Iranoff, Buljanoff et Kopalski sont chargés par le gouvernement soviétique d'écouler à Paris des bijoux saisis pendant la révolution, et d'acheter avec l'argent ainsi obtenu des machines agricoles. L'ancienne propriétaire des bijoux, la grande Duchesse Swana, demande à un de ses amis, Léon, d'empêcher la vente et de récupérer les joyaux. Or Léon est précisément le guide, dans la capitale, des trois Russes. Ayant eu vent de l'affaire, les Soviétiques envoient à Paris Ninotchka, qui trouve les trois compères en train de mener la grande vie.
Les bijoux de la Lubitsch’s touch signés par le réalisateur durant les années 30 se caractérisaient par une merveille d’équilibre entre leur contexte social frivole (la haute société européenne) et des questionnements intimes et sentimentaux forçant les personnages à sortir de la posture distanciée. Cela donnera des chefs d’œuvres comme Haute Pègre (1932) et Sérénade à trois (1933) notamment, même si un virage vers une gravité plus explicite s’amorce avec Ange (1937) qui sera d’ailleurs un échec commercial. Ninotchka marque une volonté d’Ernst Lubitsch d’inscrire ses films dans un cadre plus conscient des soubresauts politiques de son temps. La nostalgie et la tendresse baignant l’espace de la boutique tchèque de The Shop around de corner (1940) fait écho à l’envahissement du pays par l’Allemagne nazie, cette dernière sera explicitement moquée dans l’excellent To Be ornot to be (1942), tandis que les conséquences du conflit sur la diaspora tchèque sont en filigrane dans La Folle ingénue (1946).
Ninotchka se propose de moquer le rigorisme et l’austérité inhérent au communisme du régime soviétique en l’opposant à l’idéal hédoniste de l’époque qu’incarne la ville de Paris. La première partie du film exploite cette dualité en faisant du communisme une matière de peur et de culpabilité plutôt que de conviction, tandis que la tentation capitaliste est une forme bienvenue d’abandon à ses envies et pulsions. Les trois émissaires soviétique Iranoff (Sig Ruman), Buljanoff (Felix Bressart) et Kopalski (Alexander Granach) n’ont pas besoin d’être « corrompus » par les fastes de l’Ouest, mais doivent simplement se faire suffisamment pousser par le roublard Léon (Melvyn Douglas) pour céder à une tentation du luxe déjà bien explicite. Lubitsch procède en trois temps pour traduire cette bascule, tout d’abord l’observation hésitante de la scène d’ouverture où les trois agents défilent à tour de rôle dans le hall du palace parisien avant d’en ressortir sans oser aller plus loin. Ce seront ensuite les dialogues hilarants fait d’auto-conviction par lesquels ils se délestent de l’idéologie et s’autorise un confortable séjour dans la suite royale.That's an idea but who said we were to have an idea.
L’étape suivante consiste à enfin se délecter des plaisirs de la chair (dans tous les sens du termes) et du luxe qu’offre le capitalisme dans une séquences géniale où, hors-champ devant une porte fermée l’on ne constate que de manière sonore l’extase croissante du trio tandis que défilent les mets fastueux et les soubrettes courtes vêtues. Plus tard dans le film en écho à cette séquence, un même plan de porte close exprimera le message de révolte qu’insuffle Ninotchka (Greta Garbo) aux ouvrières et clientes d’un club depuis les toilettes. Ce parallèle fait du capitalisme un virus qui s’infuse, tandis que la bonne parole communiste est une « maladie » qui se diffuse, deux manières différentes d’endoctriner l’interlocuteur à sa cause.
L’adhésion de la très austère Ninotchka est différente des trois compères, la posture raide, le visage impassible, la tenue austère et les répliques cinglantes en faisant une personnalité bien moins perméable aux joies parisiennes.
Le monde capitaliste ne sera une option que quand il sera incarné, de chair et de sang, mais sous son jour purement matériel et mercantile, il désintéresse totalement Ninotchka. C’est ce qui fait fonctionner le début de la romance entre Léon et Ninotchka. Léon ignore que Ninotchka est une proie qui ferait avancer ses affaires, et est simplement séduit par sa beauté et son ton laconique. Ninotchka quant à elle ne voit en Léon qu’un guide dans son observation des choses pratiques de l’Ouest à intégrer au régime, mais va perdre de sa froideur pour céder aux charmes du bonimenteur. Le jansénisme décalé de l’une et la légèreté de l’autre les séduisent mutuellement, faisant du décorum et des objets un motif échappant à l’idéologie communiste et à la frivolité capitaliste pour ne plus qu’être des motifs romantiques. Après avoir déploré le gaspillage d’électricité en observant l’urbanité parisienne éclairée du haut de la tour Eiffel, