Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

dimanche 28 mars 2021

La Chatte japonaise - Chijin no ai, Yasuzō Masumura (1967)


 Un ingénieur sans histoire et qu'on ne voit jamais accompagné a un secret : il héberge chez lui une belle adolescente sortie du ruisseau dont il veut faire la femme de ses rêves.

Le thème de l'amour obsessionnel est un thème central de Yasuzo Masumura, dont il a exploré le versant fétichiste dans La Bête aveugle (1969), morbide et suicidaire avec La Femme de Seisaku (1965), sacrificiel et romantique sur La Femme du docteur Hanaoka (1967) et L'Ange rouge (1966). Cette approche se prête particulièrement bien à l'univers de l'écrivain Jun'ichirō Tanizaki que Masumura a brillamment adapté deux fois avec Passion (1964) et Tatouage (1966). Masumura retrouve Tanizaki avec La Chatte japonaise où il transpose Un amour insensé, roman fondamental dans l'œuvre de l'auteur. Publié en 1924, il s'agit du roman qui entame la seconde et plus fameuse partie de carrière de Tanizaki. A l'image de ce Japon du début du XXe siècle, Tanizaki est dans sa vie et ses premières œuvres sous haute influence de la culture occidentale. 

Fortement ébranlé par le tremblement de terre de Kantô du premier septembre 1923 où il échappe de justesse à la mort, Tanizaki entame un virage dans ses écrits. Il célèbrera désormais les valeurs et la culture japonaise dans la fiction ou des textes plus poétiques tout en posant un regard méfiant sur cette influence occidentale. C'est le cas Un amour insensé avec la passion de son héros pour une femme-enfant capricieuse représentant la vision la plus néfaste de la moga (modern girl prononcée à la japonaise), ces jeunes femmes japonaises émancipées de l'ère Taisho, tant dans leurs allures vestimentaires que leur mœurs libres associées également à ce penchant occidental. 

Le scénario de Ichirō Ikeda transpose l'intrigue de l'ère Taisho au Japon contemporain. On pourrait penser que c'est une manière, avec notamment l'occupation américaine encore récente du pays, de transposer dans le Japon d'aujourd'hui cette thématique de l'influence occidentale néfaste mais à l'aune d'éléments culturels du moment comme pu le faire un Shohei Imamura dans Cochons et cuirassés (1961). Il n'en sera rien même si les tenues de Naomi ou une scène dans un club de danse exprime cet élément de manière sous-jacente. Ce qui intéresse Masumura c'est précisément cette dimension d'obsession amoureuse de l'ingénieur adulte Joji (Shōichi Ozawa) pour l'adolescente Naomi (Michiyo Ōkusu). Dans le roman Joji rejette la tradition maritale japonaise et cherche à modeler à son goût Naomi tant dans son allure que dans son éducation pour justement en faire l'équivalent japonais du canon de beauté occidental (avec plusieurs évocations des stars hollywoodiennes d'alors comme Mary Pickford). Masumura élimine cette veine sociétale pour se concentrer sur l'intimité du couple et en scruter l'aspect aliénant. 

Le réalisateur s'attarde longuement sur les albums photos que Joji constitue en accompagnant toutes les étapes de l'éclosion de la beauté de Naomi, l'assurance de ses traits, la rondeur croissante de ses formes, la blancheur de sa peau. Naomi gagne dans ses images fixes un mystère immédiatement estompée par le rapport à la fois infantile et sensuel entretenu avec Joji. Le domicile conjugal est un terrain de jeu où le plaisir naît de la régression quand Naomi fait de Joji se cheval qu'elle fait dévaler à travers la maison, pour aboutir à un rapprochement charnel plus adulte. Cette aliénation naît de l'échec de l'entreprise initiale hypocrite. Joji vise à faire de Naomi une jeune femme éduquée comme pour justifier sa simple et unique obsession de son corps et Naomi comprenant cela (ce qui se devine par l'effronterie croissante de ses regards dans les albums photos), renonce à tout effort pour s'élever intellectuellement. C'est finalement son attrait qui lui a permis de s'extraire de la fange de son milieu social dont elle a honte, et la soumission de Joji nourrira son égoïsme et narcissisme. 

Plus encore que dans le roman, les deux personnages conçoivent mutuellement l'instrument de leur perte. Joji a fabriqué un monstre sur lequel il n'a plus prise, et Naomi malgré ses multiples infidélités revient toujours instinctivement à son bienfaiteur seul à même pardonner ses écarts, d'assurer le train de vie auquel elle s'est habituée - comme elle le constatera avec la désinvolture d'un amant plus jeune. Shōichi Ozawa est parfait en petit homme terne, étriqué et complexé, forcé de façonner et garder son idéal de beauté par la protection matérielle et l'autorité masculine de façade. La sournoiserie de Michiyo Ōkusu est à la fois explicite et insidieuse. Sa silhouette constamment dénudée, ses postures constamment provocantes, sont un rappel perpétuel à Joji de ce qu'il pourrait perdre s'il cherchait à trop cadenasser la jeune femme. Naomi alterne caprice enfantin, invective blessante et séduction indécente pour toujours mieux manipuler Joji et parvenir à ses fins. Masumura installe une atmosphère sensuelle et colorée dans la mise en valeur de atours de Naomi par les cadrages et la photo de Setsuo Kobayashi, où le trouble est constant avec quelques sommets comme la nuit à quatre où Naomi affole les sens de ses voisins de lit. Masumura dessine par l'image le dilemme par un plan d'ensemble où surplombant le lit elle est offerte à tous à l'horizontale, puis un gros plan la voyant offrir spécifiquement son pied à Joji qu'elle sait friand de cette partie de son corps.

L'espace de la maison est à la fois celui de la proximité, du rapprochement et des jeux érotiques complices, mais aussi celui de la frustration où Naomi se dérobe au désir dévorant de Joji avant d'en disparaître complètement. Comme le soulignera un dialogue, Naomi est comme une délicieuse liqueur dont on veut toujours retrouver l'ivresse malgré les réveils douloureux. A l'inverse Joji est aussi un socle indispensable à l'équilibre d'une Naomi n'ayant jamais appris à se débrouiller par elle-même. Cette aliénation, cette relation dominant-dominé est finalement fondamentale dans le fonctionnement de leur couple et Masumura le fait plus explicitement ressentir que dans le roman plus ironique où Joji paraissait avant tout comme la victime soumise et consentante de Naomi - qu'on devine malgré tout réellement amoureuse ici, le détail de l'affectueuse étreinte finale de la dernière scène étant crucial. Ce n'est cependant pas une vraie infidélité à Tanizaki qui empruntera plus ouvertement cet angle dans Journal d'un vieux fou. C'est en tout cas en parfaite cohérence avec l'approche de Masumura qui transforme les postulats les plus troubles (La Bête aveugle en tête) en romance certes tordues, mais romance tout de même comme ici où s'estomperont les notions de possessions et de jalousie inhérentes à une relation "classique".

Sorti en dvd japonais

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire