Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 31 juillet 2025

Pirates et guerriers/The Valiant Ones - Chung lieh tu, King Hu (1975)

 En Chine au 16ème siècle, un procureur général est nommé gouverneur de deux provinces se situant sur les côtes. Sa tâche est très difficile : éradiquer les clans de pirates et de rônins japonais, tout en déjouant la corruption qui s'est installée jusque dans les plus hauts rangs de l'empire. Il va alors faire appel à un ami d'enfance, ancien colonel de l'armée et fin stratège et un petit groupe de guerriers déterminés.

The Valiant Ones est l’ultime wu xia pian réalisé par King Hu (si l’on excepte Swordsman (1992) tourné en partie avant d’être évincé par son producteur Tsui Hark), lui qui avait posé les jalons modernes du genre avec L’Hirondelle d’or (1966) et Dragon Inn (1967). Le film offre d’ailleurs une continuité avec ces derniers qui formaient avec le précédent L’Auberge du printemps (1974) la « trilogie des auberges », faisant de ce lieu clos le centre d’enjeux intimes et politiques se jouant à coup de stratégies, faux-semblants et combats furtifs. On peut le rattacher aussi au plus ample et mystique A Touch of Zen (1970), film au centre duquel la réflexion était tout aussi importante que les combats, ces derniers n’étant que l’aboutissement ultime des plans de son héros dépourvu d’aptitudes martiales.

King Hu comme souvent part d’une réalité historique pour installer son récit, à savoir les exactions des pirates wakō sur les côtes chinoises entre le 13e et le 16e siècle, ainsi que les actions du pouvoir chinois (alors sous la Dynastie Ming) pour l’endiguer. La méticulosité du réalisateur en termes de décors et costumes est toujours bien là à travers la somptueuse reconstitution, mais s’avère pour une fois une fois plus lâche dans la description des pirates wakō. Bien que provenant en grande partie du Japon, leurs origines étaient bien plus diversifiées que ne le montre le film (comportant même des occidentaux comme les Portugais) qui se montre plus manichéen et traduisant un ressentiment davantage lié à l’antagonisme du 20e siècle envers les Japonais. 

Dans les grands wu xia pian de King Hu, un thème central guidait la veine réflexive menant au combat, qu’il soit romanesque dans L’Hirondelle d’or, politique sur Dragon Gate Inn ou philosophique et mystique dans A Touch of Zen. King Hu semble avoir évacué cela sur The Valiant Ones, reposant bien davantage sur l’action que ses prédécesseurs. Le film est ainsi à la fois le plus ludique, mais aussi le moins profond du réalisateur, un divertissement haut de gamme faisant néanmoins figure de redite.

Nous allons suivre l’officier Yu Ta-yu (Roy Chiao), mandaté par le procureur général pour stopper les pirates. Le récit s’équilibre ainsi entre une partie d’échecs destinée à remonter la piste des pirates et débusquer leur repère, avec une suite de combats de plus en plus spectaculaire. S’il y a certes en partie redite sur l’argument, le terrain de jeu s’élargit véritablement. La première joute a lieu comme un symbole dans la modeste auberge d’un village pauvre, durant laquelle nous allons apprécier les capacités de Yu Ta-yu et ses acolytes qui en nombre inférieur vont mettre en déroute les pirates par leurs prouesses martiales et stratégiques. 

Il y a un très plaisant côté Mission : Impossible mâtiné de wu xia pian à voir les plans sophistiqués et jeux de dupes se mettre en place à plus grande échelle, avec une caractérisation parfaite installant le rôle de chacun dans l’équipe où tous existent vraiment tout en étant réduit à leur fonction.  C’est particulièrement vrai pour le duo formé par Wu (Bai Ying) et son épouse (l’habituée Hsu Feng), la seconde en bras armé discret et le premier en rempart invincible. On voit cette approche réfléchie tout d’abord désarçonner les pirates, avant que ses derniers montrent une dimension plus retorse.

L’aspect « best-of » King Hu se ressent à d’autres moments notamment lors de la fameuse vélocité des travellings lors des poursuites et combats dans les forêts de bambous, mais le réalisateur parvient néanmoins à se renouveler. Le film est coproduit par la Golden Harvest alors montante, et fait bénéficier à King Hu de ses talents dont un Sammo Hung en charge des chorégraphies martiales et jouant le rôle du « boss » final pirate japonais - tandis que ses "frères" de l'opéra de Pékin comme Yuen Biao et Corey Yuen tiennent aussi de petits rôles. 

On a ainsi le meilleur des deux mondes, avec un King Hu travaillant les coups sur le montage dont on voit les conséquences plutôt que l'impact (la longue joute de Wu dans le repaire des pirates dont il défie tous les combattants), tandis que la patte Sammo Hung se ressent avec les plans larges étirant l’espace, la durée des combats et la sophistication des chorégraphies que l’on savoure dans toute leur splendeur. Le cinémascope contribue à cette emphase et, si les moments suspendus et contemplatifs typiques de King Hu sont plus rares, l’arrière-plan marin confère une beauté et ampleur somptueuse à l’ensemble.

L’audace de la forme se prolonge en partie sur le fond, par une conclusion assez amère et notamment l’allusion frontale à la corruption du pouvoir contribuant à la pérennité des méfaits des pirates – élément qu’on imagine difficilement transposable aujourd’hui. En définitive un superbe King Hu de transition, qui se réinventer avec l’hypnotique diptyque Raining the Mountain/Legendof the Mountain (1979).

Sorti en bluray chez Spectrum Films 

lundi 28 juillet 2025

Ailleurs l'herbe est plus verte - The Grass Is Greener, Stanley Donen (1960)

Lord et Lady Rhyall vivent dans un immense manoir anglais, qu'ils ouvrent aux touristes pour arrondir leurs fins de mois. L'un des visiteurs, le millionnaire américain Charles Delacro, tombe sous le charme de la maîtresse des lieux. Ayant compris la situation, et désireux de reconquérir son épouse, Lord Rhyall met sur pied un hilarant stratagème.

A partir du milieu des années 50, Stanley Donen, libéré de son contrat à la MGM souhaite explorer de nouveaux horizons hors des contraintes du système studio. A l’instar de plusieurs de ses prestigieux collègues contemporains comme Joseph L. Mankiewicz, il va passer en indépendant et naviguer entre les studios (Drôle de frimousse (1957) pour Paramount, Pique-nique en pyjama (1957) chez Warner) puis monter sa société de production Grandon Productions en association avec Cary Grant, les deux s’étant particulièrement bien entendu sur le tournage d’Embrasse-la pour moi (1957). L’opus le plus fameux de cette collaboration entre Donen et Cary Grant sera bien sûr Charade (1963), habile mélange de comédie romantique et de suspense hitchcockien, précédé d’Indiscret (1958) et d’Ailleurs l’herbe est plus verte.

Un des éléments fondamentaux de cette mue de Stanley Donen repose sur son exil en Angleterre au début des années 60. L’émergence du Free Cinema fait du pays et plus particulièrement Londres un centre des avant-gardes qui va notamment influencer Stanley Donen. Cela se vérifiera notamment sur l’esthétique pop et le ton désabusé du chef d’œuvre Voyage à deux (1967), ainsi que sur le ton grinçant et l’humour désopilant de Fantasmes (1967). S’il y a une indéniable tonalité anglaise dans Charade et sa variation Arabesque (1966), ce sont des films qui gardent une continuité tant formellement qu’à travers leurs casting, avec le passif hollywoodien d’un Donen pas encore totalement émancipé. Ailleurs l’herbe est plus verte entre dans ce cas de figure. 

Il s’agit d’une adaptation de la pièce de Hugh Williams et Margaret Vyner (jouée à Londres en 1956 et rendue populaire par représentation télévisée à la BBC), qui s’attèlent également au scénario. La préproduction sera fort mouvementée puisqu’une partie du casting initial, Rex Harrison et son épouse Kay Kendall (avec laquelle Donen avait déjà travaillé sur Chérie recommençons (1960), devront se retirer lorsque la seconde succombera à une leucémie. Cary Grant, initialement prévu pour jouer le séducteur américain Delacro (finalement interprété par Robert Mitchum) reprendra celui dévolu à Rex Harrison en chatelain casanier Victor, tandis que Deborah Kerr interprétera son épouse Hilary que devait tenir Kay Kendall.

Le trio de stars (auquel s’ajoute une Jean Simmons ravie de pouvoir donner dans un registre plus léger) et le réalisateur ont instauré une vraie complicité du fait de nombreuses collaborations précédentes (Grant et Deborah Kerr sur Elle et lui (1957), Mitchum et Kerr dans Dieu seul le sait (1957), ce qui laisse transparaître une indéniable alchimie à l’écran. De plus Donen parvient indéniablement à installer une thématique britannique sur plusieurs points. Le côté décalé de la famille Rhyall, leur nature de vestige d’un autre temps se ressent dans la facette muséale de leur château, lieu de visite dont les recettes leur sert à subvenir à leurs besoins. Victor fait paresseusement subsister certaines traditions comme lui fait remarquer son majordome Sellers (Moray Watson seul rescapé du casting de la pièce), et se complaît dans les habitudes et le confort. 

L’arrivée électrisante du milliardaire américain Delacro (Robert Mitchum) rebat les cartes lorsqu’il va séduire Hilary (Deborah Kerr). La rencontre entre les deux est le sommet trop précoce du film, la mise en scène élégante de Donen, les dialogues piquants et plein d’esprit qu’ils se lancent, ainsi que l’arrière-plan somptueux du château offrant un délicieux aparté romantique. Hilary déstabilisée par le bagout et la virilité nonchalante de Delacro tombe presque trop rapidement sous le charme, mais Donen construit avec patience un coup de foudre mutuel limpide. La désinvolture de Delacro est ébranlée par le charme domestique de cette femme, tandis qu’elle comprend par la séduction directe de ce dernier tout ce qui lui manque dans son ménage trop sage. Le thème du film fait se rejoindre la rivalité amoureuse et celle nationale entre la vieille Angleterre engoncée dans ses traditions et son passé poussiéreux face à la modernité, l’assurance insolente américaine.

Il y a un mélange de frontalité et de retenue très bien dosée, avec un Victor comprenant immédiatement de quoi il retourne mais laissant son épouse vivre son aventure. L’adultère est explicite et consommé dans une scène brillante durant laquelle Donen souligne l’absence des différents lieux d’entrevue de Delacro et Hilary (pique-nique, restaurant, salle de balle) tout en laissant hors-champs leur rapprochement physique, pour conclure face à la chambre entrouverte de Delacro afin de ne laisser aucun doute. Donen dépeint avec le chatoiement l’émoi de la romance, tout comme le dépit résigné d’un Cary Grant très touchant en époux délaissé. Malheureusement, la réunion finale de ce triangle amoureux ne confirme pas les promesses initiales. 

Après avoir joliment amené le mouvement sa mise en scène, notamment dans l’alternance entre décors studio et vrais extérieurs du domaine de Osterley Park, Donen semble avoir du mal à se dépêtrer des origines théâtrales de son matériau original. Malgré la volonté décalée affichée, on navigue dans le vaudeville assez poussif dans certains rebondissements, et la résolution est assez paresseuse dans l’exécution malgré l’audace des dialogues (Grant et Kerr parlant de leurs vie sexuelle) et de l’interprétation impeccable. Il manque clairement le souffle de modernité et la tonalité désenchantée qui feront tout le prix de Voyage à deux dans cette comédie encore trop sage et contrainte par les conventions hollywoodiennes.

Sorti en bluray français chez Rimini

vendredi 25 juillet 2025

Tread Softly Stranger - Gordon Parry (1958)

 Incapable de payer son bookmaker, un homme retourne dans sa ville natale où son frère escroc et sa petite amie préparent un vol qui se terminera en tragédie.

Tread Softly Stranger est un film noir qui s’équilibre habilement entre ancrage social typiquement anglais, fatalité et stylisation typique du genre, ainsi qu’une sensualité teintée de glamour amenée par la présence de Diana Dors en femme fatale. On quitte rapidement l’urbanité et les bas-fonds londoniens lorsque Johnny (George Baker), jeune viveur, est contraint de retourner dans sa province de Rawborough pour échapper à des dettes de jeu. 

Si pour Johnny c’est l’éloignement géographique qui lui a fait surmonter la grisaille de sa ville natale, son frère Dave (Terence Morgan) s’est offert cette échappée par procuration en séduisant la belle Calico (Diana Dors). Revenu habiter avec son frère, Johnny qui en a vu d’autres, remarque bien vite que la relation est à sens unique et que Dave vit au-dessus de ses moyens pour satisfaire Calico. Au point de voler dans les caisses de l’usine dans laquelle il est employé, pétrin duquel Johnny va s’employer à le sortir mais rien ne va se dérouler comme prévu.

Gordon Parry prend le temps d’introduire l’horizon modeste de cette cité industrielle de province, et de présenter ceux qui acceptent humblement d’accepter le meilleur que peut offrir cette existence comme l’ami d’enfance Paddy (Patrick Allen), sa fiancée Sylvia (Jane Griffiths) et son père Ryan (Joseph Tomelty). Johnny semble revenu lucidement de ses illusions quand Dave voit la réalité le rattraper par la possible découverte de ses vols. L’arrière-plan restreint de la ville (usine, bal dansant, pub) rejoint le cadre intime de la chambre partagé par les frères, et la tentation repose sur le vis-à-vis de l’appartement de Calico. Assez paradoxalement, le personnage le plus caricatural est le cadet Dave, être faible cédant à toutes les tentations et se laissant déborder pour le pire par ses émotions. Calico sous les traits et formes voluptueuses de Diana Dors transcende cette caractérisation de femme fatale progressivement, notamment par un poignant monologue final où elle dépeint son passé difficile et la découverte précoce de sa beauté comme moyen d’échapper à sa condition. 

Dès lors chaque écueil rencontré par les personnages repose à la fois sur une fatalité de film noir, mais aussi un déterminisme social à tristement toujours prendre la mauvaise décision. Le raccourci permanent que recherchent Dave et Calico pour satisfaire leurs désirs charnels comme matériels est une impasse fatale, reposant sur la pulsion plutôt que la réflexion. Johnny, incarné par un très charismatique George Baxter, malgré son sang-froid, recul, et degré de réflexion supérieur, ne s’en sort guère mieux, entraîné vers le fond par ses acolytes.

La réalisation de Parry, assez sobre dans l’ensemble, sait malgré tout s’offrir de saisissants moments expressionnistes et sensuels. La rencontre impromptue d’un témoin gênant lors d’une scène de fuite marque par la puissance de son gros plan sur le visage parcheminé et inquiétant d’un vieillard, magnifié par la photo de Douglas Slocombe. L’ambiguïté entre sentiments, séduction et pur attrait physique domine aussi les apparitions de Diana Dors. Simple silhouette attrayante lorsque Johnny la reluque de dos alors qu’elle fait de l’exercice, elle se fait vénéneuse lorsqu’elle toise le héros de son regard de braise tout juste vêtue d’une chemise de nuit plus tard. Mais ce trio (avec un bémol sur l’interprétation de Terence Morgan) est ainsi déchiré entre pulsions charnelles, rêves de luxe et authenticité, aboutissant à un romantisme inattendu dans sa dernière partie.

Malgré un ultime rebondissement un peu tiré par les cheveux, c’est donc un film noir prenant et tendu, tout en misant sur l’humain plutôt que les effets - toute proportion gardées, cela ressemble à un mélange de film noir et de néoréalisme italien.

Sorti en dvd anglais sans sous-titres 

Extrait

mercredi 23 juillet 2025

Kes - Ken Loach (1969)

 Billy, douze ans, vit dans une petite ville minière du nord-est de l'Angleterre. Il ne supporte plus son univers : sa mère l'ignore, son frère le traite en souffre-douleur et à l'école, distrait et indiscipliné, ses camarades et professeurs lui sont hostiles. Un jour, il trouve un jeune rapace et décide de dresser l'oiseau. Son professeur lui demande d'exposer à la classe l'art de dresser un faucon. Billy réussit enfin à intéresser ses camarades...

Deuxième long-métrage de Ken Loach pour le cinéma, Kes est aussi une des œuvres les plus célébrées du réalisateur. Le film s’inscrit dans la veine encore très aride et austère de ses débuts, dans la continuité de ses travaux pour la télévision. Le film est une adaptation du roman Un faucon pour un vaurien (A Kestrel for a Knave) écrit par Barry Hines et publié en 1968. Le livre est en grande partie autobiographique pour Barry Hines, parvenu à force de volonté à échapper à sa condition dans le terrible déterminisme social anglais. Il grandit dans le Yorkshire au sein duquel se situeront nombre des intrigues de ses œuvres, et surmonte le système scolaire anglais façonné pour construire un éternel recommencement empêchant les enfants de ne serait-ce qu’envisager d’autres perspectives que les travaux laborieux, le pire d’entre eux étant la mine. 

Le roman se nourrit ainsi de l’expérience de Barry Hines, tant durant son enfance que lors des années durant lesquelles il fut professeur d’éducation physique et eut le loisir d’observer ses élèves de basse extraction. Hines ajoute à ce contexte social et scolaire sinistre la trame de cet enfant s’offrant un espace de liberté en dressant un faucon, ce qui fut le cas de son petit frère Richard qui servira d’ailleurs de conseiller sur le film de Ken Loach. Ce dernier lit le manuscrit du roman avant sa publication et en achète les droits avec son partenaire Tony Garnett dans le cadre de leur société de production fraîchement créée, Kestrel Films Ltd.

Le film s’ouvre sur une scène résumant avec force et simplicité l’impasse des personnages. Un long plan fixe s’attarde sur le lit que partage Billy (David Bradley) et son frère aîné Jud (Freddie Fletcher), la sonnerie du réveil amorçant le laborieux lever de Jud, qui en profite pour malmener son cadet. Le déterminisme, la lassitude et l’aigreur qu’il entraîne (Jud travaillant à la mine) se ressentent dans cette introduction marquant tout à la fois la promiscuité et l’absence d’affection de la fratrie. 

Nous allons suivre Billy dont les responsabilités précoces (il a un petit boulot de livreur de journaux) tout comme les obligations de son âge (aller à l’école) ne semblent qu’être un sursis avant d’embrasser prématurément le monde du travail pour un métier au pire harassant, au mieux ennuyeux. L’échappée se fait en quittant les rues mornes de cette cité industrielle pour gagner la verdure de la campagne avoisinante, dans laquelle il trouver un faucon et tenter de le dresser. 

L’adolescent éteint, distrait et n’attendant rien de la vie se mue alors en individu concerné, curieux et passionné lors qu’il se documente afin de dresser le faucon. Les lieux changent (une bibliothèque, une librairie), les occupations aussi (la lecture de l’ouvrage de fauconnerie), ainsi que les lieux lorsque Ken Loach capture Billy dans une plaine verdoyante durant ses exercices avec « Kes ». La composition de plan place l’évasion en avant-plan avec un Billy arpentant le cadre naturel au fil de ses courses avec l’oiseaux, tandis qu’en arrière-plan l’urbanité et la grisaille de la ville se dessinent comme une triste réalité que l’on peut oublier, pour un temps.

Ken Loach oppose l’implication et la passion de Billy pour ce nouveau centre d’intérêt au carcan que constitue le reste de son quotidien. Le foyer est synonyme d’indifférence de la part de sa mère et d’harcèlement par son frère, schéma reproduit différemment à l’école par une logique uniquement punitive de la part du corps enseignant, et moqueuse avec les autres camarades. L’absence d’affection du foyer repose sur l’abandon et la confusion d’une cellule familiale (un père absent, une fratrie de deux pères différents dans laquelle aimer ou du moins le manifester est incompatible, tandis que l’école s’appuie sur un schéma bien plus pensé mais injuste où aider, accompagner les jeunes élèves n’est pas le but. 

Hines et par extension Loach dénonce là le système anglais du tripartisme scolaire qui après un examen arbitraire, le Eleven-plus passé à la fin de l’école primaire, répartissait au plus tôt les élèves entre la possibilité de l’enseignement classique des grammars school préparant aux études supérieures, puis des écoles secondaires techniques et les écoles secondaires modernes vous plaçant sur la voie de la vie professionnelle précoce. Il y a ainsi un contraste criant entre l’allure chétive juvénile de Billy et certains de ses camarades bien plus matures, et le fait de voir un garçonnet devant déjà choisir une voie professionnelle.

La construction intime que lui refuse l’institution, Billy se la façonne donc lui-même par ses pérégrinations avec le faucon Kes. Il suffirait pourtant d’un rien pour que les deux mondes se trouvent comme le montre la magnifique scène où Billy est forcé de raconter le dressage de son faucon en classe à ses camarades, suscitant l’attention et l’intérêt de ceux-ci, mais également de son professeur le regardant d’un œil plus attentif. Billy passe soudain d’un sujet, d’un pion à placer, à l’individu pétri d’affects et de centre d’intérêt. L’entrevue avec le conseiller/recruteur fait malheureusement retomber cette ouverture, le fonctionnaire ne s’intéressant guère à ses aspirations. 

La conclusion fort sombre semble malheureusement condamner le jeune héros, même si l’espoir demeure notamment par le destin de Barry Hines (qui coécrit le scénario avec Ken Loach et Tony Garnett) fut fort heureusement tout autre malgré ce départ pipé dans la vie. Le film rencontra un grand succès critique à sa sortie, et a depuis gagné sa place parmi les grands classiques du cinéma britannique. Ken Loach aura par ailleurs l’occasion de retrouver Barry Hines pour l’adaptation de trois autres de ses romans, Looks and Smiles (1981) et The Gamekeeper (1980) au cinéma, et Price of Coal (1977) à la télévision.

Sorti en bluray français chez Potemkine 

lundi 21 juillet 2025

The Things You Kill - Alireza Khatami (2025)

 Après plusieurs années aux Etats-Unis, Ali retourne s'installer en Turquie avec sa femme. Dans sa ville natale, il retrouve sa famille qui vit un enfer sous le joug terrible de son père. Aussi, lorsque sa mère décède dans des circonstances suspectes, Ali soupçonne-t-il rapidement son père. Aidé par un mystérieux rôdeur qu'il engage comme jardinier, le jeune homme mène une quête vengeresse qui va le confronter au pire des secrets…

Remarqué récemment pour son second film Chroniques de Téhéran (2020), Alireza Khatami revient dans un registre très différent avec ce The things you kill, pur thriller. Il y a néanmoins un lien entre les deux films puisqu’un des segments de Chroniques de Téhéran voyait par l’absurde un réalisateur se confronter à la censure iranienne sur un pitch qui est précisément celui de The things you kill. Le sketch était une sorte d’exutoire à la vraie déconvenue rencontrée par Alireza Khatami qui, ne souhaitant pas se soumettre aux désidératas du comité de censure, va délocaliser son intrigue en Turquie.

Le film remonte plus loin dans l’expérience personnelle de Khatami puisque le contexte familial difficile s’inspire également du sien. Ali (Ekin Koç) est un homme empêché dans sa quête de fonder une famille par des problèmes de fertilité, et hanté par les démons passés de sa propre famille à travers une figure de père violente maltraitant sa mère. Après avoir vécu aux Etats-Unis, le retour en Turquie le place face à cette impasse : il ne peut incarner une autre image de père tandis que le sien représente toujours cette entité intimidante. 

Alireza Khatami construit une mystérieuse figure d’alter-ego vengeur (Erkan Kolçak Köstendil) afin de résoudre ce dilemme dans un récit aux vertus oniriques et psychanalytiques, dont les rebondissements nous emmènent sur les rives du Lost Highway de David Lynch (1996). En effet, en se faisant justice de manière violente, Ali résout ses problèmes en reproduisant le modèle paternel, et par extension celui de racines patriarcales sur lequel repose une société entière.

En ne montrant pas de réaction de l’entourage face à Ali et son « double », le réalisateur fausse l’idée d’interversion pour désigner la masculinité comme une éternelle répétition et reproduction d’un schéma barbare. Le jardin du héros en offre une métaphore saisissante, chaque va et vient dans ce lieu renforçant une nature profonde qu’il s’est efforcé de refouler. Le soleil de plomb ainsi que le dépouillement désertique du lieu le ramènent à cette condition, la luminosité estivale particulière de la Turquie contribuant à ces atmosphères hallucinées, par exemple dans le récent Burning Days de Emin Alper (2022) – œuvre traitant aussi de la masculinité toxique locale. Cette hantise d’un barbarisme refoulé, tout en prenant un tour plus civilisé en traitant de la corruption, courre en définitive dès le départ dans l’inconscient intime et collectif par le récit au début puis la concrétisation d’une scène de rêve dans la dernière scène. 

En salle le 23 juillet 

dimanche 20 juillet 2025

Le Terroriste - Il terrorista, Gianfranco De Bosio (1963)

 Venise, hiver 1943. La Résistance italienne prépare une attaque contre le siège de la Kommandantur. Un homme, surnommé l'Ingénieur, joue un rôle central dans ce plan.

Le Terroriste est une œuvre méconnue nous immergeant au cœur de la Résistance italienne durant la Seconde Guerre Mondiale. Un peu à la manière donc cela se passera en France jusqu’à la sortie de L’Armée des Ombres de Jean-Pierre Melville (1969), ce pan de l’histoire italienne se nourrira souvent d’un ton héroïque et picaresque avec des comédies comme La Grande pagaille de Luigi Comencini (1960). Le Terroriste se montre moins didactique que ces œuvres quant au contexte du récit, soit une Italie au lendemain de l’effondrement du régime de Mussolini, déchirée entre les directives de l’occupant allemand téléguidant les milices fascistes, et une résistance portée par l’armistice du 8 septembre 1943 avec les Alliés.

Cette absence de contextualisation vise à nous plonger dans des questionnements plus complexes, par lesquels la notion de bien passe par des dilemmes moraux insolubles. D’un côté, nous avons l’Ingénieur (Gian Maria Volonté), sorte d’électron libre de la résistance organisant avec froideur et méthode des attentats déstabilisant l’occupant allemand. De l’autre, il y a les pontes des différents groupuscules formant difficilement l’entité unie de la résistance. Ceux-ci s’interrogent quant aux méthodes de l’Ingénieur et surtout ses conséquences, les arrestations arbitraires et exécutions suivant généralement les exploits de l’Ingénieur et mettant en danger des innocents. 

Gianfranco De Bosio, bien que ses opinions penchant pour l’Ingénieur, expose méthodiquement toutes les opinions pour aboutir à un résultat passionnant. Les oppositions entre les chefs racontent presque une histoire de l’Italie du début du 20e siècle, entre la méfiance de certains envers le passé communiste d’autres, l’immobilisme des intellectuels mais aussi le vrai recul dont ils font preuve face à l’action aveugle de certains ravivant la flamme de leur militantisme initial envers le régime de Mussolini. A cela s’ajoute la vraie crise morale de certains, tel Rodolfo (Philippe Leroy), partie prenante de l’attentat ouvrant le film mais préférant se mettre en retrait par la suite.

La narration est particulièrement austère et aride, participant à un climat anxiogène dont le seul pivot semble être la présence imperturbable de l’Ingénieur impeccablement interprété par Gian Maria Volonté. Visage minéral, le verbe court et toujours un coup d’avance, il semble glisser sur les innombrables dangers qui guettent ses acolytes. Gianfranco De Bosio entrecoupe ce qui parait presque un espace mental de saisissants morceaux de bravoures rappelant la réalité de la menace pour la Résistance. 

A la mise en place et à la lente montée de tension du premier attentat répond la dimension plus chaotique du second, la séquence finale travaillant ces deux approches avec un plan « parfait » qui déraille sans prévenir. La ville de Venise constitue est cadre très original pour ce type de récit, par le dédale de ses rues formant une échappatoire ou un piège pour les poursuivis, tout l’élément fluvial permettant la fuite, le camouflage ou au contraire l’exposition vulnérable à ses poursuivants. 

Cette rigueur passionnante sait cependant s'estomper le temps d'une magnifique scène intimiste entre l'Ingénieur et sa compagne (belle apparition de Anouk Aimée), donnant un humanité plus consistante au personnage et surtout en élevant, entre humanisme et détermination politique, le sens de ses actions radicales. La filmographie assez courte de Gianfranco De Bosio semble avoir placé le film dans l’ombre pendant longtemps, mais la finesse avec laquelle il aborde ce moment charnière mérite de lui faire retrouver cette reconnaissance tardive pour les cinéphiles. 

Sorti en bluray français chez Rimini