Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 20 février 2014

Pompoko - Heisei tanuki gassen ponpoko, Isao Takahata (1994)

Dans les années 1960, le Japon connaît une forte croissance et les logements font défaut. De vastes programmes de construction sont lancés, destinés à transformer les campagnes en villes nouvelles, en particulier la haute vallée de la Tama, à l'ouest de Tōkyō. Dans les bois à la périphérie de Tokyo vivent les tanuki. Ce sont à la fois des animaux réels et des animaux mythiques assimilés aux kitsune. La destruction quotidienne de leur espace vital inquiète les tanuki. Ils décident de s'unir et d'enrayer la progression nuisible des travaux en se transformant en divers objets pour garder leur campagne dans laquelle ils vivent…

Si proche et si différent à la fois, Hayao Miyazaki et Isao Takahata auront au sein du Studio Ghibli exploré des thématiques communes mais dans des traitements toujours opposés. L'exemple le plus fameux est celui du Tombeau des Lucioles et Mon voisin Totoro tourné simultanément et sortis la même année (1988) où les artistes exploraient les premières douleurs de l'enfance via l'angle de la féérie sous influence Lewis Carroll pour Miyazaki et le mélodrame réaliste cruel et bouleversant chez Takahata (et une production houleuse où chacun critiquera l'approche de l'autre) pour deux chef d'œuvres absolus. La situation allaient se reproduire quelques années plus tard entre Princesse Mononoké (1997) et ce Pompoko. Parmi les plus fameux films de Miyazaki, Princesse Mononoké s'avérait son film le plus sombre (jusqu'au récent Le Vent se lève) où ses préoccupations écologiques montraient un monde mythologique et des légendes traditionnelles vouées à disparaitre avec l'ère moderne. Sur ces même questions, Takahata avait précédé la ténébreuse fresque Miyazakienne avec une odyssée drôle, touchante et au final tout aussi profonde en signant Pompoko.

Le récit nous conte l'inexorable déclin des tanukis. Les tanukis sont parmi les plus fameux Yōkai (esprits) de la mythologie japonaise, esprit de la forêt apparaissant sous forme d'animaux mélangeant morphologie canine et le rongeur avec une figure évoquant autant le raton laveur que le blaireau. Leur imagerie mythologique est tout autre puisque le folklore japonais leur confère une bonhomie et un esprit farceur qui les voit arborer ventres rebondis, testicules proéminent et capacités de métamorphoses grâce auxquelles ils se jouent souvent des humains.

Takahata fait parfaitement cette transition dès l'ouverture où l'on découvre les tanukis comme scrutés à travers un regard humain et traversant leur forêt sous leur apparence animale avant qu'une délirante scène de bataille les voient reprendre leur formes naturelle de nounours mignons et hyper expressifs. L'esthétique mignonne et amusée est contrebalancée par une narration en voix off contant l'épopée des tanukis menacés par l'extension urbaine de la ville de Tokyo rongeant de plus en plus l'espace de leur forêt située à la périphérie. Takahata adopte ainsi un ton à la fois léger et informatif où à cette menace proche et contemporaine répond une joyeuse description des mœurs de nos créatures. On rit beaucoup du caractère puéril et oisif des tanukis aimant dormir, s'amuser et s''empiffrer mais la disparition progressive de leur espace au profit du béton va venir troubler cette quiétude.

La résistance s'organise tant bien que mal, les tanukis organisant un plan à long terme pour stopper l'avancée des bulldozers les opinions divergeant entre un pure approche guerrière et kamikaze ou alors l'emploi de la ruse afin de vaincre l'envahisseur humain. Cette seconde solution permet au réalisateur d'exploiter toutes les aptitudes associée aux tanukis dans le folklore local avec un hilarant apprentissage du don oublié de transformation pour nos héros. Takahata ne nous perd jamais en entremêlant constamment animalité et anthropomorphisme, mythologie et modernité (les tanukis étant friand de nourriture humaine comme les hamburgers, se nourrissant de boisson énergétiques pour maintenir l'effort la concentration et l'effort que nécessite leurs transformations, regarde la télévision) pour nous attacher aux créatures.

On rit aux éclats lors des hasardeuses premières excursions dans la ville où ils cherchent à étudier les humains et surtout lorsqu'ils déploieront leurs facultés afin d'effrayer les ouvriers et ralentir le chantier. Toujours dans cette volonté ludique et pédagogique, Takahata nous offre un véritable festival du bestiaire.Yōkai où renard, serpents, lanterne de papier et autres visions fantasmagoriques s'animent joyeusement pour les plus grandes frayeurs des humains. Ces réactions apeurées n'ont pas que des velléités comiques, elles montrent aussi à quel point cette culture est imprégnée dans le quotidien des japonais au point d'ébranler pour un court moment l'avancée du chantier.

C'est justement quand cette peur s'estompera que l'on constatera la disparition de cette tradition et culture chez les japonais, traduisant symboliquement la disparition annoncée des tanukis. Déités vénérées au temps de leur splendeur, connues et respectées tant que leurs espaces naturel est dominant puis finalement oubliées quand leur existence est remise en cause voire ignorée, les tanukis sont des êtres en sursis. Fort de ce constat, le ton enjoué de la première partie s'estompe peu à peu pour une tonalité mélancolique et désespérée.

Tout en étant particulièrement accessible dans ses choix (même si certaines références échapperont aux non familier de la culture japonaise l'ensemble est parfaitement limpide, donne envie d'approfondir ces connaissances dans le domaine et annonce Le Voyage de Chihiro (2001) qui exploitera le même bestiaire) Takahata se montre audacieux et radical dans sa vision. Cela fonctionne autant dans la facette comique (les testicules énormes des tanukis absolument pas censurés, la saison des amours montrées sans fard on est loin du plus chaste Miyazaki) que sérieuses où tous mignons qu'ils soient les tanukis mènent une véritable guérilla aux humains où la mort peut surgir avec des remords tout relatifs pour certains des personnages. L'ensemble est si limpide que l'on en oublierait le brio narratif exceptionnel du réalisateur puisque sans véritable héros ni intrigue linéaire il accompagne le parcours d'une dizaine de tanukis tous plus différents, fouillés et attachant les uns que les autres sans que l'on soit jamais perdu.

Les plus beaux moments sont ceux où la magie de la première partie se croise à résignation de la seconde. La séquence de "l'opération spectre" où les tanukis déploient une immense hallucination dans la ville est un extraordinaire moment de poésie où tous les démons et merveilles ne sont plus convoqués dans une optique comique mais de pur émerveillement, qui s'avérera pourtant vain. L'émotion est à son comble lors du baroud d'honneur typiquement japonais où certains de nos héros se sacrifient plutôt que de voir leur monde disparaître (dans une réaction typiquement japonaise) tandis que d'autres crieront leur désespoir à la face de journaliste en quête de sensationnel (la croyance ne pouvant renaître superficiellement que dans cette idée).

La splendeur passée ne peut plus exister que sous la forme du beau mirage final et les tanukis condamnés à disparaître où se fondre dans ce nouvel environnement, en vivant comme des humains pour les transformistes et dans la fiction, sous formes de colifichets divers dans la réalité. L'épilogue essaie de donner une issue moins pessimiste mais nous rappelle que si les tanukis peuvent modifier leur apparence, ce n'est pas le cas des lapins, loups et autres animaux de la forêt dénués de magie et tout autant victime de cet urbanisme sans âme.

Le plan final montre l'espace vert restreint face à l'immensité des lumières de la ville se passe de tout commentaire. Miyazaki ne dira pas autre chose trois ans plus tard dans Princesse Mononoké dans une ambiance médiévale et ténébreuse mais Takahata avec des petits être poilus et rigolard signe une des plus belles et lucide vision de l'évolution du Japon contemporain.

Sorti en dvd zone 2 français chez Disney dans la collection Ghibli 

mardi 18 février 2014

21 Jours ensemble - 21 Days Together, Basil Dean (1940)



Larry est amoureux de Wanda qui est mariée à un homme brutal. Larry tue sans le vouloir le mari de Wanda. Il reste à Larry 21 jours avant de se rendre à la police.

