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mercredi 30 octobre 2024

Quand l'embryon part braconner - Taiji ga mitsuryosuru toki, Koji Wakamatsu (1966)


 Un homme, sujet à des pulsions sadiques, séquestre et tourmente sa partenaire d'un soir, tout en se souvenant des scènes d'humiliation qui ont traversé sa vie.

Quand l'embryon part braconner est un pur diamant noir du Pinku Eiga première manière des années 60, quand ce genre érotique était synonyme d’expérimentations formelles et de questionnements sociaux. Après des débuts à la télévision, Koji Wakamatsu entre au studio Nikkatsu où après quelques années il va lancer sa carrière au cinéma en tant que réalisateur. Son registre sera justement le Pinku Eiga par lequel il se fera remarquer par la critique internationale et provoquera le scandale avec une œuvre comme Les Secrets derrière le mur (1966). Le gouvernement japonais, mécontent de voir le cinéma local s’exporter à travers un film érotique, va implicitement faire pression sur la Nikkatsu qui va limiter la sortie du film lors de son exploitation au Japon. Furieux de cette décision, Koji Wakamatsu va quitter le studio pour se lancer en indépendant en créant sa compagnie de production Wakamatsu Corporation. Cette seconde « carrière » se fera encore plus audacieuse, radicale et politique et ce dès Quand l'embryon part braconner, premier film dans cette nouvelle configuration.

Le film (scénarisé par Masao Adachi figure majeure du Pinku Eiga et du cinéma engagé japonais de la période) est d’un oppressant minimalisme dans sa narration, sa notion de temps et de lieu, éléments en partie inhérents à son tournage limité à cinq jours. Un homme (Hatsuo Yamatani) et une jeune femme (Miharu Shima), après un flirt appuyé, décident d’aller poursuivre la nuit dans l’appartement chez l’homme. Bien que la relation sexuelle soit totalement consentie par la femme, Wakamatsu déploie un dispositif inquiétant qui annonce la suite. Yuka, la jeune femme est enfermée dans un jeu de cadre dans le cadre qui dénote avec sa désinvolture, la silhouette de l’homme se fond dans la pénombre de l’appartement et son visage se fait impassible derrière les lunettes noires qui ne le quittent pas. Il perd de sa superbe en paraissant impuissant durant la coucherie avec Yuka dont l’ardeur semble le tétaniser. Sa « virilité » ne se manifeste que par le verbe en insultant sa partenaire pour sa légèreté et le plaisir manifeste qu’elle prend. Il va dès lors reprendre la main, radicalement, en la droguant, séquestrant puis faisant subir les sévices les plus avilissants.

L’escalade se fait néanmoins par étapes. Après avoir châtié une Yuka embrumée par les drogues par des coups de fouets, on devine que l’homme a sans doute l’habitude de ce type d’agression qu’il résout par une forte somme d’argent au petit matin. Yuka n’est pas de ce bois là et, constatant le traitement infligé dans son sommeil refuse en bloc la compensation tout en insultant copieusement l’agresseur. Cela suffit à raviver les démons de ce dernier et à transformer le récit en un huis-clos bien plus provocant. Il y a trois régimes d’images et de récit qui serviront peu à peu de révélateurs pour les personnages, et plus particulièrement l’homme. On trouve tout d’abord le présent du récit, porté par le noir et blanc stylisé de la photo de Hideo Itoh, alternant entre composition de plan soulignant la domination de l’homme, les gros plans des chairs meurtries sous les coups de Yuka, son visage stupéfait et terrifié. 

Le second niveau est un flashback à la texture blanche désaturée, montrant l’homme aux prises avec sa femme défunte (dont Yuka lui rappelle les traits) qui lui réclamait un enfant avec véhémence, ce qu’il lui refuse. Cela introduit la troisième strates, totalement psychanalytique et onirique se fondant avec les autres par un jeu de transparences, de fondus enchaînés, d’images abstraites. Cela associé à la parole brutale et erratique de l’homme nous le dépeint comme un homme meurtri par la vie, dont la haine des femmes remontent à sa mère adultère ayant provoqué la mort de son père. 

