Pages

lundi 26 février 2018

Sammy Going South - Alexander Mackendrick (1963)

Le petit Sammy perd brusquement son père et sa mère lors d'un bombardement de Port Saïd, en Égypte, pendant la Crise de Suez en 1956. Juste avant de mourir, sa mère avait évoqué le projet de l'envoyer rejoindre Durban, à l'autre extrémité du continent africain, rejoindre sa tante qui tient un petit hôtel. Se retrouvant totalement seul et sans rien sur lui que ses vêtements, quelques pièces et un sifflet-boussole, Sammy entreprend de rejoindre Durban, en se dirigeant obstinément vers le sud grâce à sa boussole. Il rencontre un certain nombre de personnes qui tentent de l'aider.

Sammy Going South est la pièce centrale et méconnue d’une trilogie autour de l’enfance dans la filmographie d’Alexander Mackendrick, précédé par Mandy (1952) et suivi par Cyclone à la Jamaïque (1965). Le film fait office de planche de salut pour le réalisateur dont la carrière hollywoodienne a tourné court. Le Grand Chantage (1957) fut ainsi un échec commercial où le perfectionnisme de Mackendrick causa de nombreux dépassement et lui aliéna son prestigieux producteur Burt Lancaster. Ce dernier n’hésiterai pas à le congédier en cours de tournage sur Au fil de l’épée (1959) au profit de Guy Hamilton, la même déconvenue étant subie pour Les Canons de Navarone (1961) cette fois pour le bonheur de Jack Lee Thompson. Alexander Mackendrick retrouve pour Sammy Going South Michael Balcon, son producteur des glorieuses années du Studio Ealing. Le projet (adapté du roman éponyme de W. H. Canaway paru en 1961) semble idéal pour se remettre en selle avec sa promesse d’aventures et de récit initiatique à travers ce postulat d’un petit garçon traversant  seul les dangers de l’Afrique pour retrouver sa tante. C’est du moins la vision qu’en a Michael Balcon mais Mackendrick va vite emmener le film vers des rives plus troubles.

La figure cinématographique de l’enfant mignon, attachant et candide, Mackendrick l’illustre et s’en débarrasse dès son introduction. La situation géopolitique instable (le film se situe pendant la crise de Suez en 1956) et l’anxiété des adultes sont ainsi littéralement ressentis à hauteur d’enfant. Le jeune Sammy (Fergus McClelland) rampe au sol avec ses jouets tandis que ses parents réduits à des silhouettes sans visages (si ce n’est un bref plan sur le visage de la mère) s’interrogent sur l’attitude à adopter et notamment l’envoyer chez sa tante à Durban en Afrique du sud. Cette information primordiale et l’invective de sa mère (lève toi tu n’es plus un petit garçon pour ramper par terre) sont deux éléments cruciaux pour la suite du récit. 

L’extérieur où s’enfuit discrètement Sammy constituera un ultime terrain de jeu avant que les ravages d’un bombardement brisent définitivement l’enfance de notre héros. Mackendrick saisit la confusion entre le réalisme sordide du contexte et le point de vue différent de Sammy forcé de grandir brutalement. Les plans sur décombres de la maison où ont péris les parents alternent avec des détails qui tiennent à la fois du macabre et du conte cruel ; les corps emportés sur les civières et la concrétisation de la perte par un chausson de la mère tombant au sol en gros plan. Le réalisateur montre l’innocence perdue par des gros plans sur Sammy hurlant après sa mère puis l’isole dans la foule par une contre-plongée en longue focale qui traduit par l’image sa bascule dans le monde adulte en contrepoint de l’ouverture dans la maison. 

Dès lors face à cet univers hostile Sammy ne conservera de l’enfance qu’une forme de détermination butée et égoïste guidée par l’objectif de rejoindre sa tante. Mackendrick ne choisit pas de montrer l’innocence enfantine face à la corruption des adultes mais joue plutôt sur une instabilité bien humaine ne reposant pas forcément sur l’âge. Chaque « rencontre » plus ou moins bienveillante de Sammy reposera alors presque toujours sur une forme d’ambiguïté, de manque de compréhension qui provoquera la rupture. Sammy devient tour à tour objet de défoulement pour les autochtones (son ami égyptien qui oublie leur lien passé pour seulement vouloir tabasser ce « sale anglais »), de convoitise pour la promesse de récompense qu’il représente pour qui ramènera ce garçonnet blanc à bon port. Mackendrick sème le doute à travers des personnages à la bienveillance douteuse ou beaucoup trop neutre qui cherchent à l’aider, un syrien (Zia Mohyeddin) aussi amical que sournois qui le guidera dans le désert ou un grec grassement payé pour le retrouver. Le réalisateur sera cependant freiné par Michael Balcon qui voit lui échapper le charmant récit picaresque promis. Une scène où le syrien faisait des semblants d’avances à Sammy sera ainsi tournée mais coupée au montage.

Si la méfiance au gré des rencontres est de mise pour notre héros, Mackendrick entoure aussi sa personnalité d’une certaine noirceur. Le réalisateur est coutumier du fait dans ses figures concrètement où simili enfantine, toujours isolée de leur environnement. La jeune muette de Mandy se montre violemment réfractaire aux efforts pourtant bienveillants et sincère de lui apprendre à parler, de se mêler aux enfants de son âge. Dans L’Homme au complet blanc (1951) Alec Guinness s’apparente à un garçonnet obnubilé par ses inventions de chimiste et se montre indifférent à leurs conséquences en créant le tissu insalissable. Sammy fonctionne de la même façon dans sa volonté de rejoindre sa tante, provoquant involontairement la mort du syrien, n’ayant cure de la gentillesse d’une américaine (Constance Cummings) soucieuse de son sort et abandonnant Spyros (Paul Stassino) en pleine savane. L’enfant n’est pas pour Mackendrick une figure angélique mais un être dont l’égoïsme vient autant d’une immaturité empêchant encore l’empathie qu’à l’inverse un individualisme adulte précoce qui ne l’amène à se soucier que de lui. 

Le débutant Fergus McClelland exprime parfaitement cela. Il dégage une dureté et une confusion issue de sa propre enfance difficile (avec le divorce douloureux de ses parents) tout en ayant cette allure poupine charmante. Mackendrick se reposera sur ce passif difficile mais qui ne s’affirmera pas totalement dans l’allure émaciée et hagarde qu’on peut attendre dans la réalité chez un garçon de 10 ans voyageant seul dans un contient inconnu et hostile. Fergus McClelland s’avéra en effet un enfant bien plus épanoui durant le tournage où toute l’équipe fit preuve d’attention à son égard, le nourrissant et lui donnant cette allure bien portante et sans doute incohérente dans le récit – mais qui équilibre finalement les visions de Michael Balcon et Alexander Mackendrick.

Le réalisateur en traduisant le point de vue renfrogné de son personnage se déleste du coup longtemps de l’imagerie luxuriante et exotique attendue de l’Afrique. Le désert est sombrement menaçant et les pyramides et statues de Louxor des mastodontes inquiétants surgissant dans une fièvre hallucinée notamment. La magnificence ne peut se déployer tant que Sammy vit dans l’anxiété et sa quête autiste, à l’autre comme à l’environnement. Mackendrick ne s’autorise une majesté formelle que quand Sammy côtoie des protagonistes qui l’accompagne et l’aide sans le guider, qui l’accueille sans le retenir. 

Le voyage en bateau en compagnie d’un paisible pèlerin puis les méandres de la savane découverts avec le chercheur de diamant Cocky (Edward G. Robinson) laissent enfin beauté suspendue et contemplative s’installer. Sammy plus sur le qui-vive peut redevenir un garçonnet distrait (le joli moment où le pèlerin tente un semblant de discours philosophique et abandonne en voyant Sammy se gratte) et capable de s’émerveiller face à la splendeur sauvage qui l’entoure. Mackendrick à travers ce lâcher prise fond son personnage dans cette Afrique dont il s’imprègne et ne traverse plus seulement avec méfiance (le voyage en bateau où il se mêle aux locaux plutôt que d’aller en première classe avec les occidentaux). C’est aussi le moment de faire ressurgir sa vulnérabilité enfouie sous la détermination farouche. 

Le pèlerin tout comme Cocky apparaissent à Sammy à travers une aura à la fois fascinante (une scène de prière pour le pèlerin, gravissant une falaise qu’il vient de faire exploser pour Cocky) et paternelle qui ramène Sammy au besoin de protection et autorité inhérent à son âge. Il peut donc se libérer par une plus grande insouciance avec le pèlerin, et se laisser aller aux confidences et remords (les petites trahisons faites durant son parcours) avec Cocky qui saura le réconforter. Toute la dernière partie plus apaisée repose sur cette rencontre, cette affection spontanée entre Sammy et Cocky (truculent Robinson) à travers de belles séquences intimistes et parfois spectaculaire comme la chasse au guépard. Une nouvelle fois cela s’entremêle aussi à la vision de l’Afrique et ces habitants, admirable si l’on est serein en les côtoyant. Une scène est emblématique à cet égard, quand Sammy se réveille à l’arrière d’une jeep entouré de noirs et où sa peur initial s’estompe face à leurs chants et sourires. 

Le bel épilogue, au terme de bien des péripéties, repose totalement sur cette approche en laissant Sammy aller au bout de son obsession (ce que Cocky a compris) tout en le montrant au bout du voyage inchangé. Il a juste fait un petit bout de chemin et le plein de souvenirs, mais il est toujours un enfant de son âge plein d’allant et de rêve ! 

Sorti en dvd zone 2 français chez Tamasa 

 

jeudi 22 février 2018

La Bête aveugle - Mōjū, Yasuzo Masumura (1969)


Un sculpteur aveugle enlève et séquestre dans son atelier un modèle pour la soumettre à l'empire des sens afin qu'elle devienne une statue idéale. Comprenant après plusieurs vaines tentatives qu'elle ne pourra fuir ce cauchemar, la victime est peu à peu attendrie et envoûtée par son bourreau...

La Bête aveugle est considéré à juste titre comme l’œuvre maîtresse de Yasuzo Masumura. Le film illustre à merveille l’équilibre ténu du réalisateur entre influence européenne et imaginaire japonais. C’est particulièrement vrai ici avec une intrigue adaptant un roman d’Edogawa Ranpo (dans son versant Ero Guro plutôt que policier à mystère) tout en convoquant dans son postulat et son esthétique des tendances fortes du cinéma occidental d’alors. L’artiste fou séquestrant des jeunes femmes pour les refaçonner et les fondre dans une œuvre totale et aberrante, voilà une idée exploitée notamment dans Le Voyeur de Michael Powell (1960), L’Obsédé de William Wyler ou encore La Prisonnière d’Henri-Georges Clouzot (1968). Yasuzo Masumura s’inscrit dans ce courant, en plus de reprendre à son compte l’imagerie d’avant-garde pop art typiquement occidentale, notamment l’extraordinaire décor de l’atelier du sculpteur.

Yasuzo Masumura parvient pourtant à proposer une œuvre assez unique au-delà de tous ces éléments, en creusant ses thématiques propres dans l'intrigue de Ranpo. Plus influencé par la culture  occidentale que japonaise, le fait qu'il choisisse d’adapter le roman de Ranpo dans la foulée des films évoqués plus haut n’est donc pas innocent. Le roman peut être vu comme un récit de serial killer, avec ce tueur aveugle qui enlève des femmes qu’il va soumettre à sa perversion tactile avant que ces dernières n’y découvre finalement à leur tour des plaisirs insoupçonnés. Le livre était divisé en deux parties, l’une portée sur le mode opératoire du tueur et les outrages subit par une de ses victimes, puis une seconde où il repartait en chasse. Le thème majeur des meilleurs films de Masumura est l’amour obsessionnel, fiévreux et sensitif qui constitue pour les amoureux un véritable refuge face à un environnement oppressant. Les amants se réfugient de la guerre dans L’Ange rouge (1966), de leur milieu bourgeois dans Passion (1964), d’un contexte patriotique avec La Femme de Seisakou (1965) et son toujours animés par une pulsion de mort tel La Femme du Docteur Hanaoka (1967). La Bête aveugle est l’apogée abstraite de cette obsession chez Masumura qui ne choisit d’adapter que la première partie du roman, transformant ainsi le postulat criminel de Ranpo en romance psychotique et masochiste.Il faut chercher l’originalité du propos dans la dimension « tactile » de la perversion du sculpteur aveugle Michio (Eiji Funakoshi). Son handicap le fait ainsi bloquer sur les formes plutôt que l’image du mannequin Aki (Midori Mako incroyable de présence lascive), son attirance ayant été éveillée par des descriptions qu’il en a entendu et son désir maladif par la palpation d’une statue réalisée d’après le corps d’Aki. L’abandon ou la culpabilité face aux instincts et désirs primitifs guidera alors la relation toxique entre Aki et son kidnappeur Michio. Lorsqu’Aki surprend Michio tâter la statue dont elle est l’inspiration, les sentiments contradictoires s’affirment entre un dégoût de se voir ainsi « tripotée » par procuration et une forme d’excitation devant l’attention maladive de cet homme à cette réplique de son corps. Dans une autre scène où Michio se fait passer pour un masseur professionnel pour pouvoir toucher directement Aki, celle-ci devant sa timidité initiale demande à être massée plus brutalement avant de le rejeter quand le contact se fait plus sensuel et trahit son excitation. Cela se trouvera bien évidemment exacerbé quand la situation deviendra plus folle lorsque Michio enlève Aki ne devant être libérée que quand il aura façonné une sculpture d’après ce corps et cette peau qui le fascine.

Les élans de pudeur et de civilisation, et d’histoire personnelle douloureuse (le lien quasi incestueux de Michio à sa mère (Noriko Sengoku)) sont source d’une violente opposition entre Michio et Aki. La mise en scène de Masumura joue de cette ambiguïté de sentiment en filmant le fabuleux décor de l’atelier par un mélange de monstruosité et de fascination. Les pures ténèbres laissent progressivement apparaître de façon démesurée et grotesque divers attributs physiques (œil, nez, oreilles, seins) étalés sur les murs avant que d’immense corps féminins aux formes généreuses ne se révèlent au centre de la pièce. Cet environnement illustre l’imaginaire paradoxalement asexué de Michio ne connaissant des femmes pour ce qui est des relations physiques, et suscite le rejet d’Aki qui voit en son kidnappeur un malade mental plutôt qu’un artiste. Masumura aura pourtant disséminé les signes avant-coureurs d’un rapprochement inattendu entre eux, reposant justement sur cette proximité physique et tactile amorcée en amont. 

Un dialogue et la voix-off laissent deviner qu’Aki est lasse de son métier de mannequin où elle est considérée comme une silhouette parmi d’autres et une image à exploiter au service de l’imaginaire du photographe. A l’inverse l’obsession et l’inspiration artistique de Michio ne s’appuie que sur elle, les courbes de son corps et les volutes de sa peau qu’il palpe maladivement et dont il cherche méticuleusement à rendre l’équivalent dans sa sculpture. Quant au fil de l’intrigue l’isolation va éliminer les entraves sociales et familiales, les deux personnages pourront alors céder à leurs penchants les plus retenus pour Michio, et enfouis pour Aki. L’absence de morale classique de ce cinéma d’exploitation laisse donc cette fascination tactile céder d’abord au désir sexuel le plus frénétique. 

La quête de sensations et de stimuli extrême fait peu à peu basculer cette connexion (symbolisé par leur cécité commune désormais) vers le sadomasochisme, le vampirisme, le cannibalisme et se termine dans la mutilation mutuelle, plaisir ultime avant la mort. Masumura s’approprie tout un imaginaire érotique amené à être en essor, mais anticipe également toute une sexualité maladive et morbide à venir dans le cinéma japonais. On pense évidemment à L’Empire des sens de Nagisa Oshima (1976), mais aussi certains des meilleurs films de Noboru Tanaka comme La Maison des perversités (1976 et à nouveau adapté d’Edogawa Ranpo), Bondage (1977) ou La Véritable histoire d’Abe Sada (1975 et d’après le même fait divers que L’Empire des sens). Le réalisateur fusionne par la seule image la quête artistique, de jouissance et de douleur de ses personnages par des idées formelles brillantes. Une composition de plan met en parallèle le corps soumis et aimant d’Aki avec celui de la statuette achevée et, dans un bel élan poétique, l’amputation finale montre les membres de pierre plutôt que de chair tomber au sol.  Eros et Thanatos, plaisir et douleur, art cérébral et délice de la chair, tout n’est désormais plus qu’un. 

 Sorti en dvd zone  français chez Zootrope Films et en bluray sous-titré anglais chez Arrow

 

lundi 19 février 2018

P'tang, Yang, Kipperbang - Michael Apted (1982)

P'tang, Yang, Kipperbang est à l'origine une production télévisée s'inscrivant dans le cycle "First Love" initié par le scénariste Jack Rosenthal. Le film est un charmant coming of age se situant en 1948, cet immédiat après-guerre constituant un contexte essentiel dans la personnalité de son jeune héros. Alan (John Albasiny) est un écolier doux-rêveur en constant décalage avec son environnement. Le film s'ouvre sur une scène de rêve interrompue qui réunit ses deux passions, le cricket où se dispute une joute entre l'Angleterre et l'Australie puis un baiser avec Ann Lawton (Abigail Cruttenden) la fille de sa classe dont il est fou amoureux. La personnalité lunaire d'Alan est dépeinte avec tendresse à travers diverses idées narratives et formelles jouant sur une tonalité comique ou plus mélancolique.

 Alan est ainsi capable de voir un signe du destin en observant des insectes, ses errances qui le mettent systématiquement en retard à l'école étant observée sous l'œil sarcastique d'ouvriers dans la rue - Est-ce pour générer une future génération aussi ahurie qu'ils ont combattus durant la guerre ?. Alan idéalise ce fameux baiser qu'il rêve de donner à Ann, cet élan romantique lui faisant rejeter les choses du sexe qui titillent déjà ses camarades, les nommant avec pudeur "the other things". Cette vision fantasmée et romantique du monde se prolonge également dans l'amitié qu'il noue avec Tommy (Garry Cooper) le jardinier de l'école et ancien vétéran de guerre. Alan peut ainsi s'enflammer avec lui en vantant la manière dont ses actions ont changées la face du monde et partir dans des tirades naïves et grandiloquentes sur les changements sociaux que provoquera cette victoire des Alliés. Pourtant au quotidien rien ne change pour Alan, invisible pour les autres (poignante scène où il constate n'avoir même pas été comptabilisé dans un jeu des filles classant les garçons les plus séduisant de la classe) et surtout pour sa Ann bien-aimée.
 
 Ce décalage entre aspirations rêvées et réalité se prolonge subtilement aux personnages adultes, que ce soit l'institutrice Miss Land (Alison Steadman) amante d'un homme mûr puis d'un soldat américain durant la guerre pour possiblement être enceinte du jardinier Tommy dans l'immédiat. Ce dernier vit également dans le souvenir (qui s'avèreront être des fantasmes) de ses campagnes de guerre pour être ramené à sa modeste condition dans le présent - la différence de classe sociale étant en germe dans les romances adultes comme enfantines. Alan n'en est pas encore à ces désillusions et les espoirs comme les désagréments amoureux qu'il rencontre se vivent au rythme des envolées du vrai commentateur de cricket de la BBC John Arlott, les clameurs de la foule ou ses huées saluant ses timides avancées.

Les prières de notre héros sont pourtant exaucées lorsqu'il est engagé malgré lui dans la pièce de l'école dont le clou est une scène où il donnera ce fameux baiser à Ann qui y joue aussi. La candeur de l'ensemble est des plus touchantes, notamment grâce au charme des jeunes interprètes avec en tête la bouille attachante de John Albasiny. On retrouve la finesse d'observation qu'a rôdé Michael Apted sur sa série documentaire Up, le réalisme cédant à une veine plus surannée qui fonctionne parfaitement tout en ne négligeant pas une relative noirceur.

Le cheminement de l'enfance vers l'âge adulte se joue dans cette hésitation entre rêverie innocente et retour au réel. La conclusion offre un bel entre-deux où les visions d'Alan vacillent à la fois dans son grand moment attendu (le baiser tant espéré) et le fantasme qu'il se faisait du passé glorieux de l'exemple de l'héroïsme anglais. Une belle réussite qui deviendra un vrai film culte (notamment le monologue final de la déclaration d'amour d'Alan assez inoubliable et désormais exercice pour les jeunes acteurs en herbe) qui aura finalement droit à une sortie salle en Angleterre et aux Etats-Unis, et régulièrement rediffusé depuis.

Sorti en dvd zone 2 anglais chez Film 4 et doté de sous-titres anglais

dimanche 18 février 2018

Maris et Femmes - Husbands and Wives, Woody Allen (1992)

Jack et Sally annoncent à leurs amis Gabe et Judy qu'ils se séparent. La nouvelle fait l'effet d'un coup de tonnerre et remet en cause les certitudes de ce quatuor d'intellectuels new-yorkais et de leurs amis. S'ensuit un chassé-croisé amoureux entre les différents protagonistes du récit.

Maris et femmes marque la fin d’une époque puisqu’il s’agit du douzième et dernier film que Woody Allen signe avec sa muse Mia Farrow. Le drame intime et la séparation se jouant en coulisse (en pleine production et où il fallut convaincre Mia Farrow d’accepter de revenir tourner la fin) offre dans le film des questions sur le couple aussi universelles que très impudiques sur la relation Woody Allen/Mia Farrow. Chacun des revirements des différents couples du film peut ainsi autant être ramené à des maux modernes, aux propres marottes de Woody Allen (et sa propension à s’amouracher de jeunes filles plus jeunes) et à son mode de fonctionnement très particulier avec Mia Farrow - bien que mariés ils vivaient séparément entre autre.

Le point de départ de la remise en question des différents personnages est l’annonce de leur séparation par Jack (Sydney Pollack) et Sally (Judy Davis) à leurs amis Gabe (Woody Allen) et Judy (Mia Farrow). La désinvolture de l’annonce bouleverse les certitudes de Gabe et Judy quant à la solidité de leur propre mariage. Woody Allen entrecroise la nouvelle jeunesse et le célibat décomplexé de Jack et Sally quand il ne constitue qu’un doux rêve et fantasme pour Gabe se rapprochant d’une étudiante l’idolâtrant et aussi Judy jetant dans les bras de Sally un homme (Liam Neeson) qui l’attire. 

La liberté et supposée modernité du couple séparé ne se vit pas si bien (Sally vivant mal la liaison immédiatement entamée par Jack après la séparation, ce dernier réagissant mal également par la suite pour la même raison) et le nouveau compagnon semble plus choisi pour l’antithèse qu’il représente du conjoint historique (la docile, sexy et écervelée prof d’aérobic en opposition à l’intellectuelle froide Sally ou le sensible Liam Neeson en contrepoint du plus macho Sydney Pollack). Ce bol d’air du couple traditionnel ne satisfait chacun que superficiellement tandis qu’à l’inverse Allen montre les conventionnels Gabe/Judy rester ensemble tout en refusant d’entériner leur union par un enfant et dont le bonheur n’est que façade.

Le très original dispositif filmique du film capture habilement toutes ses contradictions. Woody Allen imposent des codes documentaires qui poursuivent certaines idées de son Zelig (les témoignages face caméra des différents protagonistes) et réinventent sa mise en scène avec un style caméra à l’épaule assez heurtée, effet de flou et jump-cut. Il s’agit de capturer un sentiment sur le vif  ou avec un certain recul, Allen révélant les contradictions, espérances et regrets des personnages au fur et à mesure de l’intrigue. Le réalisateur ne retrouve une veine contemplative et romantique que pour illustrer les aspirations d’ailleurs concrétisées ou non. 

La ballade automnale de Gabe et Rain (Juliette Lewis) offre une belle scène de rapprochement mais c’est surtout le baiser à la lueur des bougies (avec le tonnerre et la pluie en arrière-plan) qui subjugue, magnifié par la photo de Carlo Di Palma. C’est avec une même sensibilité qu’il observe la beauté crispée, en attente puis épanouie de Mia Farrow. Maris et femmes s’avère en tout cas un film particulièrement personnel au moment où il est conçu et témoignant du tempérament angoissé de Woody Allen sur le couple où le bouleversement comme le statu quo ne garantissent pas le bonheur.

Sorti en dvd zone 2 français chez Sony 


mercredi 14 février 2018

Elisa, mon amour - Elisa, vida mía, Carlos Saura (1977)


Elisa rend visite à son père, Luis, traducteur solitaire vivant reclus à la campagne. Alors qu'ils ont toujours été distants, voilà qu'ils réapprennent à s'aimer. Elisa ira même jusqu'à vivre avec lui...

Sorti après Cria Cuervos (1976) qui demeure son film le plus populaire, Elisa, mon amour s’affirme à l’inverse comme l’œuvre la plus radicale et austère de Carlos Saura. L’ironie s’estompe tandis que le sens de l’allégorie ainsi que la tendresse mêlée de haine qui baignaient les précédents films de Saura sont ici poussés à un degré de complexité et sécheresse surprenants. Au départ il y a les retrouvailles filiales entre Elisa (Geraldine Chaplin) et son père Luis (Fernando Rey) dans sa maison de campagne. Alors que la visite est supposée être brève, Luis au moment du départ propose à sa fille de rester quelques jours de plus. Au fil des révélations, au découvrira que cette promiscuité est toute nouvelle pour eux puisque Luis a quitté le foyer familial alors qu’Elisa était enfant.

De ce postulat simple va naître un récit plus nébuleux qui s’annonce dès l’ouverture. La voix-off à la première personne qui accompagne l’arrivée d’Elisa en voiture est masculine et plus précisément celle de son père - laissant croire à des retrouvailles père/fils voir à un récit en flashback vu la maturité de cette voix masculine. Ce narrateur fait pourtant référence à la situation intime compliquée d’Elisa (séparée de son compagnon) et brouille donc les pistes. La solitude de ce cadre rural ravive l’affection mutuelle mais également le refuge dans le souvenir. Pour Elisa ce seront les bribes d’enfance passées avec son père (Elisa enfant étant jouée par la jeune Ana Torrent révélée dans Cria Cuervos mais aussi L’Esprit de la ruche (1973) de Victor Erice) tandis que ce passé semble plus mystérieux pour Luis qui garde ses pensées secrètes dans ses écrits. 

L’environnement austère participe à cette fuite du présent et des contraintes du monde réel pour chacun des personnages. C’est ce qu’à fuit initialement Luis en abandonnant son foyer et qui offre donc un mimétisme volontaire avec ce que traverse sa fille. Une des premières scènes l’amorce lorsqu’Elisa et sa sœur (Isabel Mestre) délaisse la conversation sérieuse des hommes à table pour aller éplucher des albums de famille. Dans cette même scène la discussion masculine est en décalage entre les préoccupations concrètes de l’époux et la philosophie de vie détachée de cet ancrage de la part de Luis. 

Carlos saura tisse donc un enchevêtrement de regret, nostalgie et allégories formelles et narratives plus tortueuses. A la séparation muette du passé s’oppose celle douloureuse du présent quand le compagnon d’Elisa tente de la ramener. L’incertitude entre flashback, flashforward et rêverie bouleverse les repères dans l’issue sanglante de cette dispute de couple mais aussi dans bien d’autres domaines. Les retours en arrières voient cette même Geraldine Chaplin jouer la mère d’Elisa alors que Fernando Rey incarne toujours le placide et mystérieux père de famille. La distance se dispute à la promiscuité perturbante lorsqu’on ne distingue plus les époques en montrant des scènes d’amour entre les deux acteurs. 

Tout n’est que masques, émotions contradictoires et réalité altérée dans les détours et les répétitions (la voix-off d’introduction revenant à plusieurs reprise citée par Chaplin ou Fernando Rey) imprévisibles. Carlos saura s’attache donc à observer ces retrouvailles touchantes mais aussi leur impossibilité, la mort en étant l’ultime incarnation. Difficile de se faire une idée réelle de la volonté précise du réalisateur dans ce kaléidoscope où dont le spleen pour envouter comme susciter le rejet, voir les deux en même temps. Intéressant mais clairement pas le Saura le plus accessible.

Sorti en dvd zone 2 chez Tamasa