21 jours ensemble est un beau mélodrame qui sera surtout fameux pour la vraie rencontre amoureuse du couple mythique Laurence Olivier/Vivien Leigh. Les deux stars s’étaient croisées déjà en jeunes amoureux précédemment dans le film historique L'Invincible Armada (1937). Ils entameront suite à celui-ci une vraie liaison prolongée dans le film de Basil Dean et occasionnant d’ailleurs quelques remous durant la production puisque retardant le tournage en restant de longues heures enfermés ensemble en loge et obligeant le réalisateur à les séparer hors caméra.  Le film se situe à mi-chemin à la fois des carrières respectives des deux acteurs mais aussi de leur relation amoureuse. Laurence Olivier pas encore tout à fait l’icône de théâtre et de cinéma qu’il deviendra vient d’acquérir une vraie notoriété internationale avec la belle adaptation des Hauts de Hurlevent (1939) de William Wyler. Vivien Leigh vient quant à elle bien sûr de triompher dans Autant en emporte le vent (1939) où elle arracha le rôle le plus disputé de son temps, celui de la southern belle Scarlett ‘O Hara. Comme pour tenir compte du couple illégitime qu’il forme alors encore (Laurence Olivier étant encore marié à l’actrice  Jill Esmond) ce premier vrai film ensemble sera modeste et intimiste avec 21 jours ensemble où ils incarnent des anonymes, le flamboyant Lady Hamilton l’année suivante les consacrant aux yeux de l’Angleterre dans cette fresque alors qu’ils sont désormais mariés et jouent de grandes figures historiques.

Le récit dépeint un couple en sursis avec Larry (Laurence Olivier) et Wanda (Vivien Leigh). La chance n’a guère sourit jusque- là à Larry malheureux en affaire et exactement à l’opposé de la réussite de son frère Keith (Leslie Banks) avocat vedette et bientôt amené à être promu juge.  Heureusement, Larry peut se reposer sur l’amour pur et désintéressé de Wanda, jeune émigrante russe qui l’aime sincèrement. Le malheur frappe pourtant lorsque le mari disparu et peu recommandable  de Wanda ressurgi afin de lui soutirer de l’argent et faire chanter Larry. Dans la bagarre qui s’ensuit, l’époux meurt accidentellement et Larry est contraint de se débarrasser du cadavre. Rongé par le remord, il se confie à son frère tandis que parallèlement un  innocent est accusé du crime. Un cruel dilemme s’impose alors, faire sa vie loin de là avec Wanda ou se dénoncer et tout perdre pour empêcher le malheureux d’être jugé et exécuté pour un crime qu’il n’a pas commis.

Le film garde un étonnant équilibre entre cet argument criminel et la dimension de mélodrame. Le compte à rebours de 21 jours avant le verdict n’occasionnera pas les grandes envolées romanesques attendu et les moments partagés sont constamment teinté de cette angoisse et épée de Damoclès latente. Le scénario de Graham Green exploite ainsi pleinement le sentiment de culpabilité catholique issue du roman de John Galsworthy qu’on retrouve d’ailleurs dans le personnage de l’accusé à tort et prêtre défroqué (Hay Petrie) acceptant son châtiment sans se défendre car se reprochant d’avoir dépouillé le cadavre du défunt pour se nourrir. 

Ainsi les séquences de procès sont traitées à égalité avec les derniers moments ensemble de Larry et Wanda, les joutes verbales de la cour s’alternant avec la ballade en ferry et la joie de façade du couple arpentant une fête foraine. Le questionnement moral sur l’attitude à adopter est constant et fort ambigu avec l’attitude discutable de Leslie Banks bien plus poussé par sa propre ambition que le salut de son frère dans l’aide qu’il lui apporte. L’acteur offre une prestation brillante où l’on ne sait déchiffrer la distance entre compassion réelle et calcul, jouant habilement de sa semi-paralysie faciale pour composer un « méchant » subtil et loin de celui qui le popularisa dans Les Chasses du Comte Zaroff

Le film est le chant du cygne de Basil Dean qui triompha surtout au temps du muet et au début des années 30 après une carrière de metteur en scène de théâtre. Cette influence du muet se manifeste particulièrement dans sa manière d’opposer les deux frères dans les séquences qui les réunissent (on pense presque à l’opposition fratricide de la période moderne des Dix Commandements de Cecil B. DeMille) et où la gestuelle et les expressions traduisent  mieux le conflit que les dialogues. Les scènes de brumes inquiétantes en début de film lorgne sur Jack l’éventreur et surtout la culpabilité surgit de manière fort expressionniste avec ce visage de l’accusé apparaissant en surimpression à un Laurence Olivier rongé par le remord. 

Basil Dean n’ose la grande scène romantique et l’abandon pour ses amants que lors d’un final poignant où Vivian Leigh court après Laurence Olivier bien décidé à assumer son destin. La démarche absente et le visage éteint d’Olivier, la course éperdue de Leigh, les ruelles stylisée traversée et la caméra majestueuse de dean les accompagnants conclut le film sur un vrai moment de grâce où le soulagement est enfin permis aux héros. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Elephant Films 

lundi 17 février 2014

Tortillard pour Titfield - The Titfield Thunderbolt, Charles Crichton (1953)

Un groupe de villageois essaye d’empêcher les chemins de fer britanniques de fermer la ligne de Titfield

Tout en célébrant et magnifiant un certain état d'esprit typiquement anglais, les films du studio Ealing mêlaient constamment à cette vision une dimension plus ambigüe vantant l'individu contre l'institution, la menace plus indicible. Certains des meilleurs films Ealing obéissent totalement à cet idée, que ce soit Champagne Charlie (1944) et ces chanteurs de music-hall défiant la morale, Whisky à gogo (1949) où la communauté écossaise trafique du whisky au nez et à la barbe de l'autorité anglaise et bien sûr le sombre Went the day well (1942) où un petit village anglais résistait à l'invasion de l'armée allemande infiltrée. A chaque fois la solidarité et l'esprit d'entraide anglais s'opposait à son institution froide, suscitant un propos à la fois critique et élogieux.

The Titfield Thunderbolt est le film qui magnifie ce schéma avec une œuvre drôle, sensible et palpitante. On ne sera pas surpris de retrouver au scénario T. E. B. Clarke qui avait offert un des plus beaux fleurons du studio dans cette veine avec Passeport pour Pimlico (1949) où un quartier de Londres clamait son indépendance et s'établissait en état. Ici ce sera la petite communauté de Titflield qui se soulèvera lorsque la British Railways décide de fermer la ligne ferroviaire liant leur village à Mallingford pour mettre en place un réseau de bus. C'est à la fois un terrible coup pour l'histoire, la ligne étant une des plus anciennes d'Angleterre mais aussi pour l'avenir et le désert rural qu'entraînera cette disparition.

Qu'à cela ne tienne, certains vont se mobiliser pour éviter ce drame et notamment le pasteur Weech (George Relph) passionné de locomotive, Squire (John Gregson) petit-fils d'un des constructeur du chemin de fer local et Walter Valentine (Stanley Holloway toujours aussi truculent) patron de la taverne qui va financer l'affaire afin de gérer de manière autonome la ligne. Cependant entre le gouvernement tatillon qui ne leur laissera pas passer aucune erreur et les manœuvres des agents de la compagnie de bus voyant l'aubaine leur échapper, nos héros auront fort à faire pour réussir leur pari.

Charles Crichton offre d'abord une vision bucolique et idéalisée de ce village et de sa population, nous attachant autant aux personnalités hautes en couleurs qu'aux paysages verdoyant magnifiés par la photo somptueuse de Douglas Slocombe. Cette imagerie atteint des sommets avec la première séquence majestueuse voyant le train traverser vallons, petites maisonnées fermières et champs où s'abreuvent les troupeaux nous marquant d'un éclat indélébile et créant l'empathie quant à la folie de ces villageois téméraires.

L'entrain des héros est mis à rude épreuve autant par le sens des responsabilités très relatives de certains protagonistes (excellent personnage de Dan profitant des trajets pour chasser et récupérer les animaux braconné la veille) certains affrontements épiques comme cet un engin agricole défiant la locomotive sur la voie. Les effets spéciaux sont très réussis pour l'époque, partagés entre la vraie reconstitution d'une voie (la production ayant ranimée la ligne abandonnée de Limpley-Stoke à Camerton et recyclé la locomotive "Lio" remorquée hors champs vu son grand âge) et des incrustations habiles pour intégrer les acteurs aux scènes les plus mouvementées.

On aura ainsi une scène de déraillement sacrément impressionnante et une autre plus délirante où une locomotive volée traverse ville et forêt dans un joyeux splapstick. Les instants les plus palpitants restent cependant ceux où la communauté s'unit pour surmonter les différentes embûches comme cette scène ou passagers et villageois se mobilisent pour faire repartir le train après que la réserve d'eau ait été sabotée, le recyclage et rafistolage comme un symbole de la locomotive du musée et surtout le final réellement haletant où nos héros sont bien mal en point pour satisfaire l'inspection. Système D, ruses et artifices divers se déploient pour un suspense rondement mené par un Charles Crichton très inspirés dans la gestion des péripéties. Un grand moment de bonne humeur et un des films les plus attachants du studio Ealing.

Sorti en blu ray et dvd zone 2 anglais et doté de sous-titres anglais 

Petit making of d'époque avec images de tournages rares

 

samedi 15 février 2014

Never Let Me Go - Mark Romanek (2010)


Depuis l'enfance, Kathy, Ruth et Tommy sont les pensionnaires d'une école en apparence idyllique, une institution coupée du monde où seuls comptent leur éducation et leur bien-être. Devenus jeunes adultes, leur vie bascule : ils découvrent un inquiétant secret qui va bouleverser jusqu'à leurs amours, leur amitié, leur perception de tout ce qu'ils ont vécu jusqu'à présent.

Clippeur émérite et à l’univers singulier (notamment pour Nine Inch Nails et Johnny Cash), Mark Romanek  avait fait montre d’une sensibilité très particulière dans l’étonnant Photo Obsession (2002). Il y transcendait le postulat de thriller par une force mélodramatique rare et offrait une de ses prestations les plus déroutantes à Robin Williams. L’écart entre chacune de ses réalisations (son premier et méconnu  Static ayant été signé près de 20 ans plus tôt) et sa courte filmographie montrerait également sa profonde exigence, confirmée lorsqu’il claquerait la porte de Wolfman (2010) à quelques jours du tournage. Avec le sujet idéal et enfin placé dans les bonnes conditions, il signe un véritable chef d’œuvre avec cette adaptation de Never Let Me Go (Auprès de moi toujours en traduction française), magnifique roman éponyme de Kazuo Ishiguro.

Le récit narre sur une quinzaine d’années les destinées du trio de personnage constitué de Kathy (Carey Mulligan), Ruth (Keira Knightley) et Tommy (Andrew Garfield), de leur enfance au pensionnat de Hailsham à l’âge adulte. Une existence placée sous le signe d’une fatalité qui bouleversera leur relation et leur rapport au monde qui les entoure. Le scénario d’Alex Garland (grand amateur d’Ishiguro et plus particulièrement du livre qu’il lut sous forme d’épreuve avant sa parution et  milita grandement pour cette adaptation) parvient à capturer avec une justesse rare le propos du roman, transcendé par la pudeur et la beauté de la mise en image de Romanek. 

Il fut beaucoup reproché par certains au moment de la sortie cinéma de d’éventer trop rapidement une des énigmes du film : nos héros sont en fait des clones destinés adultes à  servir de donneur pour des greffes d’organes. Un reproche curieux (la révélation arrive très tôt dans le livre, quasi au même stade de l'histoire et sous la même forme que dans le film alors que les personnages sont encore enfants) mais qui souligne la façon très subtile dont Romanek s’approprie le livre.

Kazuo Ishiguro narrait à la première personne et du point de vue de Kathy l’ensemble du récit où l’héroïne adulte se souvenait de son enfance et des moments partagés avec ses amis Tommy et Ruth. Tout y était subtil,  implicite et se révélait progressivement : ses sentiments pour Tommy et le triangle amoureux qu’elle formerait avec Ruth, les règles et mécanisme de cette société où le clonage fait office d’avancée médicale. 

La mélancolie y était latente et jamais appuyée, la voix simple et ordinaire de Kathy faisant accepter la normalité autant que la cruauté du destin de ces clones, leurs amours contrariées prenant une dimension plus bouleversante encore par cette nature éphémère. Mark Romanek respecte toutes ces thématiques et cette atmosphère, mais s’écarte de la dimension métaphorique du roman d’Ishiguro. La retenue de l’auteur dévoilait peu à peu les états d’âmes qui constitueraient l’humanité de ses héros, Romanek n’a de cesse de mettre cette humanité en avant de manière frontale afin de nous les y attacher le plus tôt possible.

