Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 15 mai 2024

Ville frontière - Bordertown, Archie Mayo (1935)


 Au Mexique, un ancien homme de loi se transforme bras droit du gérant d'un casino, dont l'épouse tombe peu à peu sous son charme. 

Ville frontière est pour Paul Muni un rôle intermédiaire, entre ses prestations de mauvais garçon aux origines métissées (Scarface de Howard Hawks) et ses interprétations transformistes dans la grande série de biopic interprétés chez William Dieterle (La Vie de Louis Pasteur (1937), La Vie d'Émile Zola (1936), Juarez (1939)). Il incarne ici Johnny Ramirez, "mauvaise graine" d'origine mexicaine cherchant à transcender sa condition. Il va tout d'abord s'y essayer par la voie noble en devenant avocat après de longues et fastidieuses études, avant qu'une désillusion l'engage sur la seule voie matérialiste et pécuniaire en cherchant à devenir gérant de casino. 

Le scénario est un peu frustrant, abandonnant rapidement la carrière d'avocat du héros où l'on aurait aimé le voir persévérer après un premier échec. L'intrigue autour des casinos et du triangle amoureux avec l'épouse (Bette Davis) est plus convenue, offrant un sentiment de déjà-vu par anticipation. Une partie du scénario fut en effet largement recyclée pour un résultat bien meilleur dans Une Femme dangereuse de Raoul Walsh (1940), opus autrement plus tendu. On a donc un segment riche de possibilité mais écourté, et un autre prévisible et traînant en longueur.

Néanmoins le film se suit sans déplaisir, notamment dans cette description initiale des communautés latinos où malgré quelques clichés (le personnage de la mère la main sur le cœur), la prestation tout en droiture virile de Paul Muni fait mouche. La première scène de procès confronte ainsi habilement la candeur du "prolo" au vice de l'avocat adverse bien né, la juste cause défendue par Ramirez ne pesant pas lourd car reposant sur sa seule bonne foi. Dès lors c'est l'avidité et la ténacité de celui parti du bas qui domine chez Ramirez et permet son ascension mais là encore une forme de naïveté le perdra en visant trop haut côté cœur avec la belle Dale (Margaret Lindsay). Le manque de liant et la mise en scène neutre d'Archie Mayo empêche l'ensemble d'être plus palpitant mais, à l'interprétation solide de Muni il faut aussi ajouter une Bette Davis qui se démarque réellement. Amoureuse frénétique et meurtrière bientôt débordée par un équilibre mental précaire, Bette Davis parvient à exprimer cette folie avec une inquiétante sobriété qui la rend plus pathétique que ne l'aurait fait un jeu plus outré. 

On la sent constamment sur la corde raide, jusqu'à cette dernière scène de témoignage où l'on a physiquement l'impression de voir sa dernière once de raison s'évaporer. L'actrice aurait imposé cette retenue en raison de son expérience personnelle des troubles mentaux avec sa sœur, et les producteurs qui la poussaient vers plus d'excès et envisageaient de retourner la scène dans ce sens (pensant que les spectateur n comprendraient pas la bascule dans la folie si elle était jouée sobrement) y renoncèrent. Bette Davis est donc le grain de sable imprévisible qui manque globalement au film qui se conclut dans la résilience moralisatrice attendue pour son héros ayant renoncé à ses ambitions.

Disponible en streaming sur MyCanal

Discussion intéressante sur l'image des latino-américains à Hollywood à travers un regard sur le film

dimanche 12 mai 2024

Le Cavaleur - Philippe de Broca (1979)


 Pianiste réputé, Edouard Choiseur ne cesse de courir entre contingences professionnelles et sentimentales. Quand son épouse menace de le quitter, il décide de consacrer un peu de temps à sa famille.

Les premiers films de Philippe de Broca, et plus particulièrement ceux tourné avec Jean-Pierre Cassel (Les Jeux de l’amour (1960), Le Farceur (1960), L’Amant de cinq jours (1961), Un Monsieur de compagnie (1964)) étaient des sortes d’autoportraits peuplés de héros séducteur, rêveurs et bondissant dont le mouvement perpétuel signifiait la peur du vide qu’augurait le moindre ralentissement. C’est un penchant qu’on retrouverait aussi dans le corpus avec Jean-Paul Belmondo (Cartouche (1962), L’Homme de Rio (1964), Les Tribulations d’un Chinois en Chine (1965), Le Magnifique (1972)) où le ralentissement appelait à l’introspection et à la mélancolie, à l’image de la personnalité lumineuse mais angoissée de Philippe de Broca.

Alors que les films avec Philippe de Broca mettaient en scène des jeunes hommes tels que le réalisateur se voyait (Jean-Pierre Cassel) ou se fantasmait (Jean-Paul Belmondo), Le Cavaleur ose évoquer cette fois ce type de personnalité à travers l’homme d’âge mur tel que de Broca commençait à être. Néanmoins l’idée reste tout de même de s’auréoler d’un certain panache quand il propose le scénario à Yves Montand (avec lequel il avait tourné le génial Le Diable par la queue (1968)) mais ce dernier refuse pour un élément du script froissant son égo démesuré – la péripétie voyant Choiseur éconduit par une femme plus jeune que lui. Il reportera alors son choix sur Jean Rochefort pour le meilleur. La présence dilettante (ramenant une part de sa persona filmique de ses rôles chez Yves Robert comme Un éléphant ça trompe énormément (1976) ou Courage fuyons (1979)) de ce dernier apporte un ralentissement, une retenue naturelle à l’approche plus trépidante et outrancière qu’aurait forcément recherché de Broca, et bien sûr interprété Montand devant souvent être poussé dans ses retranchements pour exposer une certaine vulnérabilité.

Dès lors la bonhomie de Rochefort parvient à faire ressentir une réelle empathie pour Choiseul malgré un comportement détestable sur le papier. Pianiste à succès et homme à femmes, Choiseul est perpétuellement partout et nulle part. La scène d’ouverture donne le ton, en le montrant jonglant avec les différentes femmes de sa vie entre deux répétitions. Sa faconde le maintient en bon termes avec les amours d’hier (l’ex-femme jouée par Annie Girardot), garde en émoi la passade du moment (Catherine Alric géniale en blonde séductrice et écervelée) et force l’attente de la compagne légitime (Nicole Garcia très émouvante). Le récit est volontairement décousu, se rallongeant parfois sur une unité de temps courte (première nuit voyant Choiseul se démultiplier d’un lieu à un autre, d’une femme à une autre) ou se rétrécissant dans une temporalité longue (la dernière partie plus mélancolique) à l’image de la personnalité éternellement insatisfaite de son héros.

S’attarder dans un lieu (salle de répétition, de concert, domicile familiale) crée le vide et l’attente des expériences à vivre dans un autre, rester trop longtemps avec une femme c’est renoncer aux opportunités et exaltations d’un potentiel nouvel amour. Ce tempérament déjà présent chez les premiers héros de de Broca s’orne ici du spectre de la vieillesse. On passe des personnages juvénile et insouciants d’antan à un homme mûr fuyant ses responsabilités, laisse derrière lui femmes et enfants dans ses facéties. Dès lors le côté bondissant dresse un portrait à la fois attendrissant mais pathétique du héros dans ses va-et-vient servant son égo mais faisant souffrir ses conquêtes, comme la séquence alternant vacances familiales écourtées, abandon cruel d’une jeune amante pour tenter d’aller en conquérir une autre (Catherine Leprince). En cherchant à se sentir toujours jeune et vivant par son art de la fugue (titre initial du film), Choiseul s’aliène son entourage et pense maintenir un statuquo où il serait toujours au centre de l’attention – la remarque impensable pour lieu de Nicole Garcia qui lui affirme qu’elle pourrait le tromper, Annie Girardot lui disant qu’il ne sera pas toujours celui qui partira le premier.

Philippe de Broca ralenti progressivement et subtilement le rythme pour isoler peu à peu le personnage et le laisser seul face à ses doutes et à ses fautes. Cette introspection passe par un superbe travail formel, la photo Jean-Paul Schwartz se fait de plus en plus diaphane et cotonneuse, la silhouette de Jean Rochefort se perd dans de superbes décors naturels puis faire face au vide des anciens lieux de son quotidien. Choiseul se plaint longtemps durant l’histoire de ne pas retrouver le toucher de piano d’un ancien concerto joué durant les répétitions avant un concert, et c’est une sorte de métaphore de son éternelle poursuite de sa jeunesse perdue, rendue littérale en croisant un premier amour passé joué par Danielle Darrieux.

Ce n’est qu’en s’isolant et se rendant enfin disponible pour autre chose que sa propre satisfaction (en prenant sous son aile un jeune surdoué du piano) que Choiseul entrevoit le chemin de la rédemption dans une touchante dernière partie, et plus particulièrement une éblouissante et virtuose dernière scène en forme de fin ouverte. 

Sorti en bluray français chez Gaumont

vendredi 10 mai 2024

La Nuit des généraux - The Night of the Generals, Anatole Litvak (1967)


 Varsovie, 12 décembre 1942 : Maria Kupiecka, une prostituée qui travaillait secrètement pour le renseignement allemand, vient d'être sauvagement assassinée, alors que dans Varsovie se profilent les prémices de la destruction du ghetto de Varsovie. Selon un témoin, le meurtrier serait un général de la Wehrmacht (reconnu à la bande rouge distinctive sur le pantalon de sa tenue d'officier). L'enquête est confiée au major Grau. Ce dernier ne tarde pas à soupçonner trois hommes sans alibis : le général Kahlenberge, le général Seydlitz-Gabler et le général Tanz

La Nuit des généraux est un assez captivant mélange de thriller et de film de guerre, dans le cadre d'une prestigieuse coproduction internationale orchestrée par Sam Spiegel. Le film adapte le roman éponyme de Hans Hellmut Kirst publié en 1962, et auquel il incorpore des éléments de La Culbute de James Hadley Chase datant de 1952. On reste dans cette tonalité haut de gamme avec un scénario écrit par Joseph Kessel et Paul Dehn (ainsi que Gore Vidal pas crédité) et l'impressionnant casting dominé par Peter O'Toole et Omar Sharif (acceptant leurs rôles par redevabilité à Sam Spiegel qui fit d'eux des stars avec Lawrence D'Arabie (1962)), et comprenant aussi Donald Pleasence, Charles Gray (l'occasion d'avoir des interactions entre deux Blofeld), Tom Courtenay et Tom Courtenay.

Le récit se divise entre trois époques, deux longuement exposées et rapprochées temporellement avec la Pologne de 1942 et la France de 1944, et une plus lointaine entrecoupant les deux premières et se déroulant vingt ans plus tard. Le lien entre ces périodes concerne des assassinats sadiques dont furent victimes des prostituées et dont les suspects se dégagent assez vite avec trois généraux sans alibis le soir des faits. Cette narration sert la mécanique de l'enquête criminelle à travers l'abnégation et la droiture du Major Grau (Omar Sharif) en charge de l'enquête, mais aussi un certain portrait des hautes sphères de l'armée allemande au fil de la Seconde Guerre Mondiale. La première partie brosse le portrait d'un roublard intriguant avec le général Kahlenberge (Charles Gray), du mystérieux et secret Seydlitz-Gabler (Donald Pleasence) et de l'inquiétant héros de guerre Tanz (Peter O'Toole). La facilité des deux premiers à se dérober aux questions de Grau, puis les pulsions sadiques étalées à une échelle spectaculaire et sanglante pour Tanz (avec une traque sanglante et destructrice des résistants dans le ghetto de Varsovie) dressent une impunité des officiers allemands qui rend le coupable potentiel insaisissable et inaccessible.

La seconde partie parisienne, sur fond de défaite imminente alors que les Alliés se rapprochent dangereusement de la capitale, change la dynamique. Grau retrouvant ses trois anciens suspects décide de reprendre son enquête, aidé de l'inspecteur Morand (Philippe Noiret). La toile de fond dresse des officiers allemands aux abois pour des raisons différentes. D'un côté e fameux complot Walkyrie visant à assassiner Hitler (dépeint dans le détail par le film Walkyrie de Bryan Singer (2006)) ramènent l'individualisme et les ambitions personnelles pour sortir du conflit en évitant le chaos promis par le jusqu'au boutisme du Führer. De l'autre notamment les ressources ne sont plus les mêmes pour assouvir les élans meurtriers de Tanz forcé de prendre une permission durant laquelle il va se défouler d'une autre manière, peut-être déjà expérimentée. 

Anatole Litvak navigue très bien entre les périodes, personnages et enjeux à l'échelle intime et géopolitique - les conséquences de l'attentat raté sur l'enquête débouchent sur un rebondissement mémorable. La tension se fait froide mais prenante dans la partie concernant le complot, réellement angoissante lorsque la vérité s'éclaircit quant à la partie criminelle, et plutôt touchante grâce aux points d'ancrage bien introduit que sont Philippe Noiret, Omar Sharif, Tom Courtenay et Joanna Pettet. C'est du travail bien fait et une logistique parfaitement menée auxquels il manque néanmoins un petit éclair formel, une bizarrerie et inventivité plus imprévisible notamment sur la partie thriller trop sage.

Cela est rattrapée par les prestations du casting. Peter O'Toole ravive toute l'ambiguïté, l'étrangeté et la tension déjà présents dans son incarnation de Lawrence d'Arabie mais, au lieu de servir un héros aux pieds d'argiles il s'agit là de personnifier un véritable monstre. L'acteur est vraiment impressionnant, entre le froid calcul et les pulsions meurtrières (en sourdine ou sous couvert du pouvoir militaire) où se maintient une attitude raide et un regard dément. Omar Sharif est particulièrement habité dans sa soif de justice au-dessus des enjeux militaires qui l'entourent, tandis que Philippe Noiret (à l'anglais toujours aussi impeccable dans ses rôles internationaux) impose un flegme humaniste.

La partie contemporaine est là pour traduire visuellement (et jouant sur l'évolution des environnements entre passé sous Occupation et présent) et surtout thématique la rupture, la vérité et surtout la justice se dessinant enfin. Le film ose tout de même montrer une frange d'ancien nazis célébrant leurs hauts faits passés dans l'Allemagne contemporaine, la trame policière les confrontant après les crimes de guerres à leurs abjections privées restées impunies durant cette période. Comme toujours il manque ce soupçon de génie à Litvak pour rendre la confrontation finale plus mémorable visuellement, mais la construction efficace du film rend tout de même la conclusion très puissante. Une superproduction originale et ambitieuse.

Sorti en dvd zone 2 français chez Sony

 

mardi 7 mai 2024

L'Épée de Kamui - Kamui no Ken, Rintaro (1985)

Au Japon, au XIXe siècle, durant la période mouvementée du bakufu, sur fond de guerre de Boshin, le jeune Jirô est persécuté pour le soi-disant meurtre de ses parents adoptifs. Un moine le recueille et le forme à son service. Cependant, Jiro découvre que ce dernier le manipule et décide de rompre. Sa fuite va le mener jusqu’aux États-Unis, où il découvre un trésor grâce à des indices laissées par son père. Mais le shogunat souhaite mettre la main sur ledit trésor afin de financer son effort de guerre.

L’Epée de Kamui est un des projets les plus ambitieux produit par le studio Madhouse en ce milieu des années 80. Madhouse, né de la scission d’anciens employés de Mushi Production (studio fondé par le célèbre Osamu Tezuka) va ainsi se faire un nom par l’esthétique et la mise en scène novatrice apportée dans ses séries télévisées avec l’affirmation d’artistes comme Osamu Tezaki et Rintaro. L’essor du long-métrage d’animation à partir de la fin des années 70 va permettre à Madhouse de s’attaquer à des productions qui feront date. Harmagedon (1983) de Rintaro est un impressionnant récit fantastique qui permet entre autres à Katsuhiro Otomo de faire ses premiers pas dans l’animation, Gen d’Hiroshima (1983) adapte le poignant manga de Keiji Nakazawa en en respectant toute la dureté. L’Epée de Kamui s’inscrit dans cette lignée haut de gamme en adaptant le roman de Tetsu Yano publié en 1970.

Le livre est une impressionnante odyssée s’étalant sur près de 20 ans, mêlant récit intime et arrière-plan d’une période cruciale de l’histoire du Japon, le tout sur fond de chasse aux trésors entre l’archipel nippon et les Etats-Unis. C’est principalement là que le bât blesse, par un sentiment de trop plein et de narration souvent trop elliptique où les évènements défilent trop vite, certains personnages ne font que passer et ne sont pas suffisamment caractérisé. Les péripéties et révélations filiales en tous genres s’enchaînent de manière très voire trop soutenue, tout en laissant planer quelques longueurs où l’on se dit qu’une série télévisée aurait été plus appropriée qu’un long-métrage de tout de même 2h10. Passé cet écueil, le brio formel du film emporte le morceau. La direction artistique de Takamura Mukuo fait le choix d’osciller entre reconstitution historique fidèle et stylisation. 

Dès que les sentiments des protagonistes (dont le chara-design sera familier à ceux ayant grandis avec certaines fameuses séries produites par Madhouse comme Rémi sans famille) sont en jeu, la mise en scène prend un tour grandiloquent et abstrait, notamment lors des combats. L’assassinat de la famille du héros Jirô en ouverture, avec ces effets de décadrages et ses couleurs baroques se pose en note d’intention. Tout au long du film, Rintaro traduit par l’animation les codes des chambaras « live les plus outrés (de Zatoichi à Baby Cart), comme les geysers de sang s’étalant au moindre coup de sabre. Le réalisateur façonne cependant une identité propre par l’onirisme appuyé créant une sensation de suspension et de rêverie davantage que de brutalité dans les joutes martiales. Ces effets sont intrinsèquement liés aux émotions des personnages, aux liens qui les unissent mais que parfois ils ignorent encore, comme le trouble ressenti par Jirô au moment d’affronter la ninja « shinobi » Oyuki qui s’avérera être sa sœur. 

Parallèlement à cette flamboyance assumée, le film fait montre d’une certaine rigueur historique. On croise la route de vraies figures de l’histoire du Japon, chaque aventure de Jirô entraîne des conséquences sur les grands évènements qui agitent alors le pays et inversement, avec l’évocation de certains sujets sociaux comme l’exclusion du peuple Aïnou. Il y a une réelle poésie se dégageant de l’inspiration picturale de certains paysages somptueux, une volonté de figer par le réalisme ou la dimension mythologique certaines fresque guerrières dans les décors de Masao Maruyama. 

La Bataille de la baie de Hakodate semble dans les compositions de plan de Rintaro réellement partir des dessins d’époque dépeignant l’affrontement, tout en se montrant plutôt didactique sur les opposants (les forces d’Ezo ancien nom des îles d’Hokkaido contre l’armée impériale du shogunat) et enjeux. Parallèlement, la photo et le choix des couleurs pour certains tableaux belliqueux part aussi d’un choix de mêler le romanesque à la grande Histoire, et d’en donner une interprétation par des vignettes emblématiques.

Tout cela ne se mélange pas toujours bien sur un plan dramaturgique (notamment le passage aux Etats-Unis plus fantaisiste) mais visuellement c’est constamment impressionnant. Yoshiaki Kawajiri, ténor du studio Madhouse et officiant ici en tant qu’animateur-clé, saura s’en souvenir lorsqu’il signera son féroce et inoubliable Ninja Scroll (1994) dans lequel surnaturel et cadre historique formeront un tout plus harmonieux et outrancier.

Disponible en streaming sur Mycanal

lundi 6 mai 2024

The House of Wooden Blocks - Tsumiki no hako, Yasuzo Masumura (1968)

Alors sa famille nantie vient d'emménager dans une petite ville japonaise, un adolescent de 14 ans voit sa vie chamboulée quand il surprend son père coucher avec sa soeur ainée...

The House of Wooden Blocks est une œuvre où Yasuzo Masumura signe le film anti Ozu par excellence, et laisse planer l'ombre de ses influences occidentales. Le postulat est voisin de films contemporains faisant exploser de l'intérieur la cellule familiale à coups de rancœurs, secrets et transgressions comme Les Poings dans les poches de Marco Bellochio (1965) ou Théorème de Pier Paolo Pasolini (1968). Masumura est dans cette lignée à travers un contexte plus spécifiquement japonais. Il avait dans plusieurs œuvres précédentes dressé un portrait peu reluisant de la société japonaise du boom économique au tournant des années 50/60 dans des œuvres cinglantes penchant d'une part sur la description cynique du monde de l'entreprise (Géants et jouet (1958), Black Test Car (1962)), et de l'autre sur les conséquences de cette opulence dans des relations humaines/amoureuse viciées avec La Chatte japonaise (1967)). C'est sur ce second point que lorgne The house of Wooden Blocks avec la noirceur de cette vision de la famille. La scène d'ouverture nous offre un tableau idyllique de la famille Sasabayashi lors d'un repas familial chaleureux, des échanges bienveillants entre les parents et la fratrie de trois enfants. Un évènement va rapidement lézarder cet ensemble, quand le cadet Ichiro (Yoshiro Uchida) va découvrir que son père (Asao Uchida) entretient une liaison avec sa sœur aîné Namie (Kayo Matsuo). Perturbé par cette vision incestueuse frontale, il délaisse peu à peu le foyer familial tout en se montrant irascible avec son entourage, à l'exception de la belle Madame Hisayo (Ayako Wakao) une veuve et mère tenant un petit magasin. 

La volonté de faire de l'anti Ozu se ressent par les partis-pris formels marqué. Chez Ozu la topographie des demeures et la manière d'y disposer les protagonistes s'inscrivait dans un modèle japonais traditionnel. La modernité pouvait s'y inviter par les aspirations des personnages mais restait contenue, l'évolution se faisait en douceur quand parfois tout n'en restait qu'à un statu quo paisible, et les échanges remettant en cause ce modèle se faisait en petit comité à l'extérieur. Dans The House of Wooden Blocks, l'ordonnancement de la maison obéit à une architecture moderne effaçant le poids du passé, tout semble cloisonné (ce long couloir aux multiples portes de chambres) pour y contenir les secrets les plus inavouables. La scène introductive donne l'illusion d'une union durant le repas familial, mais s'avère très découpée et évite les plans d'ensemble chers à Ozu pour capturer parents et enfant comme une entité soudée. La rupture s'amorce d'ailleurs ainsi quand sorti de la cuisine, Ichiro souhaite plus tard aller poser une question à son père et se rend dans sa chambre dont il trouve la porte verrouillée tandis que les râles de plaisir se font entendre de l'autre côté. L'adolescent doit symboliquement prendre du recul par rapport à la vision qu'il a de sa famille, adopter une autre perspective en allant espionner par la fenêtre et découvrir l'innommable avec les ébats de son père et de sa sœur. 

Dès lors c'est l'escalade entre la découverte des véritables liens de Namie à sa famille, la naissance d'un désir coupable chez lui et les conséquences du secret dans l'effronterie de son autre sœur Midori (Eiko Azusa ) et l'explication de l'éducation passive de sa mère (Michiko Araki). Seul le père apparaît comme vraiment monstrueux dans le récit, à la fois représentation d'une masculinité et patriarcat japonais abusif, mais aussi de sa mue moderne où les moyens financiers lui permettent de consommer impitoyablement toute femme suscitant son désir. La sulfureuse Namie rappelle l'héroïne de La Chatte japonaise, une jeune femme sortie de la fange grâce à son attrait physique et dont toutes les interactions reposent sur la séduction qu'elle peut exercer, le confort matériel qu'elle peut en tirer. Elle a été conditionnée ainsi et l'actrice Kayo Matsuo parvient brillamment en en exprimer la dimension de victime et de séductrice vénéneuse, parfois dans la même scène comme ce superbe raccord en mouvement sur ses jambes passant de l'avant (la séduction) à l'après (l'accalmie après l'amour) sans avoir montré le "pendant" et pourtant stimulé l'imagination du spectateur. 

Masumura parsème le film de visions érotiques de Namie issues de l'imagination d'Ichiro, qui en ressent effroi et excitation sans oser se l'avouer. La satire prévaut cependant sur cette ambiguïté du désir, la douleur et de l'amour que le réalisateur observera avec plus d'acuité dans d'autres films (L'Ange Rouge (1966) et La Bête aveugle (1969) en tête)). Ici c'est davantage la destruction du modèle familial qui domine, tout en offrant un envers moins dans la norme aux yeux de la société mais bien plus sain d'une nouvelle idée de cette idée de famille (Masumura adoptant alors justement lors de sa confession les cadrages "à la Ozu" pour le signifier) avec Mme Hisayo élevant seule son fils - et ce malgré les terribles bases de cette maternité que l'on découvrira. De même la droiture du professeur incarné par Ken Ogata est la proposition d'une autre figure masculine et paternelle, protectrice et bienveillante qui essaiera de remettre Ichiro sur de bons rails tout au long du récit.        

Certaines révélations se devinent avant leur dévoilement, et le film piétine parfois un peu à vouloir en faire de vrais coups de théâtre mais il y a une vraie élégance et maestria de Masumura à les introduire? Le flashback sur le passé de Mme Hisayo, ou celui de l'arrivée de Namie dans la famille sont impressionnants, l'atmosphère douloureuse de confession du présent de la narration contrastant avec la noirceur cauchemardesque de cette vue sur le passé. Le seul moyen de malmener cette prison des apparences qu'est ce cadre familial faussement serein, c'est d'afficher ses travers aux yeux de tous, le clou qui dépasse étant la grande hantise du modèle social japonais. Le choix d'Ichiro lors de la conclusion abrupte va dans ce sens.

Sorti en dvd japonais