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vendredi 11 avril 2025

The Cherry Orchard - Sakura no Sono, Shun Nakahara (1990)


 Chaque année, un lycée pour fille a pour tradition la tradition de célébrer l’anniversaire de la fondation en faisant interpréter par les membres du club de théâtre la pièce La Cerisaie d’Anton Tchekhov. La représentation annuelle va rencontrer quelques obstacles menaçant sa réalisation.

The Cherry Orchard est un beau récit d'apprentissage dont le charme réside dans sa narration très originale. Le film est adapté d'un manga (publié entre 1985 et 1986 au Japon) de Akimi Yoshida dont il parvient à resserrer l'approche de manière très intéressante. Le film déploie dans une temporalité plus resserrée, soit une ou deux journée, l'intrigue du manga qui choisissait de mettre l'accent dans chaque chapitre sur une des héroïnes et de sa vie quotidienne. Shun Nakahara fait de son adaptation un vrai récit choral où, dans l'imminence et l'urgence de la représentation de la pièce, les émotions ainsi que les questionnements des lycéennes se trouvent exacerbés.

Le dispositif filmique adopte également une sorte construction théâtrale avec des actes marqués par une vraie unité de temps et de lieu. Toute la première partie voit le défilement des adolescentes dans la salle de costumes. Le lieu est vide durant la scène d'ouverture si ce n'est Kaori (Miho Miyazawa) et son petit ami, dans un moment amoureux naïf et spontané. Le remplissage de la pièce par la nuée de lycéennes membre du club de théâtre fait ressurgir les codes du collectif et amènent à refouler les émotions trop sincères. Kaori n'assume pas flirter avec un garçon devant ses camarades, les petites médisances sur les absentes traversent les discussions, les interactions deviennent plus superficielles. Il faut dire que la singularité, le fait de sortir du lot, est bien mal vue dans le cadre strict du lycée et par extension dans la société japonaise, chose à laquelle ce lieu éducatif prépare. Ainsi la représentation de la pièce se voit soudain menacée car la veille, l'élève Sugiyama (Miho Tsumiki) a été surprise en train de fumer en dehors du lycée.

Le collectif est source d'unité et d'anxiété pour les héroïnes, ce que le réalisateur souligne en restant longuement dans cette salle de club. Les entrées et sorties des personnages en font un lieu de refuge face aux règles de l'extérieur duquel proviennent toutes les mauvaises nouvelles, mais aussi une forme différente des codes de ce monde extérieur. Plus la pièce se remplit, plus Nakahara n'autorise les réactions personnelles qu'à la dérobée d'un geste ou d'un regard, et plus elle se vide, plus la sincérité et les confidences s'autorisent.

Cela se ressent dans l'approfondissement des informations révélées au départ, lorsque certains personnages quittent ce lieu. "L'infamie" de Sugiyama s'avère avoir été largement amplifiée par la rumeur, Chiyoko si sûre d'elle en apparence est en fait rongée par le trac avant sa prestation, et Yuko avoue à demi-mot ses sentiments pour cette dernière. Le triangle amoureux tout en non-dits des trois lycéennes est captivant et très touchant, trouvant une connexion idéale avec les thèmes de La Cerisaie et les questionnements de la société japonaise. L'histoire se déroule en fin d'année scolaire, soit une période de début de printemps au Japon et plus précisément le fameux "printemps des cerisiers" offrant de si belles images du pays à ce moment là - et dont le film ne se gêne pas pour offrir de somptueux panoramas.

Certaines élèves de dernière année s'apprêtent à quitter le lycée et sont donc, dans ces derniers moments en ces lieux, et pour leur avenir, en pleine interrogations sur l'audace de travailler une différence ou la sécurité de se fondre dans la norme. La Cerisaie est aussi en toile de fond une pièce évoquant l'acceptation ou le refus des mues sociétales d'une famille d'aristocrates russes confrontés aux conséquences de l'abolition du servage de 1861. Dans le film cela se joue dans les confrontations au monde des adultes. Ceux-ci sont majoritairement absents, hors-champs ou ridiculisés lorsqu'ils apparaissent, représentant avant tout un obstacle à la liberté d'être des adolescentes. La seule échappant à cette description est Madame Satomi (Mai Okamoto), professeur protégeant le club de théâtre mais qui, en tant que femme et ancienne élève du lycée, se trouve infantilisée par ses supérieurs ce qui introduit aussi une notion de machisme systémique.

La mangaka Akimi Yoshida s'est notamment fait connaître pour Banana Fish, shojo policier au sous-texte largement homoérotique et The Cherry Orchard antérieur à ce titre phare anticipe largement cet aspect, mais en scrutant cette fois les amours lesbiennes adolescentes - dans une tonalité chaste s'inscrivant dans le sous-genre du yuri.Cela donne certains des moments les plus sensibles du film, notamment la déclaration timide de Yuko à Chiyoko, et la manière dont la réciprocité des sentiments s'exprime formellement par les photos communes qu'elles prennent sur le polaroïd de Yuko. 

La déclaration se fait en plan large au moment de la photo, et plus la connexion et l'attirance commune entre les deux jeunes filles se confirment, plus elles prennent d'autres photos ensemble en se rapprochant de l'appareil jusqu'à une ultime prise joues contre joues et partageant un regard complice. L'idée est aussi romantique qu'efficace et inventive. Le film sera un grand succès qui engendrera trois adaptations scéniques (le matériau s'y prêtant particulièrement) en 1994, 2007 et 2009 et Shun Nakahara signera même un remake en 2008 - qui peut potentiellement être très intéressant et pertinente aussi par le prisme d'une adolescence nourrie aux réseaux sociaux.


mardi 8 avril 2025

Sur mes lèvres - Jacques Audiard (2001)

Carla est secrétaire dans une boîte de promotion immobilière et en a assez. Mais que peut-on vraiment espérer quand on est une femme dans une société d'homme, qu'on a 35 ans, un physique plutôt moyen et qu'on porte une prothèse auditive dans chaque oreille ? La solution s'appelle Paul Angeli, le nouveau stagiaire qu'elle réussit à faire engager. Paul a 25 ans et aucune compétence dans la promotion immobilière. Il est même complètement nul. Mais il a d'autres qualités : c'est un voleur qui sort de taule et il a une belle gueule.

Après la réussite et les promesses de Regarde les hommes tomber (1994) et Un héros très discret (1996), Sur mes lèvres est réellement le film qui installe Jacques Audiard comme un auteur majeur du cinéma français. Sorti près de cinq ans après Un héros très discret, Sur mes lèvres est le fruit d’une longue maturation durant laquelle Jacques Audiard cherche à signer un polar tout en échappant aux archétypes du genre. Quelques bases du scénario sont coécrites avec Marc Behm (avec lequel Jacques Audiard avait travaillé ainsi que son père Michel Audiard lors de l’adaptation de Mortelle Randonnée de Claude Miller (1983), sans qu’il n’en reste grand-chose en définitive si ce n'est le clin d’œil dans le nom de l’héroïne, Clara Behm. Le réalisateur va ensuite collaborer avec le romancier Philippe Dijan entre 1998 et 1999, mais un désaccord sur la deuxième partie de l’histoire va également marquer une rupture. Le déclic viendra de la rencontre avec Tonino Benacquista, dont la capacité à manier une ample et riche matière romanesque vient d’être démontré avec son excellent roman Saga publié en 1997.

L’enjeu du film est de trouver un équilibre et une progression fluide du récit terre à terre vers le polar, et surtout d’une protagoniste féminine terne prenant son envol avec l’emballement de l’histoire. Jacques Audiard inaugure ici un schéma romantique à la fois archétypal et singulier qu’il reproduira dans plusieurs de ses films à venir, sans toujours parvenir à retrouver l’équilibre miraculeux de Sur mes lèvres. Il s’agit de construire une romance sur le principe de la Belle et la Bête, la douceur de la première apaisant la fureur de la seconde, et inversement pour le courage de la Belle transcendée par l’ardeur de la Bête. Cela se traduit tout d’abord formellement à travers le filmage de l’horizon restreint de Clara (Emmanuelle Devos), modeste secrétaire de bureau dans une agence immobilière. Son handicap (elle souffre de surdité et porte des prothèses auditives) la complexe et biaise son rapport au monde, que ce soit celui de l’entreprise où elle a du mal à s’imposer, amical en servant de confidente et de substitut à ses amies, et sentimental à travers une vie amoureuse morne. Audiard utilise notamment des effets empruntés au cinéma muet (les obturations de plan) dans la manière de cerner des détails, objets ou éléments de décors soulignant le regard étriqué, apeuré et envieux de Clara sur les autres. Le reste repose sur l’incroyable prestation d’Emmanuelle Devos, actrice très jolie qui parvient par son langage corporel gauche et replié sur soi à rendre crédible la nature godiche de cette femme que personne ne regarde et que tout le monde méprise.

La place subalterne et le dédain dont elle fait l’objet, déjà marquant au visionnage à la sortie du film, a d’autant plus de force aujourd’hui et l’ère « metoo ». Cette « Belle » fort mal fagotée va donc devoir sélectionner elle-même sa « Bête » et prince charmant, à l’ANPE. Paul (Vincent Cassel) est son pendant, le handicap étant cette fois social pour ce repris de justice en mal d’insertion. Le phrasé maladroit, les manières rudes et les allures de prolo mal dégrossi d’un excellent Vincent Cassel en font un être tout aussi inadapté que Clara. La lente mise en place et la relation chaotique des deux personnages est très intéressante, se fondant d’abord dans le contexte socio-professionnel avant de s’étendre au polar. Comme le soulignera Clara dans un dialogue, Paul dans sa logique rustre ne voit qu’une possible recherche de sexe dans la gentillesse que Clara fait preuve à son égard. Mais de la même façon, Clara malgré sa bienveillance fait bel et bien montre d’une forme de dominance de classe quand elle sollicitera Paul pour se venger d’un collègue machiste.

Les codes du polar rendent limpide ce qui aurait pu sembler binaire dans un simple drame social intimiste. C’est par exemple l’écueil dans lequel tombera De rouille et d’os (2012), sorte de remake masqué de Sur mes lèvres dont il reprend le squelette : L’homme goujat/la Bête qui se cherche, avant de revenir enfin apaisé et aimant à la femme/la Belle du début qu'il a appris à mériter, dont il a décelé les qualités. Cela traduit une vision des rapports hommes/femmes assez discutables dans le pur drame de De rouille et d’os ou le contexte social de Dheepan (2015), même si Audiard trouvera un plus juste équilibre à ce niveau dans le pur coming of age Les Olympiades (2022) – avant de retomber dans ses travers sur Emilia Perez (2024).

Cette binarité sert ici la fluidité impeccable de l’entrée du récit dans le polar. Chacun des personnages est un atout pour l’autre, dans son existence sociale du quotidien avec Clara, dans le possible enrichissement pour Paul usant de la capacité à lire sur les lèvres de Clara. L’argument garde encore toute son originalité aujourd’hui, et est formidablement utilisé par Audiard, tant en termes de mise en scène que de scénario. La première partie caractérisant les personnages empêche de rendre artificiel l’arrivée du polar, et cette dynamique crée une tension sur le questionnement de la sincérité de leur relation tout en reposant sur des purs motifs de suspense de film noir. Le monde du crime apparaît à la fois distant et menaçant, celui du monde du travail oppressant et ennuyeux. Nos deux protagonistes inadaptés ont besoin l’un de l’autre pour dépasser ce déterminisme, ces carcans sociétaux auxquels ils ont été assignés. Ils ne le comprendront complètement qu’une fois au pied du mur dans un formidable climax.

Jacques Audiard fait passer par la mise en scène et l’inventivité de son script cette notion, lors de la scène où Paul prisonnier des malfrats fait lire sur ses lèvres à Clara la marche à suivre pour le sauver. La complicité amoureuse qu’ils ne sont jamais réellement parvenu à construire jusque-là par le verbe ou les corps se déploie pleinement dans ce champ contre champ entre une fenêtre et son vis-à-vis sur la toiture d’un immeuble. Le phrasé languissant d’Emmanuelle Devos évoque une scène d’amour tandis que Vincent Cassel la « regarde » enfin, devine avec confiance sa présence avant d’effectivement l’apercevoir. 

Jacques Audiard équilibre avec brio ce qu’il faut tout de même bien nommer un « high-concept » avec le drame réaliste et le polar nerveux dans un grand tout romanesque qui fonctionne presque parfaitement. Quelques affèteries visuelles (les séquences de Clara face à son miroir) surlignent le propos et la sous-intrigue avec Masson (Olivier Perrier) fait un peu trop gadget de scénariste (résidu d'un script qu'Audiard admettait être trop chargé au départ et qu'il dû grandement élaguer au montage) pour justifier le final, mais pour l’essentiel Jacques Audiard signe un de ses meilleurs, si ce n’est son meilleur film. 

Sorti en bluray français chez Pathé


dimanche 6 avril 2025

Septet : Souvenirs de Hong Kong - Qi ren yue dui, Johnnie To, Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-Ping, Ringo Lam et Tsui Hark (2020)


 7 réalisateurs, 7 regards, 7 histoires, 1 ville : Hong Kong. Initiateur du projet, Johnnie To accompagné de 6 autres réalisateurs unissent, pour la première fois, leurs talents pour composer une symphonie d'histoires en hommage à leur ville. Entièrement tourné sur pellicule, Johnnie To, Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-Ping, Ringo Lam et Tsui Hark, nous partagent leurs visions d'une ville fascinante, des années 50 à aujourd'hui.

Septet est un poignant et ambitieux film collectif voyant sept des réalisateurs les plus emblématiques du cinéma hongkongais signer un film à sketches en forme d’hommage à leur ville. Johnnie To est à l’initiative du projet et producteur, à la tête d’un prestigieux ensemble réunissant Sammo Hung, Ann Hui, Patrick Tam, Yuen Woo-Ping, Ringo Lam et Tsui Hark. L’un des défauts du film à sketches est souvent la qualité inégale de ses segments, mais Septet est clairement une belle réussite à ce niveau. C’est bien simple, hormis un Johnnie To en petite forme avec son récit des bouleversements économiques et sociaux (sur fond d’épidémie de Sras) vu depuis la table d’un dinner, les six autres parties sont de belle tenue même si le Ringo Lam un peu sage brille davantage par son émotion nostalgique que par la rugosité à laquelle nous avait habitué le réalisateur.

Un des points marquant de l’ensemble, c’est que pour le féru du cinéma hongkongais, la patte de chacun des réalisateurs est parfaitement identifiable, tant thématiquement qu’esthétiquement sur chacun des sketches avant même le nom de l’auteur visible à la fin de chacun d’eux. Sammo Hung dans L’Entraînement rappelle ses difficiles années d’apprentissage au sein de l’Opéra de Pékin, dans une sorte de condensé réussi de Painted Faces d’Alex Law (1988) qui évoquait cette période. Patrick Tam signe un merveilleux Tendre est la nuit narrant l’ultime nuit de deux jeunes amoureux tandis que la fille s’apprête à migrer en Angleterre avec ses parents. 

L’esthétique pop stylisée épouse le romantisme le plus naïf et sensuel dans un film rappelant les meilleurs moments suspendus de Nomad (1982) ou My Heart is that Eternal Rose (1988). Il est question aussi de romance, mais cette fois chargée de regret car probablement non consommée dans Le Directeur d’école d’Ann Hui. La narration entre passé et présent, la tonalité feutrée et la touche nostalgique oscille entre la Ann Hui des années 2000 (un parfum de July Rhapsody (2002) ou Une vie simple (2011) plane) et celle plus explicitement romanesque des années 80/90 (Song of the exile (1990), Eighteen Springs (1997)). 

Malgré la sensibilité forcément différente des différents artistes, une vraie cohérence se dégage du film. Les sketches suivent une progression chronologique de l’histoire de Hong Kong, mais aussi sociologique. Ainsi Retour au pays de Yuen Woo Ping prolonge le propos sur la migration de Tendre est la nuit qui le précède, mais troque la romance pour le rapprochement générationnel entre une adolescente et son grand-père maître d’art martiaux. La séparation par l’exil du sketch précédent se mue ici en cohabitation espiègle, puis belles retrouvailles célébrant la tradition locale après l’expérience de l’étranger, mais aussi l’ouverture des anciennes générations. 

C’est un temps qui passe pourtant difficile à surmonter pour le Simon Yam de La Voie de Ringo Lam, avec cette fois un exilé perdu et mélancolique dans un Hong Kong moderne au sein duquel il cherche les vestiges de son passé. Simon Yam est particulièrement touchant en bougon nostalgique se voyant reproduire le refus du présent autrefois observé chez son propre père. Le jeu de miroir en passé et présent fonctionne de manière collective (la superposition des photos anciennes des quartiers avec leur aspect contemporain) et intime lorsque Simon Yam entame un dialogue mental avec son père.

Tsui Hark signe un épilogue génialement farfelu avec Conversation profonde, name-dropping des grandes figures HK au sein d’un asile et mise en abyme absurde dans laquelle se glissent quelques éléments biographiques - notamment concernant Ann Hui apparaissant en guest au côté de Tsui Hark. Septet est un petit bijou propre à enthousiasmer les novices pour creuser l’œuvre passée de ses participants, en enchantera les connaisseurs qui retrouveront leurs icônes dans une forme artistique intacte.

Sorti en bluray français chez Metropolitan

vendredi 4 avril 2025

Crazy Family - Gyakufunsha kazoku, Sogo Ishii (1984)


 Habiter une maison en banlieue, c'est enfin le rêve accompli pour la famille Kobayashi. Chacun à sa place : le père au travail, la femme au foyer, les enfants aux études. Mais l'arrivée du grand père constitue le petit grain de sable dans la machine...

Crazy Family apparaît comme une œuvre intermédiaire dans la filmographie du cinéaste japonais Sogo Ishii. On divise en général son œuvre entre ses débuts expérimentaux et punks marqués par des brûlots comme Crazy Thunder Road (1980) ou Burst City (1982), et une sorte de seconde carrière faites d’œuvres plus introspectives, éthérées offrant d’aussi fascinants objets que August in the Water (1995), Le Labyrinthe des rêves (1997) – le tout avant une nouvelle mue à l’orée des années 2000. Crazy Family se situe dans une forme d’entre-deux sur le fond et la forme. Après les tournages à l’économie et parfois autoproduits des premiers films, Crazy Family voit Ishii intégrer le giron de la Director Company. Il s’agit d’une société de production indépendante par et pour les cinéastes, un environnement plus collégial et créatif où les réalisateurs membres produisaient les films les uns des autres. Un Shinji Somai y signera son Typhoon Club (1985), Toshiharu Ikeda son incandescent La Vengeance de la sirène (1984), Kiyoshi Kurosawa y fera ses débuts avec Kandagawa Pervert Wars (1983). L’aide de ses collègues (Banmei Takahashi futur réalisateur de Door (1988) est notamment producteur) , l’apport de techniciens expérimentés, tout cela « professionnalise » en quelque sorte Sogo Ishii qui, tout en conservant la hargne d’antan, fait montre d’une maîtrise notamment narrative plus prononcée.

Le film s’ouvre sur l’installation triomphante de la famille Kobayashi dans une maison de banlieue. Les vues aériennes de cet espace urbain pavillonnaire seront les rares respirations d’une œuvre par ailleurs fort claustrophobe. L’emménagement dans cette maison après des années de sacrifices et de travail semble marquer une vraie fierté et aboutissement pour le père de famille (Katsuya Kobayashi), sans qu’il se doute que ce sommet personnel marquera plutôt l’implosion de la cellule familiale. Le film sort aux prémices de la bulle économique japonaise, dont les effets sur la population et plus spécifiquement la famille se fait sentir. 

La course à la réussite et la quête d’enrichissement distendent les liens familiaux, l’explicitation du terme burn-out se fait jour pour les travailleurs les plus ambitieux et acharnés, tandis que l’exigence extrême des parents envers les enfants entraînent certains faits divers sordides. Crazy Family capture tout cela mais n’est pas le seul film japonais de l’époque à le faire, puisque l’année précédente était sorti le magistral The Family Game de Yoshimitsu Morita (1983) - qui rencontrera d’ailleurs un succès commercial et critique plus grand que Crazy Family dont l’échec condamnera Ishii à dix ans de purgatoire. Si la satire du film de Morita joue sur un humour à froid glaçant et cherchant le malaise constant, celle de Crazy Family est plus explicitement grotesque et burlesque dans son traitement.

La quête de réussite du père se joue aussi dans une certaine image idéale qu’il se fait de la cellule familiale. Le début du film souligne la monotonie de sa condition de salaryman, et en retour le tableau familial ne se fond pas à la perfection qu’exigeait ses sacrifices. Il fantasme ainsi une sorte de maladie mentale contagieuse touchant sa famille et qu’il se doit de corriger. La caractérisation des personnages témoigne effectivement d’une certaine excentricité durant certaines scènes, mais sans que cela prête à conséquence. Masaki (Yoshiki Azizono) le fils aîné s’enferme de façon pathologique dans ses révisions d’exament d’entrée à l’université, Erika (Yuki Kudo revue ensuite dans Mystery Train de Jim Jarmusch) la cadette rêve de devenir une Idol (ce qu’était Yuki Kudo et ce qui se vérifie dans une scène de chant) ou catcheuse, et s’exprime encore comme une fillette malgré son entrée dans l’adolescence. Enfin la mère (Mitsuko Baisho) fait montre d’un tempérament extraverti bien éloigné des clichés sur la ménagère japonaise, notamment lors d’une scène de beuverie où elle entame un début de striptease. Le grand-père (Hitoshi Ueki ) viendra bientôt s’immiscer à cette joyeuse troupe.

L’atmosphère se fait ainsi de plus en plus étouffante au travers de ces membres dont la bizarrerie va se faire de plus en plus insupportable pour le père, jusqu’à l’explosion. La dernière partie du film exacerbe ainsi jusqu’à l’absurde les contours excentriques de la famille, tandis que le père jusque-là dépassé devient un véritable tyran. La maison se mue en espace mental et abstrait exposant la folie douce et les frustrations des Kobayashi. Sogo Ishii parodie génialement Shining de Stanley Kubrick le temps d’une intrusion musclée et armée détruisant une porte, et fait de l’habit même des membres de la famille l’extension de leurs névroses. 

Les objets domestiques (couteaux, casseroles) forment l’armure de la mère, la fille arbore une tenue entre la vamp trop jeune et la catcheuse, et le grand-père se rebiffe en reprenant la tenue militaire et les faits d’armes douteux qu’on lui soupçonne durant la Deuxième Guerre Mondiale. Sous l’excès rigolard, les affects les plus douteux sont convoqués comme l’inceste fraternel ou le parricide, dans une satire bien plus sombre et désespérée qu’il n’y paraît.

Le symbole de la réussite, la maison, paraît être aussi le point de départ de rupture des liens familiaux. L’épilogue onirique (préfigurant l'ambiance du Sogo Ishii des nineties) et utopique laisse augurer une porte de sortie par le renoncement au matériel, et à la vanité qu’il entraîne, pour retrouver la sérénité familiale. L’absurdité touchante de cette conclusion et l’explosion que l’on sait venir quant au capitalisme sauvage de la bulle économique offre un sommet d’ironie. Dès lors on comprend mieux pourquoi dans ce contexte Sogo Ishii ne reviendra que dix ans plus tard avec certains films soldant les comptes de la bulle dans leurs approches plus existentielles.

Sorti en bluray français chez Carlotta 

mardi 1 avril 2025

L'Arnaqueur - The Hustler, Robert Rossen (1961)


 Eddie Felson est un brillant joueur de billard mais également un escroc à la petite semaine qui se sert de son talent pour plumer les joueurs débutants. Il se rend à New York afin de réaliser son rêve, battre le légendaire champion Minnesota Fats. Après une nuit de combat acharné, Minnesota finit par l’emporter. Désormais fauché, Eddie n’a plus qu’une idée en tête, prendre sa revanche.

Robert Rossen signe sans doute son film le plus populaire avec L’Arnaqueur, grand film sur l’addiction au jeu qui relève en partie de l’expérience personnelle pour le réalisateur. Rossen écuma en effet durant sa jeunesse les salles de billard pour des parties tarifées, et retrouvera dans le roman éponyme de Walter Tevis ses sentiments d’alors. Un des éléments qui pourra surprendre le spectateur est que le billard en lui-même n’occupe pas une si grande place dans le récit. Le plus grand morceau de bravoure sur ce point se situe dès le début avec la partie acharnée opposant la gloire montante « Fast » Eddie Felson (Paul Newman) et le réputé invincible Minnesota Fatas (Jackie Gleason). Le duel au sommet est bien sûr une affaire de talent, ce dont l’arrogant Eddie ne manque pas, mais surtout de ténacité et de psychologie, atout qui fera vaincre Minnesota Fats. Coups virtuoses capturés sous des angle inventifs (et exécutés par le joeur professionnel Willie Mosconi, conseiller sur le film), réplique cinglantes et retranscription palpable du temps qui passe et use les joueurs au fil du jeu, cette séquence est un très grand moment.

Dès lors ce sera une longue errance pour Eddie, aspirant à une revanche tout en se demandant comment il a pu perdre une partie qu’il dominait de la tête et des épaules. Robert Rossen n’interroge pas le talent du joueur de billard qu’est Eddie puisque l’introduction l’a démontré, mais plutôt ses failles d’être humain, vraies causes de sa défaite. D’un côté le mentor faustien Bert Gordon (George C. Scott) lui fait miroiter la gloire en se délestant des chaînes mentales et des doutes faisant de lui un « loser ». De l’autre l’amour ardent et passionné de Sarah (Piper Laurie) lui fait entrevoir un autre chemin que la gloire et l’argent. Eddie est apaisé mais inaccompli dans la romance, tandis que le monde du billard et des paris fait ressurgir ses démons torturés et mégalomanes.

Paul Newman parvient à doser ses réflexes « actors studio » pour livrer une composition fascinante. Fiévreux et incontrôlable une fois lancé dans une partie, cet un être vide et sans but dans le quotidienne. Le vécu et l’expérience d’une vie normale doit en faire un être davantage maître de ses émotions sur le billard, mais c’est une leçon qu’il paiera au prix fort. La tension de la dernière partie de billard naît de cet équilibre, la quête de victoire reposant sur une douleur intime et un sentiment très différent que la seule gloire personnelle. Dès lors le montage appuie non seulement sur la dextérité des coups, mais aussi sur leur rapidité d’exécution, dans une urgence traduisant la détermination d’Eddie. 

La victoire est une catharsis des sacrifices qu’elle lui a valus, et Minnesota Fats représente une troisième voie par le focus qu’il fait sur le jeu et rien que le jeu – verbalisant les paris sans jamais toucher les billets, humble dans la victoire et sobre dans la défaite. Une grande réussite qui sera un succès commercial, remportera 2 Oscars sur 9 nominations, et à laquelle on attribue un regain du billard chez les Américains alors que le jeu tombait en désuétude. Une suite réalisée par Martin Scorses, La Couleur de l’argent (1986), verra Paul Newman reprendre son rôle au côté d’un jeune Tom Cruise.

Sorti en bluray et dvd français chez Fox