Pages

samedi 30 décembre 2023

L'Étrangleur - Lady of Burlesque, William A. Wellman (1943)


 Dixie Daisy est l’une des vedettes d’un spectacle burlesque dans un théâtre de Broadway transformé en music-hall. Lolita, une des actrices de la troupe, est retrouvée assassinée. Dixie est très vite soupçonnée à cause de la rivalité qui régnait entre les deux femmes. Mais d’autres crimes inexpliqués sont bientôt commis et Dixie veut mettre en place un piège pour démasquer l’assassin.

L'étrangleur est un plutôt habile mélange de whodunit et de film musical, adapté du roman The G-String Murders de Gypsy Rose Lee publié en 1941 - le titre anglais du livre étant la première victime des censeurs du Code Hays. L'argument criminel est traité à échelle égale, voire inférieure, de la partie musicale, et ce pour une bonne raison. Gypsy Rose Lee, autrice du roman est une véritable icône du monde du spectacle américain, lancée sur scène dès son plus jeune âge avec sa sœur l'actrice June Havoc par une mère abusive, et qui popularisa le spectacle burlesque ainsi que l'art du striptease auquel elle ajouta une dimension caustique et intellectuelle. Cette carrière tumultueuse sera immortalisée dans la comédie musicale de Broadway puis sa transposition cinématographique Gypsy (Mervyn LeRoy (1962)), tous deux adaptés de Gypsy: A Memoir, son autobiographie publiée en 1957.

Fort de ce passif, le film soigne particulièrement les séquences scéniques et les coulisses de ce théâtre de Broadway, passé de l'opéra au music-hall par intérêt économique. Les scènes de spectacle, les chorégraphies, le soin apporté aux costumes (conçus par Edith Head) et même le côté sophistiqué/coquin (dans la mesure de ce que pouvait permettre le code Hays) bénéficient d'une volonté de réalisme certain, mais toujours gentiment facétieux notamment dans le jeu avec le public. Pour les coulisses on oscille entre le ton badin et enlevé de la screwball comedy, dans la lignée des films de Busby Berkeley des années 30 avec le "couple" vachard constitué par Barbara Stanwyck et Michael O'Shea, et la foire d'empoigne teintée de rivalités sourdes entre danseuses. 

La solidarité se dispute à la mesquinerie, mais on sent un vrai besoin d'authenticité notamment dans la caractérisation de Dixie (Barbara Stanwyck), ses doutes, ses ambitions et un passif que l'on devine difficile, le personnage se voulant un double fictionnel de Gypsy Rose Lee. La partie criminelle avec cet étrangleur décimant les danseuses de la troupe fonctionne ainsi moins sur la tension et le suspense que sur tout le cadre tendre, concurrentiel et scandaleux (les descentes de police sont légion) que William A. Wellman a pris le temps de nous exposer, y compris les protagonistes masculins louches gravitant autour des danseuses. 

Les scènes d'interrogatoires ou de découverte de cadavre manque un peu du piquant du thriller et s'avèrent assez conventionnels, mais l'identité et les motivations du coupable vont faire habilement le lien avec la vision non-»noble» et vulgaire que les rétrogrades associent au spectacle burlesque. Une œuvre très plaisante dans son mélange des genres et portée par la prestation pleine de panache de Barbara Stanwyck.

Sorti en dvd zone 2 français chez Arus

mercredi 27 décembre 2023

Jungle Fever - Spike Lee (1991)


 Flipper Purify est un architecte brillant dont la vie n'est que réussite. Il est un homme marié et comblé. Lorsqu'il rencontre Angela, sa nouvelle secrétaire intérimaire, sa vie bascule. Il tombe amoureux et entretient une liaison. Son amour se heurte aux différences sociales et au racisme : il est noir, elle est blanche, leur union est des plus compliquées pour leur entourage...

Cinquième film de Spike Lee, Jungle Fever est une photographie des clivages raciaux d’alors au Etats-Unis, sous un angle jusque-là peu traité dans le cinéma américain à savoir la romance mixte. Les unions mixtes furent interdites au Etats-Unis jusqu’en 1967, mais le cinéma s’intéressa au sujet bien plus tôt. Des mélodrames comme L’Héritage de la chair (1949) d’Elia Kazan, Cœurs Insondables (1951) de Robert Stevenson ou Mirage de la vie de Douglas Sirk (1959) s’y risquèrent, mais avec l’hypocrisie en coulisse d’engager des actrices blanches pour interpréter des femmes noires.

Le tabou n’était d’ailleurs accepté que dans cette dynamique femme noir/homme blanc, comme une réminiscence implicite de l’époque de l’esclavage. En effet, les maîtres blancs ne se gênaient pas pour disposer des « négresses » à leur gout, tandis que la possibilité qu’une femme blanche puisse avoir une relation avec un noir était considéré comme une souillure - élément brillamment abordé dans le sidérant Mandingo de Richard Fleischer (1975). Même une œuvre progressiste comme Devine qui vient dîner de Stanley Kramer (1967) n’autorisait qu’un timide baiser à son couple, et les couples mixtes étaient à la marge du sous-genre de la Blaxploitation dans les années 70.

Il y a clairement des relents de tous ces tabous dans le postulat de Jungle Fever. Dès son générique où les noms apparaissent sous forme de panneaux de signalisation, les clivages raciaux fonctionnent aussi selon une dimension géographique. Le héros Flipper (Wesley Snipes) et sa famille habite dans le quartier de Striver’s Row à New-York, cadre abritant la classe moyenne afro-américaine naissante. Angie (Annabella Sciorra) vit quant à elle dans la partie italo-américaine du quartier populaire de Bensonhurst. Le seul espace où ils sont susceptibles de se croiser est le cadre du travail, un cabinet d’architecte, qui constitue à leur échelle le symbole d’une certaine ascension sociale (il est architecte et elle est secrétaire).

Spike Lee les montre volontairement (Flipper et son militantisme noir latent dans l’engagement de sa secrétaire) ou contraint (Angie forcée de cuisiner pour les hommes de sa famille en rentrant du travail) comme fermement ancrés dans leurs communautés respectives, et dessine quelques personnages satellites subissant sous une autre forme cet environnement sociogéographique. Gator (Samuel L. Jackson) frère ainé toxicomane de Flipper, représente un des maux majeurs des afro-américains dans les années 80, et sous la bourgeoisie noire naissante délimite la frontière du quartier menant vers les ghettos toujours bien existants où végètent les exclus (sordide incursion dans un squat de crack). Paulie (John Turturro), petit ami d’Angie, est quant à lui un garçon sensible et éduqué qui dénote face au machisme latent du mâle italien dont il subit les railleries.

Loin des regards biaisant forcément leur comportement, Flipper et Angie le temps de quelques soirées d’heures supplémentaires ensemble finissent par développer une complicité et attirance (le changement d'atmosphère, le cocon s'illustrant par le halo de la photo d'Ernest R. Dickerson) qui va mener à une aventure. Le simple drame adultère possible conduit ainsi à une véritable photographie du racisme et des préjugés toujours bien vivaces. S’il reste à ce principe révoltant de souillure et d’impureté pour la femme blanche dans la réaction violente et primaire de l’entourage « prolo » d’Angie, la description du racisme noir est encore plus intéressante. Drew (Lonette McKee), l’épouse de Flipper sans plus révoltée par le fait que la tromperie ait eut lieu avec une femme blanche plutôt que l’acte en lui-même. 

Spike Lee montre une discussion féminine crue et triviale durant laquelle ce débat a lieu, la souillure versant féminin étant à la fois économique (les hommes noirs qui réussissent choisissant une blanche plutôt qu’une femme de leur communauté) et étonnamment proche des critères primaires des racistes blancs (les femmes blanches lorgnant les noirs pour leur supposée virilité exacerbée). Spike Lee manie avec brio des concepts naissant que l’on ne verra creusés avec une même causticité que bien plus tard dans le Get Out de Jordan Peel (2017), tout en remettant en question aussi l’idéal d’une certaine fierté noire avec le père religieux, obtus et rigoriste de Flipper incarné par Ossie Davis.

Le constat s’avère en définitive assez désabusé puisque Spike Lee refuse à la romance naissante de Flipper et Angie de réellement se concrétiser. On peut ainsi se demander si la conclusion amère repose sur une opinion (chacun doit rester à sa place dans sa communauté) ou une vision lucide des possibilités de pareille relation à l’époque. Le message est ambigu mais une scène cruciale permet sans doute de clarifier où se situe Spike Lee. Revenant de dîner, Angie et Flipper chahutent dans la rue et l’improbabilité qu’ils soient en couple incite le voisinage à alerter la police pour agression. La séquence est choquante dans la forme par le chaos et l’urgence de la mise en scène de Lee jurant avec l’élégance posée du reste du film, et dans le fond puisque Flipper ne connaissant que trop bien ces situations se rabaissent et nie être en couple avec Angie quand celle-ci va violemment invectiver les agents. Le fossé de leur vécu s’avère insurmontable à ce moment-là particulièrement, pour Flipper bien plus craintif, car risquant sa vie en plus du "déshonneur" (Spike Lee s'inspire du fait divers qui vit  en 1989 Yusuf Hawkins, adolescent de 16 ans lynché pour avoir été soupçonné d'une aventure avec une italo-américaine), à défier son monde. C’est donc dans les figures satellites qu’il faut chercher l’espoir avec le beau personnage de Paulie que les évènements auront incités à prendre courage face à son milieu. Une œuvre passionnante qui sera un des grands succès critiques et commerciaux de Spike Lee, avant le geste plus radical de Malcolm X (1993).

Sorti en bluray et dvd français chez Elephant Films

mardi 26 décembre 2023

Dingo - Rolf de Heer (1991)


 Janvier 1969, un boeing 737 atterrit dans une petite ville perdue du bush australien. A bord de l'avion, le célèbre trompettiste de jazz Billy Cross voyage avec son orchestre. Les habitants se précipitent, dont John "Dingo", douze ans. Les musiciens s'installent sur la piste et soudain la musique éclate : Billy Cross joue pour le village. Toute sa vie, John n'aura qu'une envie, jouer avec son idole...

Dingo est un film qui peut parfois être uniquement considéré comme celui de la quasi (à un épisode de la série Miami Vice près) seule expérience d’acteur de la légende du jazz Miles Davis. Si sa présence et son charisme marquent le film de son empreinte durant son temps à l’écran, la valeur du film est bien plus grande, d’autant que Miles Davis n’était pas le choix initial. Dingo est un projet en grande partie porté par son scénariste Marc Rosenberg, marqué par le souvenir d’un tournage où un technicien affirmait que son plus grand rêve aurait été d’être musicien dans un groupe et donner des concerts autour du monde. Cela lui inspirera un script qui lui prendra de longues années à finaliser (il envisage d’abord la batterie comme instrument au centre de l’intrigue) et financer, le tout se débloquant lorsque son ami Rolf de Heer endosse la casquette de réalisateur – alors qu’il le souhaitait initialement comme producteur. Sammy Davis jr est le premier choix pour le personnage de Billy Cross, mais déjà très malade il doit renoncer, ce qui reportera l’attention sur Miles Davis. Même si Sammy Davis Jr avait un talent et une expérience d’acteur plus accomplie, il est indéniable que le magnétisme taiseux de Miles Davis apporte une dimension supplémentaire au film.

Dingo est un étonnant mélange de réalisme et de féérie, une sorte d’appel à l’aventure dans un contexte rêvé et normal. La scène d’ouverture faisant naître la passion du jeune John (Colin Friels) pour la trompette nous transporte d’emblée dans ce paradoxe. Il y a d’abord la force de visions inédites entérinant ce sacerdoce musical avec John adulte jouant de son instrument face au panorama de l’outback australien, puis laissant les souvenirs affluer au rythme flottant de ses notes. Durant son enfance, il fut arraché à sa normalité par l’apparition surréaliste de la star du jazz Billy Cross dans son village, contraint d’effectuer un atterrissage forcé. L’arrivée improbable d’un Boeing dans ce cadre désertique, l’excentricité de Cross et ses musiciens face aux autochtones, et la fascination exercée sur le garçonnet sont capturés avec une emphase magique. Et lorsque Billy Cross et son orchestre décident d’improviser un concert pour les locaux, Rolf de Heer suspend littéralement le temps et l’espace pour nous faire ressentir l’impact du moment sur John, et l’invitation de Billy Cross de le rejoindre à Paris à l’occasion.

Le moment imprègne suffisamment John pour que marié et père de famille, il caresse encore le rêve de retrouver son idole. En attendant, il a appris à jouer de la trompette mais son public oscille entre la faune du bush australien lors de ses improvisations, et la salle dansante locale. L’espérance envisagée dans ce rêve le fait végéter dans un entre-deux fait de jobs laborieux, de quotidien difficile, et d’un refus de s’engager dans un métier plus lucratif mais dont la nature concrète l’éloignerait définitivement de son aspiration artistique. Cette impasse n’est cependant pas symbolisée par le cadre de l’outback australien, qu’on a l’habitude au cinéma de voir représenté sous des jours mystérieux, menaçant, inquiétants et arides dans des classiques comme Walkabout de Nicolas Roeg (1971), Wake in Fright de Ted Kotchef (1971), Pique-nique à Hanging Rock de Peter Weir (1975) ou encore Road Games de Richard Franklin (1981).

Rolf de Heer veut justement se détacher de cette imagerie et le choix du directeur photo français Denis Lenoir y contribue, puisque ce dernier dénué de ce passif local est au contraire envouté par les lieux. Dès lors un onirisme hypnotique se dégage des instants où John s’isole, laisse divaguer son esprit et son inspiration lorsqu’il fait sonner son instrument sous ces ciels irréels, cet horizon sans fin tutoyant parfois le réalisme magique. Il y a un formidable travail de montage visuel et sonore pour traduire ce sentiment de vase communicant, les échos formels se conjuguant aux échos sonores quand John et Billy Cross dans des lieux et niveau de réalité différents se suivent et s’accompagnent par leurs envolées de trompettes.

La menace de « rentrer dans le rang » s’incarne plutôt à travers l’ami d’enfance Peter (Joe Petruzzi) qui est la manifestation de toute la réussite matérielle qui importe aux yeux des autres, et peut-être à ceux de son épouse Jane (Helen Buday) qui l’observe depuis si longtemps caresser un rêve impossible. Alors qu’il vit dans l’attente depuis des années, c’est quand la menace de tout perdre se fait la plus grande que John décide enfin d’aller tenter secrètement sa chance. La première partie du film avait habilement joué du contraste entre l’urbanité parisienne et l’outback australien, presque comme deux planètes différentes. Cependant en gagnant Paris, John a emmené sa candeur et la conviction de son rêve avec lui, et aucun obstacle ne saura le bloquer. Une des grandes qualités du script de Marc Rosenberg est de se délester de toute facilité dramaturgique forcée et hollywoodienne. Ce ne sont pas les (rares) difficultés de John à rencontrer Billy Cross qui importent, mais la leçon qu’il pourra tirer de leurs quelques instants ensembles. Ce n’est pas l’expérience des clubs de jazz parisien qui fera de John un musicien accompli et un artiste, puisque cette mue a déjà eu lieu lors de son apprentissage solidaire dans son environnement local et a construit sa singularité. 

On le ressentait implicitement dans les premières scènes où en traquant le « Dingo » (sorte de coyote spécifiques au bush australien) il se cherchait aussi lui-même, on l’entend lors de la superbe scène de concert improvisé dans laquelle la trompette de John réinterprète les aboiements des dingos (parti-pris explicite de la bande-originale de Michel Legrand et Miles Davis), et Cross l’explicite à notre héros en lui disant que ce qu’il recherche est sans doute déjà chez lui. Un atout assez paradoxal est que Rolf de Heer n’était pas spécialement friand de jazz, ce qui évite au film d’être réservé aux initiés de ce genre musical. Au contraire, l’approche émotionnelle et sensorielle confère à l’ensemble une universalité qui permet à l’implication du spectateur (grâce à la prestation habitée et attachante de Colin Friels) d’évoluer vers un attrait et une appréciation de la musique, un beau tour de force.

Sorti en bluray français chez Intersections

dimanche 24 décembre 2023

Lawrence d'Arabie - Lawrence of Arabia, David Lean (1962)

 Pendant la Première Guerre mondiale, Thomas Edward Lawrence est lieutenant de la British Army. Il est réputé pour son attitude extravagante. Malgré l'opposition du général Archibald Murray, M. DrydenN 1 du Bureau arabe l'envoie auprès du chérif arabe Fayçal ibn Hussein qui se révolte contre les Turcs de l'Empire ottoman. Malgré l'avis du colonel Brighton, Lawrence va se prendre au « jeu » de cette révolte arabe, notamment après la marquante bataille d'Aqaba en 1917. Il commence à intéresser les médias et devient peu à peu une légende dans les rangs arabes.

Le succès public et critique de Le Pont de la rivière Kwaï (1957) amorce l’ère du gigantisme, de la fresque historique et romanesque pour tous les films à venir de David Lean. Lawrence d’Arabie, portrait à la fois épique et intimiste de T.E. Lawrence, confirme ce virage et demeure le film le plus célébré du réalisateur. T. E. Lawrence passa à la postérité pour ses hauts faits durant la grande révolte arabe de 1916-1918 où, agent de liaison britannique, il se lia aux différentes tribus et adopta leurs mœurs tout en étant partie prenante stratégique et sur le front des différentes batailles contre l’empire Ottoman turc. Devenu une véritable figure médiatique grâce aux reportages hagiographiques que lui consacrèrent les journalistes américains, Lawrence rédigea (d’abord sous une forme abrégée, une plus complète étant destinée à sortir 50 ans après sa mort) ses exploits et sa pensée dans Les Sept Piliers de la sagesse, grand succès littéraire à sa sortie. 

Le cinéma s’intéresse très tôt à son destin, et ce du vivant même de Lawrence puisque le producteur Alexandre Korda (dans sa démarche de produire des fictions autour des grandes figures et exploits britanniques) le sollicite en vue de produire une biographie lui étant dédiée, mais se heurte au refus de l’intéressé. Korda tente de relancer le projet après la mort de Lawrence (en 1935), mais sera cette fois bloqué par le contexte politique puisqu’à la fin des années 30 la Turquie est un possible allié des Anglais pour la Deuxième Guerre Mondiale et rend donc difficile l’évocation nécessaire de l’empire Ottoman. Il faudra la fin des années 50 et un partenariat entre le producteur Sam Spiegel et le studio Columbia pour que le projet aboutisse, le ticket gagnant de Le Pont de la rivière Kwaï étant reconstitué lorsqu’ils convaincront David Lean d’accepter le projet. Ce dernier a désormais l’expérience d’un tournage rugueux et à grande logistique, ainsi que la vision pour porter le projet au plus haut niveau artistique. 

L’introduction sur la mort accidentelle de Lawrence (Peter O'Toole) puis les témoignages contrastés au sortir de son enterrement sèment le trouble sur sa personnalité. Végétant dans des besognes fastidieuses au Caire, il nous apparaît comme un excentrique s’insérant difficilement dans la discipline de l’armée. Sa connaissance du monde arabe va cependant lui permettre d’obtenir une mission « d’observation » qui lui servira de marchepied pour nourrir son tempérament rêveur. David Lean endosse pleinement dans la première partie tout le registre épique et mythologique visant à magnifier le geste de Lawrence. La célèbre transition passant de l’extinction du feu d’une allumette au lever du soleil au cœur du désert nous fait basculer de la réalité terne à un monde fantasmé et de tous les possibles. Le thème de Maurice Jarre éclate dans toute sa splendeur et les visions se font grandioses, avec ce plan d’ensemble où les silhouettes de Lawrence et son guide avancent à dos de dromadaire dans un panorama monumental. La rencontre avec les alliés relève presque du conte dans la sidération ressentie par les idées formelles de Lean (Cherif (Omar Sharif) surgissant lentement du fin fond de l’horizon désertique), ou du pur récit picaresque par la caractérisation pittoresque et attachante de Aouda Abou Tayi (Anthony Quinn à l’interprétation fantasque). 

La figure de Lawrence dessine progressivement les contours du héros, de l’élu et du prophète apte à concentrer les intérêts de chaque camp et à rassembler sur son nom les plus démunis à qui il offre un glorieux idéal. David Lean passe tout d’abord par la pure « anglicité » du personnage, dépourvu cependant d’esprit colonial. Lorsqu’il décide de trouver seul son chemin dans le désert après le meurtre de son guide, il fait confiance à ses aptitudes d’occidental symbolisées par sa boussole, et c’est en entonnant un chant paillard anglais renvoyé par l’écho d’un canyon qu’il retrouve les troupes en déroute du prince Fayçal ibn Hussein (Alec Guinness). C’est une méditation solitaire puis une épiphanie quasi religieuse dans le désert qui lui donne l’idée de l’attaque du port stratégique d’Aqaba. Même traitée en partie sous forme d’humour, le fait que les deux petites frappes Farraj (Michel Ray) et Daoud (John Dimech) renoncent à le dépouiller dans ce moment puis décident de le suivre participe à cette édification du mythe. Les dialogues confèrent ensuite à notre héros la ruse d’un Ulysse pour convaincre le cynique Aouda, et l’aura conjuguée du prophète et du messie conscient de sa destinée lorsqu’il retournera seul sauver un compagnon dans le désert. Tout cela contribue à le transformer dans l’habit, le port et l’impact sur autrui en Lawrence d’Arabie, être prescient et presque divin apte à rassembler sous son seul nom.

La bascule se fait notamment par l’adoption de l’habit des bédouins. Dans la réalité l’intérêt de Lawrence pour le monde arabe lui fit avant même sa carrière militaire (il eut entre autres une carrière d’archéologue) connaître et adopter les mœurs du monde arabe, ce qui sera un atout au moment de ses exploits. Mais la construction subtile et évocatrice de Lean nous fait ressentir cela sans appuyer, et porte en germe tout ce qui perdra par la suite Lawrence. Peter O'Toole n’interprète pas du tout son personnage sur un registre imposant et viril, mais plutôt dans une incarnation habitée et mystique, accentuée par le contraste de son physique caucasien (cette blondeur et ces yeux bleus si frappants) et la présence immaculée de son habit blanc de bédouin. Il y a un narcissisme latent ressenti dans certaines situations et dialogues, comme lorsqu’il se compare à Moïse avant de traverser le Sinaï. Il y a une indéniable dimension gay dans la préciosité du jeu de Peter O’Toole, ce penchant refoulé se conjuguant à sa grandeur naissante et y jetant le trouble. Cela se ressent notamment à travers le personnage de Cherif, violemment hostile tout d’abord puis empreint d’une admiration, d’une amitié et peut-être plus souligné dans des situations ambiguës et la sensibilité du jeu d’Omar Sharif (qui préfigure son incarnation magnifique du Docteur Jivago (1965).

En prenant au pied de la lettre l’idolâtrie dont il fait l’objet, Lawrence laisse de plus en plus visible cette part de refoulé. David Lean met habilement en parallèle ces deux facettes. Aux sautillements de ballerine sur le toit d’un train qu’il vient d’attaquer succède pour Lawrence le regard de défi envers un homme échouant à l’assassiner d’un coup de revolver. Notre héros se trouve exposé par ce possible penchant de plus en plus visible et son sentiment de toute puissance, ce qui le conduira à tomber enfin lorsqu’il sera emprisonné et subira les sévices des Turques dans une pure séquence masochiste. La seconde partie offre ainsi une lente déconstruction de toute la légende construite au départ. Lawrence est rattrapé par sa propre humanité, la peur et sa conscience d’être un homme ordinaire. C’est en s’extrayant des enjeux géopolitiques qu’il a construit son mythe et convaincu les foules, c’est en laissant le contexte et les décideurs reprendre leurs droits qu’il redescend de son piédestal. 

Les frères d’armes bédouins ne le suivent que quand leur intérêt matériel est en jeu, les politiques arabes comme anglaise se retirent une fois que Lawrence à avancé pour eux leur pion, et les suiveurs les plus fidèles décèdent de façon tragique dans un douloureux retour à la réalité. La beauté du geste glorieux laisse place à la sanglante et sans panache prise de Damas. Dans les années qui suivirent ses exploits, Lawrence n’eut de cesse que d’enterrer son mythe, endossant des pseudos (J.H. Ross, Shaw)  lors d’autres missions assignées par l’armée, et s’engageant dans des domaines très éloignés de ses compétences connues (le sauvetage aérien par exemple) comme pour fuir l’alter-ego écrasant qu’il s’était façonné. David Lean sème quelques pistes tout au long du film (le couple illégitime de ses parents faisant de son nom un poids, cette possible homosexualité refoulée) sans jamais rien affirmer et rend par ce choix Lawrence d’autant plus fascinant et opaque. Il fallait bien près de quatre heures pour capturer tous les pans de la personnalité de cet homme insaisissable, David Lean offrant là une fresque dont le souffle s’avère toujours aussi puissant, dans son film le plus admiré. 

Sorti en bluray français chez Sony

vendredi 22 décembre 2023

La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar - The Wonderful Story of Henry Sugar, Wes Anderson (2023)


 Henry Sugar est un homme riche qui a un penchant pour le jeu. Un jour, il lit le rapport d'un médecin qui décrit un étrange patient originaire d'Inde, capable de voir malgré le fait que ses yeux soient cousus. Depuis, l'homme aurait développé des étranges capacités pour réaliser un numéro incroyablement lucratif dans un cirque. Henry découvre la méthode par laquelle les médecins ont "retiré" la vue à cet homme...

La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar voit Wes Anderson revenir à l’univers de l’écrivain anglais Roald Dahl, quatorze ans après l’extraordinaire Fantastic Mister Fox (2009), premier essai dans l’animation et véritable œuvre du renouveau dans l’inspiration du réalisateur. Il s’agit d’un moyen-métrage s’inscrivant dans un ensemble de quatre autres adaptations de Roald Dahl pour la plateforme Netflix puisque The Swan, Ratcatcher et Venin sortent simultanément mais sous une durée plus ramassée de dix-sept minutes quand La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar en fait quarante. Le format court est un exercice fondamental pour Wes Anderson, constituant avec la première mouture de Bottle Rocket (1996) un brouillon prometteur de son œuvre à venir, et avec Hotel Chevalier (2007), une prémisse enchanteresse et finalement bien plus réussie de sa suite en long-métrage À bord du Darjeeling Limited (2007).

Plus globalement, on ressent ce plaisir de « l’historiette » dans ses long-métrages à travers les apartés stylisés servant à caractériser les personnages dans immédiateté et efficacité narrative où l’esthétique et le sens du détail du réalisateur font mouche – l’enfance et la gloire déchue des héros de La Famille Tennenbaum (2003). Wes Anderson tournait aussi autour de l’idée dans certains passages de Moonrise Kingdom (2012) ou The Grand Budapest Hotel (2014) où certaines séquences pouvaient exister de manière presque indépendante. Le pas fut franchi avec l’excellent The French Dispatch (2021) dans lequel mélancolie, rires et larmes s’harmonisaient dans les trois récits captivants et inventifs.

La Merveilleuse Histoire de Henry Sugar est très habile pour marier l’art littéraire de Roald Dahl et la narration de Wes Anderson. Le réalisateur met littéralement en scène l’auteur (joué par Ralph Fiennes) qui va se faire le témoin d’un destin individuel, celui du nanti et oisif Henry Sugar (Benedict Cumberbatch) qui va à son tour par la lecture d’un livre nous introduire un troisième narrateur, Dr Z.Z. Chatterjee (Dev Patel) nous narrant sa rencontre extraordinaire avec un Yogi (Richard Ayoade) aux facultés surnaturelles. Les récits enchâssés sont une approche typique de Wes Anderson (sublimée dans The Grand Budapest Hotel) dont la connexion s’avère thématique, formelle et ludique. Il y a dans la logorrhée et le déluge d’informations débitée par les trois protagonistes de quoi nous perdre, mais cette destruction du quatrième mur et narration complice avec le spectateur vient aussi de l’écriture de Roald Dahl qui, dans ses nouvelles (la nouvelle L’Auto-stoppeur par exemple) nous tenait ainsi par son bagout sans que l’on sache exactement où il voulait nous emmener.

Wes Anderson procède de la même façon et son esthétique travaillée est une sorte de matérialisation du genre de projection mentale que peut se faire un lecteur lorsqu’il parcourt ce type de récit foisonnant. La voix-off nous noyant de détails trouve son contrepoint par une expression limpide des transitions (le panoramique nous faisant passer de Roald Dahl à Henry Sugar se morfondant d’ennui un week-end pluvieux à la campagne), des décors pliés à la psyché des personnages (la composition de plan isolant et écrasant Henry dans la bibliothèque pour souligner sa futilité) et les idées folles pour introduire la dimension magique et psychédélique à venir (les arrière-plans bariolés où se construisent tels des jeux d’enfants les éléments du décor suivant). Les trois niveaux de récits définissent la perception d’un rapporteur (Roald Dahl), d’un spectateur (Henry Sugar), d’un témoin (Dr Z.Z. Chatterjee) et enfin d’un héros (le Yogi) qui expriment tout le spectre d’émotion et d’impact que peut avoir une histoire vue, lue et vécue par la grâce d’un conteur. 

En partant d’un point A surchargé dont il a le secret, Wes Anderson nous noie faussement pour au contraire dévoiler une leçon limpide, la façon dont le poids de la fiction et l’imaginaire peut nous faire évoluer en tant qu’individu. Le Yogi voit dans son don acquit un intérêt matériel avant d’en faire un art du spectacle, le Dr Z.Z. Chatterjee une possibilité de gloire scientifique qui finalement deviendra une expérience humaine, Henry Sugar un moyen de s’enrichir avant de trouver la sagesse et se mettre enfin au service des autres, et enfin Roald Dahl y trouvant un récit à sensation dont il va en définitive faire une leçon de vie. Wes Anderson condense finement en quarante minutes ce qui faisait la réussite de The French Dispatch, faux exercice de style et grande œuvre désenchantée. Une grande réussite de plus pour Wes Anderson. 

Disponible sur Netflix avec les trois autres courts adaptés de Roald Dahl

mardi 19 décembre 2023

Tsui Hark, la théorie du chaos - Arnaud Lanuque

 L’ouvrage d’Arnaud Lanuque vient enfin réparer une anomalie de l’édition cinéphile française, en étant le premier consacré à Tsui Hark dans la langue de Molière. On le doit à Arnaud Lanuque, spécialiste du cinéma hongkongais et chinois qui avait déjà signé un ouvrage de référence avec Police vs Syndicat du crime consacré au polar hongkongais, et que l’on retrouve régulièrement sur différents médias (youtube, bonus vidéo) pour présenter artistes et œuvres méconnues du cinéma hongkongais d’hier et d’aujourd’hui. Tsui Hark, la théorie du chaos est la somme d’années de visionnages, documentation, recoupements et entretiens avec Tsui Hark et une part énorme des différents collaborateurs l’ayant côtoyé tout au long de sa tumultueuse carrière. Le résultat est aussi captivant que foisonnant, et si l’aspect informatif et témoignages prime sur l’analyse cinématographique pure, celle-ci est néanmoins bien présente et permet à l’auteur d’exprimer plusieurs opinions tranchées – les réserves sur l’illustration virevoltante et fantaisiste du kung-fu dans Il était une fois en Chine (1991) et ses suites – ainsi que son net penchant pour la filmographie des années 80/90 du réalisateur plutôt que ses œuvres de la période plus récente.

 Hormis l’introduction sur l’enfance et les études de Tsui Hark, fondamentales pour comprendre la suite - naissance au Vietnam de parents chinois, ce qui renforce à la fois son attachement et sens critique envers la Chine, l’importance de sa compagne Nansun Shi dans tous ses accomplissements – l’ouvrage s’attache à scruter la personnalité de Tsui Hark dans le contexte de travail et création en suivant de manière chronologique toute sa filmographie. Chaque œuvre sera décortiquée dans tous les pans de sa création allant du développement, l’écriture, la production, en passant par son accueil au box-office hongkongais.

Un produit puis un moteur de son époque

Le livre se veut, par le prisme de Tsui Hark, une illustration à la fois de la production cinématographique, mais aussi de la mentalité hongkongaise avant, pendant et après la rétrocession à la Chine en 1997. Tsui Hark se distingue ainsi à ses débuts, non pas par son parcours assez semblable aux autres ténors de la Nouvelle Vague hongkongaise (Ann Hui, Patrick Tam, Yim Ho…) -avec des études à l’étranger, des débuts à la télévision, une volonté de revisiter les genres – mais bien par une ébullition créative et un sens formel qui le fait repérer dès ses travaux télévisés à la TVB. C’est dans ce contexte qu’il a l’opportunité de se lancer avec Butterfly Murders (1979), tentative de wu xia pian à mystère dans une esthétique plus réaliste. Arnaud Lanuque dépeint le contexte de production chaotique qui sera sa marque de fabrique, et le va-et-vient entre innovations encore incomprises et tentative de s’inscrire dans une approche populaire qui marqueront ses premières années de réalisateur – L’Enfer des armes (1980), Zu, les guerriers de la montagne magique (1983). L’auteur évoque le contexte cinématographique local, ses forces en présence dont la compagnie Cinema City dans laquelle Tsui Hark fait ses armes dans des œuvres mineures (All the Wrong Clues (1983), Mad mission 3 (1984)) mais marquées d’éléments fondamentaux pour la suite comme son goût pour la comédie. C’est une manière d’observer le mode de production collégial et impersonnel d’un certain cinéma populaire, et ce qu’en retiendra  (la multiplication des équipes de tournage, le comique cantonais à gros trait de certains films) ou rejettera (le choix de l’originalité, le processus soumis à sa seule vision par opposition) lors de la création de sa société Film Workshop.

Arnaud Lanuque montre comment le réalisateur parvient tour à tour à s’imprégner de l’environnement local et plus globalement cinématographique pour capturer et orienter le goût du public, mais aussi initier les modes en se nourrissant de ses expériences. On est ainsi marqué par le fait que son attrait des personnages féminins fort lui vienne de la rancœur de Sylvia Chang quant à sa désinvolture initiale sur ce point dans Shanghai Blues (1984), ou que la force de l’amitié irriguant Le Syndicat du crime de John Woo (1986) vienne de la volonté de ce dernier à traduire justement le lien profond l’unissant à Tsui Hark.

Producteur et tyran de génie

Un des aspects les plus captivant du livre et la description en profondeur de toutes les réalisations et productions de Tsui Hark durant l’âge d’or des années 80 et 90. On connaissait sa réputation de producteur interventionniste, la vérité s’avère encore pire. Il est coréalisateur à des degré divers d’un pan majoritaire des films produits par la Film Workshop durant cette période, et après avoir voulu en faire un espace de liberté pour les créateurs au début, devient un producteur omnipotent dont il s’agit de suivre toutes les directives. L’auteur recueille une somme considérable de témoignages sans langue de bois qui soulignent le comportement discutable voire détestable de Tsui Hark (reconnu par l’intéressé avec le recul), tout en reconnaissant que presque toutes ses intrusions tiraient systématiquement les films vers le haut – les exemples des productions dantesques de The Big Heat (1988), Swordsman (1991) et ses suites, King of Chess (1991), mais aussi les collaborateurs stimulés, puisque certains ne seront jamais aussi bons qu’au sein de son giron autoritaire – Ching Siu Tung à la carrière anecdotique hors Film Workshop et constamment ramené à Tsui Hark.

On est impressionné par la flamme animant Tsui Hark à cette époque qui, tout en mettant « officiellement » entre parenthèse sa carrière de réalisateur, s’avère le maître d’œuvre de plusieurs bouleversements majeurs du cinéma hongkongais : le polar héroïque des années 80, la romance fantasy de Histoires de fantômes chinois (1987), le néo wu xia pian du début des années 90 grâce à Swordsman 2 (1992).

 Défenseur et critique de l’identité chinoise

Adolescent et jeune adulte dans le Hong Kong agité des années 60 (les émeutes de 1967), Tsui Hark nourrit un idéal et fantasme à la fois social, culturel et plus spécifiquement cinématographique de l’identité chinoise. Militant politique et défenseur du régime chinois durant ses années d’études aux Etats-Unis, il finit par être rattrapé par la réalité de celui-ci quand les évènements et informations filtrantes viennent contredire cette Chine rêvée. Le blason en est donc redoré en revisitant le patrimoine culturel sous un jour folklorique et cinéphile en adaptant des contes traditionnels (Green Snake (1993), The Lovers (1994)) ou en redéfinissant ses grands héros comme Wong Fei Hung dans la saga Il était une fois en Chine. Arnaud Lanuque explique bien comment certains drames imprègnent son regard critique, notamment dans le compte à rebours fébrile menant à la rétrocession. Histoires de fantômes chinois 2 (1989) est marqué par les évènements de la Place de Tian An Men, toute la saga Il était une fois en Chine oscille entre la méfiance des occidentaux et la nécessité d’une ouverture de la Chine à l’extérieur. La manière de réinventer, sublimer, parfois pervertir les récits et genres traditionnels correspond à cette ambivalence de Tsui Hark renversant la table pour The Blade (1995) ou rentrant en partie dans les clous idéologiques sur certaines de ses œuvres réalisées dans le nouveau et lucratif contexte production chinois des années 2000/2010 – la trilogie Detective Dee (2010, 2013 , 2018) La Bataille de la montagne du tigre (2015), La Bataille du lac Changjin (2021, 2022) - les descriptions d'un pouvoir chinois divisé et erratique d'antan cèdent au roman héroïque national de propagande.

Arnaud Lanuque signe là ce qui est amené à devenir l’ouvrage de référence sur Tsui Hark, ne laissant aucun détail au hasard (l’excellente initiative de mettre les chiffres du box-office ce qui réserve quelques surprises comme l’accueil tiède de Green Snake, ou L’Enfer des armes pas du tout l’échec commercial souvent évoqué) et auquel on pardonnera aisément les petites fautes grammaticales passées au travers de la relecture.

Publié aux éditions Omaké Books

dimanche 17 décembre 2023

Odette, agent S 23 - Odette, Herbert Wilcox (1950)


 Le film relate l'activité d'Odette Sansom, héroïne française du Special Operations Executive, qui fut courrier (agent de liaison) dans le réseau SPINDLE de Peter Churchill actif dans le sud-est de la France, et qui fut arrêtée en avril 1943 avant d'être déportée à Ravensbrück.

Odette est une des productions britanniques qui inaugure ce courant des années 50 s'attachant à dépeindre les figures méconnues, les "petites" histoires et destin individuels héroïques de la Seconde Guerre Mondiale, se différenciant de la célébration pure du collectif dans les films de propagandes produits durant la guerre. Il s'agira ici de célébrer Odette Sansom, française installée en Angleterre qui s'illustra en tant qu'agent de liaison, sous couverture dans le sud de la France. Plus globalement, le film s'inscrit dans la lignée des productions et réalisations initiées par Herbert Wilcox aux côtés de son épouse Anna Neagle. Wilcox rencontre l'actrice en 1932 lorsqu'il la sélectionne pour jouer dans Good Night, Vienna (1932) et tous deux entameront une fructueuse relation professionnelle puis sentimentale (Wilcox divorcera pour épouser Anna Neagle en 1943) les voyant réunis sur de nombreux films. 

Son statut de producteur influent permet à Wilcox d'imposer Anna Neagle sur de nombreux films importants, surmontant les réticences des décideurs qui ne voient pas en elle leur vision plus étriquée d'une jeune première, dans des œuvres à succès comme The Little Damozel (1933). Dans ce corpus de film en commun, Wilcox s'attache à faire incarner à Anna Neagle de grandes figures féminines comme dans La Reine Victoria (1937) et sa suite Soixante Années de gloire (1938), triomphes au box-office anglais, They Flew Alone (1942) - où elle joue Amy Johnson pionnière de l'aviation - ou encore Edith Cavell (1939) - où elle joue déjà une héroïne de guerre, mais de la Première Guerre Mondiale. Odette est donc un film sur des rails (y compris sur ce registre guerre/espionnage que le duo a déjà tenté dans Yellow Canary (1943), et sans doute un peu trop.

Si l'on a la curiosité d'aller voir la fiche Wikipédia d'Odette Sansom, on est à la fois frappé par le potentiel romanesque de ses aventures et aussi déçu du déroulé chronologique, scolaire et à la virgule près des évènements, sans imagination de la part d'Herbert Wilcox. Tout prête à quelque chose de palpitant, du recrutement atypique d'Odette (la radio anglaise demandant aux ressortissants français d'envoyer des photos de famille à l'armée pour sélectionner les régions dans lesquelles envoyer les agents potentiels), de la réelle romance née entre notre héroïne et son chef de réseau Peter Churchill. Les protagonistes déroutants sont là et comme l'agent allemand joué par Marius Goring et son double-jeu entre les services germaniques et anglais qu'il va trahir, les situations incroyables aussi avec ce saut en parachute désespéré de Peter Churchill d'après un feu de fortune allumé par Odette pour qu'il se repère. 

Un autre élément incroyable qui sauvera à termes la vie d'Odette, lorsqu'elle se fait passer pour l'épouse de Peter Churchill et affirme aux allemands qu'il a un lien de parenté avec Winston alors qu'il s'agit d'un simple homonyme. Mais aucune idée de narration, de montage ou mise en scène ne vient embellir toutes ces situations qui sont toutes vraies. On ne vibre jamais, tout s'enchaîne mécaniquement et même l'interprétation s'avère assez terne, dont justement Anna Neagle en Odette. On est loin de la puissance émotionnelle de Carve her name with pride de Lewis Gilbert (1958) sur ce même registre de biopic héroïque au féminin. Bien dommage mais il y a là un beau potentiel de remake plus vibrant et haletant.

Sorti en bluray anglais chez StudioCanal et doté de sous-titres anglais

samedi 16 décembre 2023

Father of the Milkyway Road - Ginga Tetsudo no Chichi, Izuru Narushima (2023)


 Masajiro Miyazawa est prêteur sur gages depuis des générations à Hanamaki dans le département d’Iwate. Il a un fils aîné Kenji et une fille Toshi. Kenji est censé lui succéder, mais refuse d’exercer une activité qu’il perçoit comme exploitant les plus pauvres, et se tourne vers l’agronomie afin d’aider la paysannerie. Un jour sa sœur tombe malade.

La poésie et la beauté de l’œuvre littéraire de Kenji Miyazawa, ainsi que la tragédie que fut sa vie inspira plusieurs fois le cinéma à travers des œuvres singulières. Ce fut notamment le cas du côté de l’animation avec l’envoutante adaptation de Train de nuit dans la voie lactée de Gisaburō Sugii (1985), celle tout aussi inspirée de Goshu le violoncelliste réalisé par Isao Takahata (1981). Son univers et sa vie personnelle permet également l’éclosion de purs ovnis comme Budori, l’étrange voyage de Gisaburō Sugii (2012) - où il reprend les personnages de chats anthropomorphes de Train de nuit dans la voie lactée -, et irrigue des créations fortes éloignées comme L’île de Giovanni de Mizuho Nishikubo, le manga, la série et les films de Galaxy Express 999 de Leiji Matsumoto. Father of the Milkyway s’avère, comme ces films, une sorte de pas de côté qui n’est pas tout à fait une biographie – celle-ci existant de nouveau sous forme de film d’animation avec Spring and Chaos de Shoji Kawamori (1996) – ni vraiment une adaptation. Le film s’inspire du livre éponyme de Yoshinobu Kadoi qui adoptait un parti pris intéressant pour évoquer Kenji Miyazawa, à savoir l’observer par le prisme de son père, Masajio Miyazawa ici incarné par Koji Yakusho.

La personnalité hors-normes, sa difficulté à s’intégrer dans la vie adulte, ses premiers pas littéraires, tout cela prend un tour différent en adoptant le regard du père. L’incompatibilité de Kenji Miyazawa à s’intégrer dans un système sociétal et familial japonais est ainsi vécu avec davantage d’empathie, en accompagnant ce père progressiste apprenant à composer avec l'originalité de son fils. Le film revêt une forme d’universalité par ce biais, posant un regard extérieur aimant mais parfois perplexe sur cet artiste en construction qui cherche sa voie. Destiné à succéder à l’entreprise familiale d’usurier tout en ayant bénéficié d’une éducation supérieure par la volonté de son père, Kenji Miyazawa (Masaki Suda) ressent une empathie profonde envers les démunis (et plus particulièrement les agriculteurs) mais aussi une culpabilité quant au commerce qu’il est supposé reprendre. Cette dichotomie et cette sensibilité le poussent vers les deux voies atypiques de sa vie, la littérature et l’agronomie. Le réalisateur Izuru Narushima cherche ainsi dans sa mise en scène à traduire par la facticité assumée de certains paysages la beauté des mots de Miyazawa dans la description du folklore agricole japonais, et par la dévotion scientifique de l’auteur démontrer du souci des autres qui est le sien.

Cet équilibre n’intervient que dans la dernière partie du film, ce qui précède nous montrant un jeune homme tourmenté et indécis ne sachant comment appliquer ses intentions. Il y a presque une sorte d’étude d’une personnalité bipolaire (le refuge du rigorisme religieux bouddhique qui guide un temps Miyazawa) mais dont le désordre est apaisé par le cadre familial, tout d’abord via sa sœur Toshi (Nana Mori) qui encourage son talent littéraire, puis le père qui bien que décontenancé se refuse à lui imposer un cadre qui le briderait. Les saillies d’humour, d’émotion et de drame accompagnent un récit qui s’avère résolument moderne. La dimension esthétisante, picturale et contemplative s’impose progressivement lorsque Kenji semble se trouver, mais les soubresauts familiaux sont au contraire filmés caméra à l’épaule dans un style heurté traduisant l’instabilité de Kenji. Le réalisateur trouve parfois un bel entre-deux pour équilibrer maniérisme et chaos, telles ces séquences filmées avec des drones pour certains paysages ou situations comme les très intenses scènes de funérailles où Kenji perd pied.

Que l’on soit familier ou pas de l’œuvre de Miyazawa, l’émotion fonctionne de bout en bout et le récit sait se faire évocateur de l’idéal de l’auteur par l’image et les mots durant les quelques moments où il déclame à voix haute son style naissant. Koji Yakusho est tout simplement formidable dans le rôle de ce père bougon et bienveillant, et le jeune Masaki Suda, totalement habité en Kenji Miyazawa émeut constamment. Cet angle narratif sort le film des rails du biopic classique, et c’est presque avec la même fierté que son père que l’on observe Kenji vaciller puis apprendre à marcher pour devenir l’artiste reconnu qu’il est désormais, même à titre posthume. 

Vu au festival du cinéma japonais Kinotayo à la Maison de la culture du Japon à Paris

vendredi 15 décembre 2023

King of Chess - Qi wang, Yim Ho et Tsui Hark (1991)

A Taïwan, Ching Ling, spécialiste de la publicité de Hong Kong, est sollicité par son amie Jade, présentatrice télé, pour relancer son show duquel elle risque d'être renvoyé. Ching ling lui suggère d'y introduire un petit garçon qui s'avère être un génie des échecs. Cette situation ravive les souvenirs de Ching Ling qui durant son enfance croisa dans la Chine continentale de 1967 Wong Yat Sun, un champion d'échec.

King of Chess est une des œuvres les plus méconnues produites au sein de la Film Workshop, la fameuse maison de production de Tsui Hark. Le film ne s'inscrit pas dans le cinéma de genre, terreau habituel de la Film Workshop et s'avère un pur film d'auteur. Tsui Hark recrute pour ce film Yim Ho, réalisateur qui initia à durant la même période que lui la Nouvelle Vague hongkongaise à la fin des années 70, signant même avec The Happenings (1980) un film jumeau dans ses thèmes à son brûlot L'Enfer des armes (1980). Tsui Hark estime que Yim Ho est le candidat idéal pour réaliser King of Chess, ce dernier à travers des films les magnifiques Homecoming (1984) et Red Dust (1990) étant parvenu à manier récit intimiste mais aussi fresque historique questionnant l'identité chinoise. 

Le scénario du film est l'adaptation croisée de deux romans à succès ayant le jeu d'échec comme moteur de leur intrigue, The Chess Master de l'auteur chinois Ah Cheng publié en 1984 et Chess King de l'americano-taiwanais Chang Shi Kuo publié en 1978. The Chess Master s'inscrit au sein de la "trilogie des rois" pour Ah Cheng avec la nouvelle Le Roi des enfants (adapté en 1987 par Chen Kaige) et le roman Le Roi des Arbres, série d'œuvres où l'auteur bénéficie d'un relâchement du régime (tout comme Chen Kaige et Zhang Yimou au cinéma quand ils signent des films ouvertement critiques) pour s'interroger sur l'héritage et les méfaits de la Révolution Culturelle. Chess King est davantage un récit fantastique dans lequel s'immisce une réflexion sociale. C'est Tsui Hark qui a l'idée judicieuse de mélanger les deux livres, d'autant que The Chess Master a déjà bénéficié d'une adaptation fidèle trois ans plus tôt avec Chess King (on s'y perd ) de Teng Wenji (1988), donc autant envisager une proposition différente. 

Le fil rouge intéressant du scénario est de confronter de façon croisée deux prodiges aux maux socio-politiques de leurs temps. L'histoire démarre à Taïwan à l'époque contemporaine et la découverte d'un petit garçon génie des échecs découle d'une pure logique individualiste et capitaliste. Jade (Diana Yang Lin), une présentatrice tv à relancer son programme et à l'aide de son ami publiciste Ching Ling (John Sham) va utiliser le don d'un garçonnet espiègle pour le mettre en scène à la télévision. Cela évoque à Ching Ling le souvenir de sa propre enfance où il croisa le chemin de Wong Ya Sun (Tony Leung Ka-fai) génie des échecs dont au contraire le talent se trouve étouffé en pleine Révolution Culturelle étouffant tout individualité au profit de l'idéologie. La narration met ainsi en parallèle l'exploitation mercantile des dons du garçonnet (qui s'avère au-delà des échecs relever de la prescience) au présent, alors que Wong Yat Sun doit se battre pour les affirmer dans le passé, face aux obstacles de sa condition sociale et de l'idéologie politique. Il s'avère que Yim Ho durant son enfance fut amené à rendre visite à ses frères et sœurs en Chine continentale, et pose donc grâce à cette expérience un regard vrai et juste sur cette ère de la Révolution Culturelle. 

Cela se ressent lorsqu'on observe comment sous couvert de lutte des classe les gardes rouges (et plus précisément ici un groupe de femmes) deviennent les nouveaux oppresseurs revanchards envers Wong Yat Sun, mais aussi Lanky Ngai (Chin Shih-chieh), oncle de Ching Li d'ancienne ascendance bourgeoise. Les artefacts à la fois familiaux et sociaux de cet ancien statut (un jeu d'échec sculpté, un pendentif chrétien) sont des souvenirs dont il ne parvient pas à se séparer, mais aussi les possibles cause de sa perte s'il venait à être découverts. Yim Ho dénonce l'hypocrisie de l'idéologie dont finalement personne n'est dupe, à travers les traits d'humour dont Wong Yat Sun, Lanky Ngai et d'autres travailleurs mobilisés sont capables dans différentes scènes pleines d'ironie. Plus que dans l'idéologie aveugle c'est là que se ressent l'entraide et la solidarité dans la manière dont le groupe va pousser Wong Yat Sun à participer à un tournoi d'échecs organisé par le Parti Communiste. Tout au long du film, des images d'archives extatique de propagande montrant les bains de foule extatiques de Mao Zedong s'illustrent en parallèle de la réalité bien différente des individus.

La partie au présent s'avère tout aussi poignante et cinglante, en voyant l'usage forcément financier et spéculatif qui sera fait de l'innocent petit garçon qui paie peu à peu physiquement de l'exploitation de ses capacités Le montage parvient avec brio à dresser des ponts visuels et thématiques entre les deux temporalités du film, même si en coulisse cela fut bien plus problématique. Le passif intime de Yim Ho fit que son intérêt se porta avant tout sur le segment du passé dont il filma l'essentiel, tandis que son intérêt était bien moindre pour la partie contemporaine qu'il renâclait à tourner. Cette partie au présent tenait cependant à cœur à Tsui Hark car lorsqu'il vécut aux Etats-Unis, il y fut confronté aux contradictions de son militantisme prochinois (typique de l'expatrié entretenant plus fortement encore le lien à ses racines, d'autant plus lui né au Vietnam de parents chinois) juvénile et la réalité filtrant peu à peu du régime. 

Tout ce questionnement sur l'identité chinoise parcoure sa filmographie et le schisme du personnage de Ching Ling entre son expérience d'enfant et sa situation adulte reflète cela. Dans l'interventionnisme qui caractérise sa vision de producteur, Tsui Hark réalisa donc toute la partie contemporaine qui s'avère indispensable pour renvoyer dos à dos le collectivisme tyrannique de la Révolution Culturelle, et la tyrannie individualiste du présent capitaliste. Le choix de placer l'intrigue à Taïwan plaque boursière majeure de l'Asie de l'est et terre de "chinois" exilés et vivants un questionnement identitaire encore différente des hongkongais, ne doit d'ailleurs rien au hasard. 

Le double climax montrant dans les deux régimes narratifs la partie d'échec finale de ses deux héros est à ce titre haletante, à travers ses joueurs s'extirpant par leur génie de chacun des systèmes qui cherchait à les oppresser, l'un par l'effacement de son individualité (Wong Yat Sun au passé) et l'autre par l'exploitation de son être (le petit garçon au présent), mais au prix d'un triste sacrifice. Le film a une tenue formelle et thématique étonnamment cohérente au vu de sa confection complexe, et s'avère une fresque aussi émouvante que poignante.

Sorti en dvd hongkongais chez Fortune Star