N’ayant pu supporter l’humiliation de son enfance, ses sentiments filiaux confus se confondent à ceux qu’il entretient avec les femmes. L’espérance et le rejet du sentiment amoureux, le désir et le dégoût du corps féminin, la tendresse espérée et la brutalité infligée, tout cela s’entremêle dans un esprit malade et se traduit par la mise en scène de Wakamatsu. L’homme ne cesse d’appeler Yuka sa chienne et de la traiter comme telle, tout en attendant d’elle une douceur et un amour aux contours incertains, ceux d’une femme ou d’une mère.

Les dialogues brillants forment un miroir parfait aux expérimentations de Wakamatsu. L’homme rejette ainsi parfois jusqu’à son existence et le fait d’être né, et regrette de ne pas être demeuré dans les entrailles du ventre maternel qu’il appelle caverne de stalactites. L’image prend donc à certains moments cette texture comme grattée, caverneuse, ramenant par l’esprit l’homme à cet état d’embryon, annoncé par les premières images du film. On y voit des fœtus dont on ne saurait dire s’ils sont protégés ou prisonniers dans leur cocon, illustrant l’ambivalence des sentiments de l’homme vis-à-vis de sa mère et par extension les femmes. Tour à tour monstrueux et pathétique Hatsuo Yamatani livre une prestation fascinante, entre monolithisme et fébrilité.

Miharu Shima compose au contraire une figure féminine farouche dont la hargne ne s’estompe pas, même lorsqu’elle subit les dernier outrage. Elle dégage une tension qui désarçonne son géôlier incapable de la soumettre, saisissant toutes les opportunités d’échapper à son emprise. Le film entretient le même paradoxe que Le Pornographe de Shohei Imamura (1966), celui d’entretenir voire de créer certains motifs récurrents à venir du cinéma érotique/pornographique japonais en observant et dénonçant des comportements pathologiques. Ce motif de la séquestration et de la soumission féminine aux relents machistes et/ou SM se retrouvera par la suite autant dans des productions putassières que dans des chefs d’œuvres comme La Bête aveugle de Yasuzo Masumura (1969).

Pas d’ambiguïté cependant chez Wakamatsu qui ramène les écarts de son personnage masculin à des troubles psychiques, mais aussi quelque chose d’inhérent aux rapports de domination sociale et de genre au sein de la société japonaise – le spectre du passif belliqueux et militarisé encore pas si éloigné du pays planant en filigrane. On apprendra ainsi que l’homme est le supérieur de Yuka, chef du rayon où elle est vendeuse. 

Ce statut permettra d’explorer en définitive par ce même écart onirique et psychanalytique l’esprit de Yuka, comprenant que sa terrible captivité n’est qu’un prolongement extrême de son statut en tant que femme dans ce Japon patriarcal. La vindicte finale n’en sera que plus cathartique et sanglante. Koji Wakamatsu signe un grand film dont la radicalité est toujours aussi dérangeante, puisque lors de sa sortie française tardive en 2007, le film provoqua la controverse et fut interdit en salle au moins de 18 ans. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Blaqout

dimanche 27 octobre 2024

13 Steps of Maki: The Young Aristocrats - Wakai kizoku-tachi: 13-kaidan no Maki, Makoto Naito (1975)


 Maki est la chef d'un gang de femmes qui se bat pour la justice, mais elle finit par être arrêtée et envoyée dans une prison pour femmes sadiques. Maki pourra-t-elle s'échapper et se venger ?

Au début des années 70, Sonny Chiba afin d’asseoir sa popularité naissante en tant que premier rôle et héros de cinéma d’action, décide de proposer au Japon le pendant des films martiaux urbains popularisé par Bruce Lee à Hong Kong. Il va ainsi tout d’abord se montrer actif en coulisse avec la création de la JAC (Japan Action Club) une école de cascadeurs apte à alimenter ses propres films mais aussi toute la production japonaise en spécialistes du cinéma d’action et ainsi offrir des œuvres plus spectaculaires. A l’écran, cela se manifeste notamment par le succès de la saga Streetfighter dont il tient le haut de l’affiche dans les trois premiers volets (The Streetfighter (1974), Return of the Street Fighter) (1974), The Street Fighter's Last Revenge (1974)). Il va en profiter pour introduire ses protégés au sein de la JAC comme Etsuko Shihomi, héroïne de la saga parallèle des Sister Streetfighter (Sister Streetfighter (1974), Sister Street Fighter: Hanging by a Thread (1974) et The Return of the Sister Street Fighter (1975)).

13 steps of Maki s’inscrit dans ce sillage et offre une autre facette du talent de Etsuko Shihomi. Le film surfe sur plusieurs genres à la mode du cinéma d’exploitation japonais des années 70 et produits au sein de la Toei. Tout d’abord il y a les films de Pinky Violence, mélangeant érotisme et rébellion adolescente à travers les sukebans (délinquantes japonaise) défiant l’autorité patriarcale et masculin à travers des sagas comme Delinquant Girl Boss ou Terrifying Girls High School. On trouve aussi les ersatz de La Femme Scorpion et ses suites, peuplées d’héroïnes vengeresses après avoir été trahies par les hommes et explorant le sous-genre du film de prison.  

13 steps of Maki va picorer dans toutes ses formules bien huilées de manière très basique. Ainsi il n’y a clairement pas l’inventivité pop et la furie vindicative des sukeban (Delinquent Girl Boss: Worthless to Confess (1971) ou Terrifying Girls' High School: Lynch Law Classroom (1973) en exemple les plus mémorables), ni la profondeur thématique et la réflexion sociale de La Femme scorpion. On calque vraiment les canevas des genres existants en y ajoutant l’élément martial plus travail que les escarmouches urbaines des sukeban ou des émeutes de prison de La Femme scorpion.

Etsuko Shihomi incarne ici une jeune fille droite, chef de bande prête à tout pour combattre l’injustice et qui va être confronté à une bande de yakuzas retors. On retrouve malgré tout une certaine dimension grinçante puisque les antagonistes se partagent entre un grand patron d’entreprise corrompu et les yakuzas auquel il délègue ses basses manœuvres. Cela ne va pas plus loin mais témoigne de la façon naturelle dont le monde des affaires et du crimes sont en collusion dans la fiction forcément inspirée par la réalité. L’histoire est des plus simples entre combats, trahisons, séjours en prison, évasion et vengeance, le tout s’enchaînant de manière mécanique (on sent une volonté de condenser dans l'urgence le contenu du manga d'Ikki Kajiwara et Masaaki Sato dont est adapté le film) mais tenu à bout de bras par le charisme d’Etsuko Shihomi en Maki. 

On admire ses compétences martiales et quelques prouesses de cascades, filmées par Makoto Naitô dans un style oscillant entre l’approche chaotique et heurtée d’un Kinji Fukasaku, quelques élégants travelling travaillant la topographie des décors et de nombreuses plongées dont les vues d’ensemble mettent en valeur les joutes de Maki dans un élan plus grandiloquent. Les chorégraphies sont sommaires (c’était déjà le cas dans les Streetfighter) mais les combats sont particulièrement sanglants et brutaux, sans pour autant atteindre les hilarants niveau de sadisme de Streetfighter - Sonny Chiba s'offre d'ailleurs une apparition en flashback, étant le frère aîné de Maki. Il y a une vague tentative de profondeur et de drame plus appuyé, notamment lorsque la sororité va surmonter les différences de classe sociale, mais cela reste trop simpliste pour éveiller une réelle émotion.Une œuvre loin de ses modèles donc, mais une série B d’action concise et plutôt plaisante devant laquelle l’on passe un bon moment.

 Sorti en bluray japonais sous-titré anglais

 Extrait de la scène d'ouverture

jeudi 24 octobre 2024

Alfredo, Alfredo - Pietro Germi (1972)

À Ascoli Piceno, un jeune homme réservé nommé Alfredo fait la cour à la jolie Maria Rosa. Son rêve s'accomplit lorsqu'elle accepte de l'épouser, mais la situation n'est pas celle qu'Alfredo avait imaginé…

 Alfredo, Alfredo est l’ultime film réalisé par Pietro Germi qui mourra prématurément en 1974, même si son œuvre connaîtra un prolongement posthume avec le génial Mes chers amis (1975) dont il confiera la réalisation à son ami Mario Monicelli après en avoir écrit le scénario. Dans ses comédies les plus brillantes, la critique d’un contexte social découlait d’un environnement géographique, reflétant ainsi l’importance des codes et de la culture régionale au sein de la société italienne. Ainsi des mœurs archaïques du sud pauvre de l’Italie découlaient les situations absurdes et tragiques de Divorce à l’italienne (1961) et Séduite et abandonnée (1964), alors que l’hypocrisie et la façade bourgeoise du nord riche dissimulaient les scandales et attitudes les plus révoltants - le Trévise de Ces messieurs dames (1966).

L’intrigue d’Alfredo, Alfredo se situe dans la ville d’Ascoli Piceno, dans la région centrale des Marches. Cette aspect topographique central offre donc au réalisateur une forme de synthèse thématique où les personnages véhiculeront les particularismes régionaux observés dans les précédents films, mais dans une sorte de variation évitant la redite complète. C’est notamment le cas du héros, Alfredo (Dustin Hoffman), jeune homme rêveur et romantique aux antipodes du Marcello Mastroianni de Divorce à l’italienne mais dont il va pourtant partager certains déboires. Fou amoureux de la belle Maria Rosa (Stefania Sandrelli), il va lui faire une cour maladroite qui à sa grande surprise va susciter un intérêt réciproque chez la jeune femme. 

Réciproque est d’ailleurs un terme faible tant la passion et la soif d’amour de Maria Rosa va rapidement dépasser Alfredo. Appels intempestifs à toute heure et réclamation éplorée de gages d’amour, manifestations de désir sauvages en tout lieu, soudain réprimé par une pudeur imprévisible, Maria Rosa est un ouragan dont les sentiments ardents réclament l’exclusivité. Dans un premier temps cette fougue a son charme tel le jeu de piste que va créer Mario Rosa pour être rejointe par Alfredo durant un week-end où elle est absente. Mais même cette intention romantique relève de l’emprise qu’elle désire avoir sur son amoureux qui même loin d’elle, n’aura pas d’autres préoccupations. Notre héros va rapidement se trouver pris au piège du mariage.

La situation rappelle une nouvelle fois le Mastroianni de Divorce à l’italienne, mais de nouveau le cadre géographique change tout. Alfredo, Alfredo est un film moderne et urbain où le piège n’est plus obligatoirement pour les femmes contraintes à un rôle domestique symbolisé par le mariage, mais plutôt pour l’homme devenant une proie apte à sécuriser socialement et matériellement une épouse potentielle. Les gags reposent ainsi sur « l’hyper » épouse qu’incarne Stefania Sandrelli, excessive au lit, tyrannique en maîtresse de maison, et pressante dans la conception de l’ultime maillon du piège, un enfant. 

La famille de Mario Rosa déploie aussi dans un cadre plus moderne tous les particularismes envahissants « à l’italienne » et associés à des mœurs et environnement plus arriérés. Pietro Germi effectue là une rupture passionnante en associant à la vie urbaine, professionnelle comme domestique, les maux les plus aliénant du quotidien tandis que les respirations viendront des week-ends à la campagne que s’accorde (de moins en moins) Alfredo. La femme est un être qui vous aliène de vous-même, de vos aspirations et de votre entourage.

L’idée de génie est le casting de la belle Stefania Sandrelli, n’ayant pas exactement les traits de l’affreuse mégère castratrice. L’amour toxique prend des atours sensuels, innocents et angélique qui ramènent toujours malgré lui Alfredo au bercail. Pietro Germi ne fustige pas les femmes ou l’institution du mariage en particulier, mais semble observer et accepter une Italie où la relation amoureuse peut exister dans la durée sans être « institutionnalisée ». Le propos n’est pas si éloigné en définitive de Divorce à l’italienne (ou de pur mélodrame de Germi comme L'Homme de paille (1958)), le vrai bonheur d’Alfredo se manifestant le temps d’une romance libre de toute contrainte avec Carolina (Carla Gravina) jeune femme moderne dont Germi s’amuse à faire l’inverse de Maria Rosa jusqu’à l’absurde – cette fois la famille craint plutôt que force la perspective du mariage. La dernière partie est ainsi une fausse redite des œuvres précédentes de Germi, avec son héros devenu soudainement un militant de la légifération du divorce (effectif en Italie à partir de 1970 et renforcé par un référendum en 1974) mais qui paradoxalement retourne dans le rang par son action. La voix-off à la fois candide et ironique valide cela et le « happy-end » est d’un réjouissant décalage. Pietro Germi avait encore beaucoup à dire, comme le prouve ce dernier film entre réinvention et variation.

Inédit en dvd français vu dans le cadre de la rétro consacré à Pietro Germi à la Cinémathèque française

lundi 21 octobre 2024

La Reine de Broadway - Cover Girl, Charles Vidor (1944)


 Danny McGuire (Gene Kelly) dirige une petite boîte de nuit à Brooklyn. Sa fiancée Rusty Parker (Rita Hayworth), l’une des danseuses de son spectacle, se présente à un concours qu’organise le magazine Vanity. Elle est aussitôt remarquée par le directeur John Coudair (Otto Kruger) qui la sélectionne et la rend célèbre du jour au lendemain.

Après son apparition remarquée dans Seuls les anges ont des ailes de Howard Hawks (1939), Rita Hayworth est repérée comme future grande star du studio par le parton de Columbia, Harry Cohn. Il va progressivement affiner la meilleure persona filmique possible pour elle, en la prêtant à d’autres studios pour des rôles marquants comme La Blonde framboise de Raoul Walsh (1941) pour Warner ou Arènes sanglantes de Rouben Mamoulian (1941) pour la Fox. Elle y développe sa figure de séductrice et de sex-symbol qui va s’épanouir au sein de Columbia tout d’abord dans la comédie musicale avec L'Amour vient en dansant de Sidney Lanfield (1941) et O toi ma charmante de William A. Seiter (1942) où son talent de danseuse (travaillé durant ses débuts scéniques à l’adolescence) fait merveille au côté de Fred Astaire.

La Reine de Broadway est le film dont le succès va définitivement faire d’elle une star, statut que renforcera Gilda (1946). Elle est désormais la vedette aux côtés d’un Gene Kelly pas encore à ce stade, mais ayant les honneurs d’un premier rôle et la charge des chorégraphies. L’histoire n’est guère palpitante, reposant sur le charme des acteurs et les quelques coups d’éclats de certains numéros musicaux. Il y a des parallèles amusant à faire entre Rita Hayworth et son personnage. 

En plus de ses rôles, la notoriété de l’actrice s’enflamma lorsqu’elle fit la couverture de la revue Life Magazine dans une mémorable photo la montrant sur son lit en déshabillé de satin et dentelle noirs : la déesse de l’amour était née. Rusty Parker (Rita Hayworth), modeste danseuse au sein du club dirigé par son petit ami Danny McGuire (Gene Kelly) va vivre le même genre de bouleversement en gagnant le concours du magazine Vanity avec une photo (plus chaste que le Life Magazine de la réalité) qui va la rendre célèbre et provoquer de nouvelles sollicitations.

Partagée entre son ambition et son amour/dévotion à Danny, Rusty est dès lors confronté à un cruel dilemme. De même Danny n’ose retenir son aimée de peur d’être un frein à sa carrière. Tout est assez rapidement limpide et le scénario étire artificiellement les hésitations de chacun, notamment par une intrigue en flashback autour de la grand-mère de Rusty (également jouée par Hayworth) qui fut en son temps dans une situation similaire. Pour tromper l’ennui, on appréciera la direction artistique impeccable, et un Gene Kelly qui le temps de l’extraordinaire numéro Alter-Ego Dance (où il est pourchassé par son reflet avant de danser à ses côté) annonce toutes les prouesses à venir de sa part au sein de MGM.

La firme au lion qui avait prêté Kelly à la Columbia va d’ailleurs, suite au succès de La Reine de Broadway, accorder plus d’attention à ce dernier qui bénéficiera de bien plus de marge de manœuvre dans ses projets suivants. Autre grand moment lorgnant sur Busby Berkeley, le morceau-titre Cover Girl jouant avec cette aura de couverture de magazine avec plusieurs danseuses et mannequin avant un final grandiloquent où Rita Hayworth endosse triomphalement le leadership dans une scénographie fabuleuse. Une œuvre pas désagréable sans pour autant être mémorable, mais très importante dans la carrière de ses participants - Columbia tentera d'ailleurs de réunir de nouveau le couple sur La Blonde ou la rousse de George Sidney (1957) mais MGM gardera désormais jalousement son joyau Gene Kelly.

Sorti en dvd zone 2 français et actuellement visible sur MyCanal dans le cadre d'un cycle Rita Hayworth

dimanche 20 octobre 2024

Les Biches - Claude Chabrol (1968)

Frédérique, riche bourgeoise parisienne oisive et insouciante, remarque un jour une jeune fille bohème, Why, qui dessine des biches à la craie sur le pont des Arts. Elle la séduit puis l'entraîne dans sa villa tropézienne. Elles y passent d'agréables moments, jusqu'au jour où Why tombe amoureuse d'un séduisant architecte, Paul Thomas. Frédérique, dans un accès de jalousie incontrôlable, décide alors de séduire Paul.

Les Biches est l'œuvre qui inaugure le cycle "pompidolien" de Claude Chabrol. Les prémices de ce jalon majeur de sa filmographie ont lieu en 1967 lorsqu'il va faire la rencontre du jeune producteur André Genovès. Les années précédentes avaient été assez chaotiques pour Claude Chabrol, entre insuccès commerciaux et commandes indignes de son talent (le diptyque d'espionnage parodique Le Tigre aime la chair fraîche (1964) et Le Tigre se parfume à la dynamite (1965), Marie-Chantal contre Dr Kha (1965) dans la même veine). Après une première collaboration avec André Genovès sur La Route de Corinthe (1967), l'association va s'officialiser, assurant une liberté créative et une sécurité financière à Chabrol (salarié et rémunéré par Genovès chaque mois pour l'ensemble de ses travaux d'écriture, préparation, tournage et postproduction sur chacun des films) qui va trouver un rythme de croisière et creuser une veine personnelle tout au long des treize films réalisés pour Genovès jusqu'à Nada (1975).

Bien que pure fiction, le film anticipe grandement des œuvres comme Violette Nozière (1978) et La Cérémonie (1995) inspirées de faits divers réels. Violette Nozière dépeindra un terrible parricide tandis que La Cérémonie revisité l'assassinat commis par les sœurs Papin, domestiques, sur leurs employeurs. Les Biches est une sorte de fusion avant l'heure des éléments de ces deux œuvres, traitant à la fois du ressentiment meurtrier envers des parents et/ou des employeurs bourgeois. La jeune bohème et vagabonde Why (Jacqueline Sassard) va en effet devenir la nouvelle tocade de la grande bourgeoise Frédérique (Stéphane Audran) qui l'emmène vivre avec elle dans sa villa tropézienne. Chabrol entretient une relative ambiguïté (tenant notamment sur la phonétique du titre qui prononcé lesbisch" en argot allemand signifie lesbienne) sur la possible relation lesbienne entre elles, la scène scellant leur lien le suggérant explicitement mais le reste du film l'évacue pour essentiellement traiter de l'emprise mentale et sociale de Frédérique sur Why. 

Les premiers moments de "l'idylle" à travers un montage guilleret sont contrebalancés par le score dissonant et inquiétant de Pierre Jansen laissant planer un climat de menace latente. L'élément perturbateur interviendra avec le séduisant architecte Paul (Jean-Louis Trintignant). Constatant l'attrait de celui-ci pour Why, Frédérique préempte le cœur de Paul en faisant jouer son rang social, notamment lorsqu'elle renvoie Why à son statut subalterne en lui demandant comme à une domestique de lui apporter une boisson durant une soirée chez elle. La candeur, l'inexpérience et effectivement cette infériorité sociale vont reléguer Why en arrière et tuer dans l'œuf le possible triangle amoureux quand le choix de Paul se fera pour son "égal", Frédérique. 

Passé la douleur de ce rejet amoureux, Why va intriguer pour faire partir les autres pique-assiettes de Frédérique et en garder l'exclusivité. Il s'instaure peu à peu un ménage à trois avec l'installation de Paul dans la villa. Le couple manifeste à Why une tendresse condescendante l'enfermant à son tour dans un statut de domestique, tandis qu'elle-même est confuse quant à la manière dont elle espère être traitée. Elle rêve d'être une alternative amoureuse plus jeune pour Paul par son mimétisme de l'allure et des manières de Frédérique, elle pense conserver les faveurs saphiques de Frédérique à travers quelques gestes de tendresse ambiguës. 

L'autorité douce et latente que le couple a sur elle reproduit une étrange manière de figure parentale aux yeux de la jeune femme, exclue des loisirs de Frédérique et Paul hors de la villa comme pourrait l'être une enfant mise de côté des sorties de ses parents. Chabrol navigue entre ces sentiments incertains et trouble par une atmosphère érotique parmi les plus explicites à ce stade de sa carrière. Stéphane Audran est filmée amoureusement par Chabrol dans toute sa sensualité lascive, totalement dévouée à séduire la figure de mâle qu'incarne Trintignant. 

Le réalisateur met en parallèle les ébats stylisés se déroulant dans leur chambre à coucher, avec l'écoute fébrile de ceux-ci par Why l'oreille collée à la porte. Elle est à la fois l'amante éconduite, la cinquième roue du carrosse, mais aussi la petite fille découvrant et épiant la vie sexuelle de ses parents. D'ailleurs au sex-appeal ravageur et "adulte" de Stéphane Audran, Chabrol oppose une caractérisation "enfantine" de Jacqueline Sassard pourtant déjà âgée de 28 ans. Alors que l'actrice avait été très tôt filmée comme un objet sexuel dans Guandalina de Alberto Lattuada (1957), elle est destituée de cette aura de séduction ici. Chabrol la restreint à des tenues en jean et basket, ou des ensembles masquant ses formes (à une scène en chemise de nuit près) ce qui participe à sa mise de côté, à la nature d'enfant qu'elle est supposée représenter aux yeux du couple. Cette infantilisation amoureuse est aussi sociale puisque dans une dynamique primaire et féodale des rapports patron/domestique, le dominant fait presque figure de parent pour son subalterne.

Ce n'est que dans les ultimes séquences que Why arbore une robe et allure féminine adulte, l'émancipation passant au propre comme au figuré par "tuer la mère". C'est du moins ce qu'elle se sent obligé de faire pour là aussi assumer un improbable croisement d'œdipe, de soumission patriarcale et sociale. Les niveaux de lecture sont multiples et fascinants dans un ensemble complexe, sensuel et vénéneux.

Sorti en dvd zone 2 français chez Opening
 

vendredi 18 octobre 2024

Valérie au pays des merveilles - Valerie A Týden Divů, Jaromil Jireš (1970)


 Agée de treize ans, orpheline, Valérie vit sagement avec sa grand-mère. Un mariage se prépare dans le village et on attend la visite de quelques missionnaires. Mais des événements étranges surviennent : un jeune homme, l'Aiglon, vole à Valérie ses boucles d'oreille. Et parmi les comédiens qui arrivent en ville, un personnage inquiétant, le Putois, semble très bien la connaître.

Jaromil Jires fut un des fers de lance de la Nouvelle Vague tchèque, son galop d’essai Le Premier Cri (1964) étant même considéré comme l’œuvre lançant le mouvement. Ses films suivants creuseront de nouveau le sillon d’ironie, de satire et de surréalisme typique de cette Nouvelle Vague tchèque, mais l’invasion russe marquant la fin du Printemps de Prague en 1968 viendra clore cette parenthèse enchantée de liberté artistique. Après l’ultime incartade que sera son troisième film, La Plaisanterie (1964), Jaromil Jires a le choix entre l’exil comme Milos Forman, ou rester sur place mais rentrer dans le rang. Il va décider de rester et Valérie au pays des merveilles, première production sous ce nouveau régime politique, va constituer un fascinant compromis.

Le film est adapté du roman Valérie ou la semaine des merveilles de Vítězslav Nezval publié en 1945 et constitue en quelque sorte le premier film gothique et d’horreur tchèque. Le cinéma des pays de l’est et plus particulièrement soviétique, versait dans un cinéma fantastique dont l’inspiration reposait beaucoup sur l’adaptation de contes traditionnels, et dont l’imagerie se voulait une réponse aux tentatives hollywoodiennes comme Le Magicien d’Oz (1939). Jires se démarque donc par la dimension plus explicitement horrifique de son film, tout en creusant le sillon allégorique et psychanalytique du conte traditionnel. L’ensemble du récit fonctionne en effet sur un double niveau de lecture, par le prisme de son héroïne adolescente Valérie (Jaroslava Schallerová).

Dès les premières scènes, le filmage de la jeune fille interpelle. Valérie, par la langueur de ses poses et les cadrages suggestive de Jires, est capturée dans une sensualité « adulte » contredite par les traits juvéniles de ses treize ans. Il y a une question de point de vue dans cette dichotomie, endossant le regard amoureux de Olrik (Petr Kopriva), jeune homme amoureux venu l’observer dans son sommeil, et celui de Valérie inconsciente de ses charmes féminins en germe. Ce schisme va se poursuivre tout au long du film dans une idée de transgression. 

C’est une transgression que Valérie subit en étant l’objet d’un désir incestueux (lorsque Olrik s’avérera être son frère), pédophile quand un missionnaire tentera de la violer, diabolique quand le Putois, créature monstrueuse avec laquelle elle entretient aussi des liens filiaux, cherchera ses faveurs intimes également. L’outrage que constitue la vision du religieux se fond l’idéologie communiste qui y voyait un opium bourgeois au peuple, et ne vaudra donc pas de soucis à Jires. Les autres éléments dérangeants obéissent à la logique de conte et de récit d’apprentissage.

Valérie désarçonne et révèle la face sombre du missionnaire venu l’agresser quand, après l’avoir repoussé, elle se laisse emporter dans une posture lascive et offerte. Chaque interaction de Valérie va obéir à cette ambiguïté, entre « séduction » et rejet, à la fois dans le langage corporel de l’héroïne et l’érotisme latent par lequel elle est filmée par Jires. Le réalisateur saisit dans un même geste trouble l’éveil au désir, à la sexualité de Valérie, tout en scrutant les dangers qui la guettent spécifiquement et au sens large les jeunes filles traversant cette transition. Le fait de faire jouer plusieurs personnages par un seul acteur ou actrice, les fait passer d’une scène à l’autre de parent à amant, de protecteur à tyran, d’humain à créature fantastique. Dans le même temps, Valérie découvre en observatrice cette dualité chez les adultes, le pendant propret et chaste de son environnement dissimulant les fantasmes les plus débridés, le désir le plus brûlant – la séquence où une procession religieuse défile à côté d’un couple en plein ébats.

Jires navigue ainsi entre plusieurs eaux, usant par exemple du motif vampirique pour faire ressentir par l’étreinte de la morsure la porosité des âges, des genres et des liens dans l’expression de ce désir. Le malaise provoqué par l’attirance des autres pour Valérie trouve son contrepoint dans la réceptivité fréquente de cette dernière. Cela se ressent notamment dans la nudité tour à tour volée à la jeune fille, ou décomplexée dans cette lascivité innocente. On sent bien que le film a été produit au moment charnière de la libération sexuelle, et ose certaines visions bien plus discutables désormais pour un spectateur contemporain. Néanmoins l’atmosphère vaporeuse et onirique, la teneur explicitement psychanalytique du propos, ainsi que le grotesque assumé de certains protagonistes/situations lèvent tout soupçon d’intention douteuse chez le réalisateur. Il en reste un objet inclassable et audacieux, belle illustration des émotions confuses du rêve et du conte. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Malavida