant à son approche. La logistique des effets spéciaux, en particulier les trucages mettant en scène le démon, anticipe les créatures qui feront passer un sale quart d’heure à Leslie Cheung durant sa nuit au sein d’un temple hanté. On trouve cette même appropriation des gimmicks du Evil Dead de Sam Raimi (1982) et la tonalité bleue durant les séquences spectrales. La générosité et la grandiloquence de Lam Nam-choi dans les morceaux de bravoure est un sacré atout, filmé avec une énergie et précision sans faille, notamment un climax lorgnant sur le tokusatsu. On pardonnera donc aisément les errement narratifs évoqués plus haut pour savourer un spectacle opulent qui donne clairement envie de voir d’autres films de Lam Nam-choi, principalement connu à l’international pour Story of Ricky, un « Category 3 » parmi les plus outrancier du cinéma hongkongais. 

Sorti en bluray français chez Le Chat qui fume

samedi 18 janvier 2025

Juste avant la nuit - Claude Chabrol (1971)


 Charles Masson, un père de famille et chef d'entreprise, trompe sa femme Hélène avec Laura... qui est la femme de son meilleur ami François. Les deux amants se retrouvent dans un hôtel parisien, où Laura pousse Charles à des jeux pervers. Un jour, alors qu'elle lui demande de faire semblant de la tuer, il l'étrangle pour de bon. François ne tarde pas à découvrir que sa femme le trompait...

Juste avant la nuit est un des derniers films de la période "pompidolienne" de Claude Chabrol, et propose justement un postulat voisin d'un des premiers films du cycle, La Femme infidèle (1969). Le film, adapté du roman The Thin Line de Edward Atiyah (roman déjà adapté précédemment par Mikio Naruse avec L'Étranger à l'intérieur d'une femme (1966)), revisite ainsi le postulat de La Femme infidèle en inversant plusieurs pièces de son puzzle pour un résultat assez différent. Chabrol réintroduit le couple bourgeois du film de 1969 avec Michel Bouquet et Stéphane Audran, et c'est cette fois l'époux qui s'avère infidèle mais qui de nouveau endosse la culpabilité d'un crime. Quand ce crime était à la fois une ardente preuve d'amour et une volonté de maintenir l'illusion de bonheur de ce vernis bourgeois, il s'agit là presque d'un acte manqué afin de le faire imploser dans un pur geste pulsionnel.

Chabrol façonne un vrai schisme entre la présence éteinte de Charles (Michel Bouquet) et justement la véritable vitrine d'épanouissement bourgeois de son environnement. Epouse aimante et attentive avec Hélène (Stéphane Audran), enfants vifs et tendres, maison à l'architecture moderne et à la topographie pensée pour une vie de famille épanouie, rien ne manque. C'est justement ce bonheur trop éclatant qui tiraille d'autant plus Charles rongé par la culpabilité de son acte, et Chabrol joue sciemment de la torpeur et de l'ennui dans l'illustration de ces moments trop radieux. 

Dès lors Charles va chercher volontairement à casser son jouet, par les aveux de son infidélité puis de son crime à Hélène, puis même à son meilleur ami François (François Perrier), mari de la victime. La réaction des intéressés est pourtant inattendue, amorphe et peu revancharde pour François, compréhensive et bienveillante pour Hélène. François est le concepteur de cette vitrine bourgeoise puisque l'architecte de la maison ultramoderne de Charles, tandis qu'Hélène est le "produit" phare de cette vitrine en maîtresse de maison idéale et enviée. La rancœur n'a pas sa place dans ce culte des apparences, ce que Charles en plein masochisme coupable ne peut concevoir.

Chabrol dans sa manière de filmer l'intérieur de la maison souligne la facticité des rapports qui s'y nouent. Il y a une sorte de texture de papier glacé publicitaire dans l'espace domestique, une maison témoin appuyé par la topographie moderne. Les joies d'une matinée de noël semblent presque forcées et jouées (du moins elle l'est par Charles), lors d'une scène Hélène a presque une vue de "cliente" dans la vitre d’une chambre donnant sur le salon, et la mine morne de Charles fait tache dans la perfection de la maison-témoin. Les confessions de Charles laissent entendre que le lâché prise de son crime lors d'un jeu érotique l'ont davantage laissé exprimer la réalité de son être que lors des moments heureux en famille. 

A l'inverse, les lits séparés du couple Charles/Hélène témoigne d'une sensualité plus éteinte malgré la sensualité et l'élégance toujours dégagée par Stéphane Audran. Cette dernière, faussement effacée durant une grande partie du film, est en fait le pendant du Michel Bouquet de Une femme infidèle puisque prête à l'impensable aussi pour maintenir les apparences. Mais quand Une Femme infidèle déployait un incroyable souffle romantique par la révélation et l'exécution de l'acte fatal, il se dégage ici une terrible froideur où l'on ne sait qui qualifier du plus égoïste. Michel prêt à tout briser pour sa paix intérieure, ou Hélène prête à le sacrifier afin de maintenir un train de vie et ces apparences. La réponse est sans doute à chercher dans la sous-intrigue montrant un employé abandonnant femme et enfants et volant la caisse pour goûter les joies de la romance avec une compagne plus jeune.

Sorti en dvd zone 2 français chez Paceonic Films

jeudi 16 janvier 2025

Le Bateau qui mourut de honte - The Ship That Died of Shame, Basil Dearden (1955)

 Après s'être illustré par sa bravoure pendant la Seconde Guerre mondiale, l'équipage du canonnier 1087 de la Royal Navy décide de remettre le navire à flots pour se lancer dans la contrebande. Alors que les cargaisons deviennent de plus en plus suspicieuses, le bateau semble refuser son nouvel et humiliant emploi.

The Ship that Died of Shame est une œuvre mêlant habilement les questionnements sociétaux de l’Angleterre d’après-guerre et les thématiques propres à Basil Dearden. Le film adapte la nouvelle éponyme de Nicholas Monsarrat (publiée en 1952), écrivain spécialiste du récit maritime et déjà mis en image au sein du studio Ealing avec The Cruel Sea de Charles Frend (1953). Dearden s’attèle ici au scénario avec son fidèle partenaire Michael Relph, et l’on peut distinguer certains éléments déjà observé précédemment au sein de sa filmographie. Dans le cadre des films de propagande produits en Angleterre durant la Deuxième Guerre Mondiale, Basil Dearden était déjà passé par le cinéma fantastique pour exprimer son propos, humaniste et mystique dans la fable They Came to a City (1944) - sorte de pendant anglais à Horizons perdus de Frank Capra (1937) – et film de fantômes rédempteur incitant à l’effort de guerre dans The Halfway House (1944). On retrouve de cela ici avec les vertus protectrices et la caution morale que revêt pour les personnages le canonnier 1087, que ce soit par sa vélocité à les éloigner du danger durant les joutes guerrières initiales, ou les confronter à leurs actions répréhensibles par des avaries « volontaires » tombant toujours au mauvais moment.

Le film explore aussi la période d’incertitude morale agitant l’Angleterre d’après-guerre. Si la réalité et les films de propagandes nous montrent que l’individualité fut souvent sacrifiée au service de l’union sacrée et l’effort collectif durant le conflit, les privations d’alors développèrent toute une nouvelle forme de criminalité avec le marché noir et la contrebande. Un certain pan du film noir anglais, le "spiv movie" aborde la question comme Je suis un fugitif d’Alberto Cavalcanti (1947), et c’est aussi l’occasion d’observer la dérive d’une « génération perdue » avec une jeunesse corrompue ayant grandie dans ce contexte. C’est un thème au cœur de London Belong toMe de Sidney Gilliat (1948) et Brighton Rock de John Boulting (1947), le voyou en devenir voire gangster poupin étant incarné dans les deux films par Richard Attenborough, de nouveau en mauvais génie corruptible dans The Ship tha Died of Shame

Si l’acteur et son personnage George ramène cette question de la boussole morale incertaine dans une époque qui l’est tout autant, Bill (George Baker) expose lui un questionnement et désenchantement plus existentiel. L’introduction du film illustre une forme d’adrénaline, de profonde camaraderie voire de fraternité parmi l’équipage, affrontant le danger avec une hardiesse rigolarde lors de joutes maritimes spectaculaires. Ce repère collectif rejoignait ainsi cette idée d’union sacrée nationale durant le conflit, tandis que le repère intime pour Bill tient aux retrouvailles avec sa jeune épouse Helen (Virginia McKenna) entre deux campagnes. Lorsque celle-ci disparait tragiquement dans un bombardement, le déséquilibre se crée en raccrochant Bill au seul repère collectif du canonnier, lui aussi voué à disparaître à la fin de la guerre et le plongeant dans un moment où il ne saura quelle direction donner à sa vie.

 

Les prémices de la veulerie de George se dessinaient déjà lorsqu’il cherchait à tricher lors du calcul très trivial du nombre de cibles abattues et gravées sur le 1087. C’est néanmoins lui qui propose de reconstituer l’équipe d’antan sur leur navire remis à neuf, et l’on ressent de manière différente mais bien présente le vide de la vie civile incitant les personnages (auquel s’ajoute le marin et mécanicien Birdie (Bill Owen) à reprendre la mer, cette fois pour l’activité toujours dangereuse mais moins noble de la contrebande. Un beau travail d’ellipse montre les équilibres de pouvoir basculer, Bill capitaine du bateau et véritable maître à bord durant la guerre, devient un exécutant des transports aux cargaisons de plus en plus douteuses commanditée par George.

La noble cause d’antan cède au profit et à l’absence de scrupule, et le supplément d’âme chanceux du bateau se retourne progressivement contre eux en entravant de façon mystique leurs action. Le 1087, qualifié au féminin par l’équipage, avait constitué au fil des missions et de la constitution de cette famille de substitution une sorte de mère protectrice ramenant toujours ses « enfants » à bon port. Comme le souligne Mélanie Boissonneau dans le livret accompagnant le film, le 1087 bénéfice de plus d’égard que l’authentique personnage féminin du film joué par Virginia Mckenna avec plusieurs idées formelles plaçant l’appareil au centre de l’état d’esprit de l’équipage.

Fier et véloce face au danger en évitant les bombardements ennemis durant la première partie, le 1087 a encore fière allure durant les retrouvailles et la propagande bon enfant des débuts. Peu à peu, les séquences maritimes se font nocturnes ou plongées dans la brume comme pour illustrer le flou moral des actions de l’équipage. La mer tranquille fendue par le 1087 se trouve dès lors déchaînée par les éléments, permettant au bateau de se débattre pour expulser la marchandise douteuse de son bord. Cette approche culminera durant la dernière partie où une ligne fatale est franchie, forçant une purification plus radicale et exigeant un sacrifice plus profond. 

On avait vanté le savoir-faire technique de Ealing sur les effets spéciaux aériens de The Night My Number Came up (1955) et Out of the Clouds (1955), et le résultat est tout aussi impressionnant sur l’eau dans The Ship that died of shame. Le soutien de la Royal Navy sur quelques authentiques scènes maritimes amples et épiques (entrecoupées de stock-shots de tirs ennemis durant les scènes de guerre), alternant avec un impressionnant travail sur les maquettes. Celles-ci sont désormais plus visibles, mais le résultat reste néanmoins très solide et les séquences maritimes les intégrant les masquent habilement par un usage dans des passages nocturnes, ou alors endosse une sorte de licence poétique assumée lors du climax voyant le 1087 se « débattre » farouchement face aux tâches qu’on lui assigne, et par cette rébellion forcer la rédemption de Bill. The Ship that died of shame est une preuve de plus du talent versatile et de la cohérence thématique du talentueux Basil Dearden. 

Sorti en blu-ray frnaçais chez Tamasa