Le triangle amoureux acquiert ainsi immédiatement une touche flamboyante avec une jeune Kathy affirmant bien plus ouvertement son intérêt pour le caractériel Tommy (quand dans le roman elle n’avoue jamais explicitement ses sentiments), réellement affectée lorsque celui-ci s’entiche de sa meilleure amie Ruth et espérant secrètement leur rupture.  Les liens se nouent de manières plus fortes et sans le secret du livre (la fameuse cassette contenant la chanson-titre Never let me go étant offert à Kathy par Tommy quant à l’écrit elle l’avait acquise seule), tout comme les peurs et rancœurs d’ailleurs, puisqu’en une scène subtilement modifiée (Ruth qui observe Kathy dansant en écoutant sa cassette) la jalousie originelle qui perdra le trio s’exprime par l’image et sans conflit explicite. 

Les jeunes acteurs sont merveilleux de justesse (en particulier la jeune Isobel Meikle-Small jouant Kathy enfant) et Mark Romanek par sa mise en scène contemplative confère innocence, nostalgie et angoisse latente aux séquences de pensionnat. Ce sera le crédo de l’ensemble du film où des moments ordinaires et anodins se voient auréolés d’un voile de tristesse inexplicable.  L’éphémère de ces moments quelconques pour ceux qui ont la vie devant eux prend  toujours une tournure plus poignante ici car l’issue plane toujours telle une chape de plomb au-dessus des personnages. On pourrait se demander pourquoi nos clones ne se rebellent pas contre ce qui leur est réservé, mais par cette imagerie ordinaire magnifiée Romanek affirme autant l’importance de ces courts moments partagés que la normalité de ce qui viendra cruellement les interrompre. 

Ishiguro voyait dans le sort de ces héros clonés une métaphore de la vie et ses aléas contre lesquels on ne peut lutter : vieillesse, maladie, décrépitude et mort. Le don d’organe s’inscrit dans une même finalité et évidence pour les personnages (malgré le questionnement éthique qui se pose au spectateur sur cette société sacrifiant une minorité pour le bien de tous) qui ne songent même pas à s’y opposer. C'est dans un stoïcisme renvoyant plus à la culture asiatique qu'occidentale que s'inscrit Ishiguro avec cette acceptation de l'inéluctable. En se délestant de tout élément futuriste ou relevant de la science-fiction pour illustrer ce postulat, Romanek inscrit d’autant plus ce fonctionnement dans le quotidien. L'enjeu n'est pas d'échapper à son sort mais de donner un sens à son existence dans le court laps de temps qui nous est imparti.

On le comprendra par la métaphore (Tommy n’osant aller chercher sa balle au-delà du grillage de Hailsham au début) et les disputes quelconques chez d’autres prennent là des proportions insurmontables et font naître un regret infini avec cette bouleversante phrase en voix off de Kathy regrettant de ne pas avoir assez profité de ses amis tandis qu’à l’image elle les quitte sans remords après une brouille. La séparation momentanée chez les humains est celle d’une vie pour nos clones. On a ainsi déjà vu des séquences de collège anglais dans d'autres films, tous comme des scènes de marivaudages adolescents mais tout prends un tour plus fort ici car le temps est compté. Cela ne s'exprime pas dans l'urgence et des rebondissements appuyés mais plus par l'intensité ressentie à chacun de ces moments qui seraient anodins ailleurs.

La vraie vie, ils ne pourront que l’entrapercevoir en la mimant (les jeux de rôles à Hailsham au début, la fascination et l’imitation des soaps télévisés qu’ils regardent aux Cottages) où l’observant de loin (Ruth à la recherche de son Original) mais pour eux tout semblent bel et bien scellé. Aucune tension ni suspense dans la sous-intrigue sur le possible sursis des donneurs amoureux, l’approche pesante ne nous laissant jamais l’espérance d’échappatoire. Alors que ce sentiment d’inéluctable provoque le désarroi de façon plus implicite dans le livre (les morts de chacun étant évoquées au détour d’une phrase et traité en ellipse, Kathy acceptant sa notification de donneur enfin avéré avec soulagement à la fin), Mark Romanek choisit de le magnifier. 

C’est ce qui rend le film si différent, fascinant et complémentaire du le livre, saisir la passion de cette brève existence dont il faut embrasser les feux avec plus de force encore tel ce moment poignant où Tommy et Kathy s’unissent enfin. La sexualité débridée des clones dans le livre est justement bien atténuée à l’écran pour rendre ce moment réellement unique.

Les trois acteurs sont parfaits. Carey Mulligan en Kathy exprime à la fois le détachement de façade ressenti dans le livre et le bouillonnement intérieur que l’on devine avec  ce regard intense, doux et triste de tous les instants. Keira Knightley est excellente également avec une Ruth bien plus mutique qu’à l’écrit, les attitudes hautaines, les regards envieux et la posture laissant affleurer ses peurs et envies d’une vie « normale ». Enfin Andrew Garfield exprime avec une belle sincérité le caractère simple et direct de Tommy, naïf et optimiste jusqu’à ce terrible hurlement final où il laisse échapper sa colère après la douloureuse révélation en conclusion.  Mark Romanek n’a de cesse de perdre les trois acteurs dans des paysages de campagne anglaise où leurs silhouettes se dessinent dans de somptueuses compositions de plan. 

Le spleen latent peut ainsi se révéler plus que par le dialogue et le geste, les états d’âmes de chacun se fondant dans le décor sur le score sensible et bouleversant de Rachel Portman. La photo de Mark Digby se fait ainsi lumineuse, diaphane et ensoleillée sur la première partie enfantine et pleine d’espoir à Hailsham, offre une gamme plus hivernale dans les tons pastel aux Cottages où le romantisme se teinte d’angoisse. 

La dernière partie résignée ajoute une touche froide et bleutée renvoyant à l’univers médical et à la mort qui s’amorce avec les premiers dons des personnages, Romanek se montrant plus explicite qu’Ishiguro avec ses plans sur les cicatrices stigmates des multiples opérations et surtout une scène de mort au bloc d’un détachement révoltant. La réflexion, l’introspection existentielle sur le sens de la vie et ce qui définit l’être humain offre ici une vision complémentaire à celle du livre, plus ouvertement mélodramatique par le cadre visuel et sensitif (tout ces plans s'attardant sur les feuilles, les arbres, la nature environnante et les objets comme pour s'imprégner du souvenir de chaque moment) que crée Romanek. 

L’humanité des clones nous était évoquée par Ishiguro à travers la proximité que créait la voix-off et la description du quotidien et des souvenirs. Cette voix-off intervient de façon bien plus parcimonieuse dans le film (avec un même sens de l’ellipse mais une émotion plus puissante et immédiate notamment la perte de Tommy), le réalisateur faisant confiance aux traits juvéniles et déjà usés de son casting plus qu’aux dialogues pour signifier cette difficile acceptation. L’âme des protagonistes, leurs espoirs et sentiments profonds travaillaient le lecteur progressivement et après coup, elles brisent le cœur du spectateur immédiatement par le mélange de pudeur et  flamboyance mélodramatique de Romanek. 

Le monologue final de Carey Mulligan exprime bien cette infinie tristesse mais aussi cette satisfaction diffuse. Dans les derniers instants, ils sont aussi humains que ceux pour lesquels ils se seront sacrifiés et se poseront les mêmes questions : ont-ils eu le temps d'accomplir tout ce qu'ils auraient souhaité, d'aimer leurs proche autant qu'ils n'auraient dû. Simplement tout aura été pour eux plus court, intense et exacerbé pour une fin injuste arrivant trop vite. We all complete.


Sorti en dvd zone 2 français et blu ray chez Fox

mercredi 12 février 2014

The Mission - Cheong fo, Johnnie To (1999)

Monsieur Lung, un chef de triade respecté vient tout juste d'échapper à un assassinat qui le visait, dans le restaurant de Gros Cheung, le Superbowl. Afin de jouer la carte de la discrétion pour retrouver le commanditaire de cette tentative de meurtre, il décide de se passer de son bras droit, Franck, et fait appel à Curtis, un de ses anciens hommes de main devenu depuis simple coiffeur. Lorsque celui-ci arrive au bureau de Lung, il se voit charger d'une importante mission : suivre le parrain nuit et jour. Et pour ce faire, il devra faire équipe avec d'autres cracks, son ami James, Mike, ainsi que Roy et son jeune protégé Shin. Mais après une nouvelle tentative d'assassinat qu'ils font échouer de justesse, des tensions naissent dans le groupe.

Johnnie To signe peut-être son polar le plus brillant avec The Mission, film représentant un premier aboutissement de sa carrière. Réalisateur touche à tout dans la première partie de sa carrière (dont le génial Heroic trio (1993) aux antipodes de la suite de sa carrière où Maggie Cheung, Anita Mui et Michelle Yeoh jouent les super héroïnes), Johnnie To décide en 1996 de se réorienter vers des œuvres plus personnelles en fondant sa société de production Milkyway. Dès lors il alterne films commerciaux (sa carrière dans la grosse comédie cantonaise restant méconnue en occident) dont le succès permet de financer des titres moins accessibles où le polar deviendra son genre de prédilection. Tour à tour à la réalisation, au scénario ou à la production mais toujours fortement impliqué, To y impose une patte singulière qui s'affine avec de grandes réussites comme The Longest Nite (1997) de Patrick Yau ou Beyond Hypothermia (1996) de Patrick Leung pour conduire au premier grand classique que constitue The Mission.

Johnnie To s'éloigne là en tout point du polar hongkongais tel qu'il fut définit dans les 80's et notamment John Woo et son Syndicat du crime. On oublie là les flingueurs chevaleresques, les gunfights démesurés aux munitions illimitées et le mélodrame exacerbé. A la place, un pitch minimaliste (cinq hommes de mains protègent un chef de triades menacés de mort), des personnages aux contours restreints et des scènes d’actions stylisées dont l'épure découlent des choix précités. Johnnie To en éliminant tout le superflu propose une œuvre où l'on retrouve dans sa veine la plus pure la définition du héros "à l'ancienne", taiseux, professionnel et ne révélant sa personnalité que dans l'action. On se situe là au croisement du samouraï et du gangster échappé de Melville (le Delon du Samouraï justement) où notre groupe d'homme de main se renifle, se jauge et finit par s'apprécier une fois que chacun aura fait ses preuves en situation et gagné le respect des autres.

Ainsi la première entrevue en tête à tête est absolument glaciale, le premier gunfight montrant un individualisme et une division qui conduira au premier accrochage entre Curtis (Anthony Wong) et Roy (Francis Ng) avant qu'un coup de pouce du premier adoucisse le second. Johnnie To caractérise son groupe de personnage de façon brillante, par la gestuelle pour signaler l'anxiété de Roy, le détail loufoque pour la bonhomie de James (Lam Suet bâfrant ses cacahouètes à tout moment), l'attitude calme et stoïque signifiant la nature de leader de Curtis. Les détails sur leurs passé et leur liens sont minimes et se restreignent au strict nécessaire, le rôle de chacun se définissant par ses actes et dans l'action.

Là aussi le traitement du réalisateur est très original. Chaque morceaux de bravoures jouent sur les espaces clos et /ou l'immobilisme avec un brillant gunfight dans une ruelle étroite où nos héros sont pris pour cible pour un sniper. Les plans sur le tireur sont furtifs, To s'attardant plus sur les réactions et les déplacements des protagonistes, l'énergie naissant plus du déploiement de leur capacité que de l'opposition avec un adversaire indistinct. Le procédé est étendu de façon plus virtuoses encore dans la mémorable séquence du centre commercial.

Les adversaires restent pratiquement invisibles sous le feu des balles du groupe, ceux qu'on verra apparaître sont éliminés avec une brièveté dévastatrice et une nouvelle fois l'émerveillement vient de l'organisation impressionnante de nos professionnels , Johnnie To les déployant dans l'espace avec une rigueur géométrique aussi irréaliste que stylisée. La complicité et l'amitié communes naissent aussi par le geste grâce à quelques interludes ludiques où chacun se déride (la partie de foot dans la salle d'attente, les cigarettes piégées). Lorsque ces liens seront mis à l'épreuve lors de l'épilogue, tous ces éléments déployés en filigrane amènent une vraie émotion et tension quant au sort des héros confrontés à un cruel dilemme.

Pas d'épanchements pour finir, To misant sur notre sens de l'observation et les manières discrètes de ses professionnels pour nous faire comprendre l'issue. Une grande réussite où l'amitié virile se dissimule sous une froideur de façade (et le score synthétique de Chung Chi-wing). To en donnera une suite/variation tout aussi forte avec Exilé (2006).

Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo