L’Homme que j’ai tué apparaît comme un opus faisant la transition entre le Ernst Lubitsch du muet et le maître de la comédie tendre et caustique du parlant qu’il deviendra tout au long des années 30. Le film est en effet un mélodrame, genre plusieurs fois exploré durant sa période muette mais auquel il ne reviendra pratiquement plus (même si nombre de ses comédies se teintent aussi d’amertume et de désenchantement) par la suite. De plus l’intrigue se situe dans son Allemagne natale - au sein de laquelle il ne reviendra plus après un ultime séjour en 1933 -, ce qui ne sera plus le cas en dépit de certaines intrigues se déroulant en Europe (Ninotchka (1939), The Shop Around the corner (1940) et La Folle ingénue (1946) en tête) et tenant compte en sous-texte des évènements tragiques qui s’y déroulent alors.
L’Homme que j’ai tué est justement une œuvre en lien avec un traumatisme européen encore frais dans les esprits, celui de la Première Guerre Mondiale et de ses conséquences. Il s’agit de l’adaptation de l’hymne pacifiste qu’est la pièce éponyme de Maurice Rostand, qui connaîtra une seconde version plus récente et très touchante avec Frantz de François Ozon (2016). L’ensemble du récit apparaît comme une forme de hantise collective et intime à surmonter dans cet après-guerre où tous les protagonistes ont perdu quelque chose. Les premières scènes traduisent ce sentiment de mal collectif, en entremêlant par le son et l’image les images d’un présent en paix et les stigmates d’un passé récent meurtri. Les archives d’une parade militaire sont parasitées dans leurs cadrages par un plan filmé en plongée et à ras du sol dans lequel l’avancée de la marche s’observe par l’espace qu’offre à l’image la jambe amputée d’un spectateur. Les canons de la parade viennent parasiter l’espace sonores de soldats hospitalisés qui revivent ainsi, terrorisé, le traumatisme du champ de bataille. Le cheminement du collectif vers l’intime se fait via une scène de recueillement religieux où l’on passe de gradés dans une église à la silhouette solitaire de Paul Renard (Phillips Holmes), cherchant un impossible apaisement en ces lieux. Hanté par le soldat allemand qu’il a froidement tué dans les tranchées, Paul revoit les yeux du défunt en permanence. La séquence en question est un saisissant flashback durant lequel Lubitsch travaille le mimétisme et une forme de transfert entre les deux individus. C’est cette facette qui l’intéresse davantage que de montre l’exécution, la séquence démarrant lorsque les deux se font face et que l’irréparable est déjà commis. Nous observons deux jeunes gens apeurés, las et confus, l’un au moment de rendre son dernier souffle, l’autre en état de sidération par l’acte qu’il vient de réaliser. Lubitsch déploie ce mimétisme par l’image, en créant la confusion quant à la main s’emparant de la biographie de Beethoven dans la boue des tranchées. Un lien que nous ne connaissons pas encore se fait alors puisque Paul comme sa victime sont musiciens, et la pureté du défunt se confond avec la souillure et la meurtrissure du vivant puisque la main ensanglantée du vivant se superpose à cette nette du soldat allemand. L’intime du disparu se révèle avec le contenu du livre, dans lequel se trouve l’ultime lettre adressé à sa fiancée en Allemagne. Pour exorciser ce souvenir et surmonter sa culpabilité, Paul va donc décider de rendre visité à la famille de Walter Hoderlin, « l’homme qu’il a tué ». Lubitsch capture le climat de deuil et de profond ressentiment de cette Allemagne d’après-guerre où l’on cultive la haine du français dès le plus jeune âge. La maisonnée éteinte de la famille Hoderlin se partage entre les incursions du père (Lionel Barrymore) dans la chambre de son fils maintenue intacte, et les visites de la mère (Louise Carter) sur sa tombe, tandis que la vie de sa fiancée Elsa (Nancy Carroll) est comme restée en suspens depuis sa terrible perte. L’arrivée de Paul est une sorte de retour du fils prodigue, par procuration. En retrouvant joie et chaleur à la vue de ce jeune homme, les Hoderlin surmontent la peine et la haine que leurs compatriotes ont fait muter en haine envers « l’autre », ici le français, plus tard le juif puisque Hitler sera démocratiquement élu un an après la sortie du film. Lubitsch capture donc un certain virage que prend alors l’Allemagne, de manière sous-jacente et moins frontale que ne fera plus tard un Frank Borzage. Ce qui intéresse le réalisateur, c’est de faire de cette hantise intime un motif de réunion, d’amour et de rassemblement. Il inscrit le leitmotiv du quiproquo, si cher à lui dans ses comédies, au sein d’un magnifique mélodrame. Il entremêle brillamment son sens caustique au regard pesant des locaux voyant ce français déambuler dans leurs rues, construisant par les dialogues piquants ou de purs motifs formels ce climat délétère. La renaissance se fait en trois temps. Le jeu hébété et raide de Philip Holmes est celui d’un homme qui a vu la mort et l’a infligé, la démarche traînante de Lionel Barrymore est celle d’un vieillard dont la vie s’est arrêtée lorsqu’il a compris que son fils ne reviendrait plus, et la féminité éteinte de Nancy Caroll exprime le sentiment de celle qui ne veut plus, ne peut plus aimer un homme. Cette hantise du disparu les réunis pour des raisons différentes et provoque des attitudes contrastées pour chacun d’eux, mais en définitive c’est là, malgré le mensonge, le chemin pour reprendre goût à la vie. C’est particulièrement vrai durant la poignante scène où Lionel Barrymore déclame la réalité cruelle de la guerre, par laquelle la haine ne doit pas s’exercer sur l’autre camp, mais sur un système ayant envoyé des jeunes gens à la mort par le consentement commun des puissants et de la population. La belle conclusion achève cette réunion et superposition lorsque Paul, gardant cadenassé son propre violon, rejoue de l’instrument en se voyant offrir celui de Walter. La famille recomposée semble nous emmener vers des lendemains plus pacifistes et chaleureux, ce que la triste réalité contredira par la suite en Allemagne.
Sorti en bluray français chez Elephant
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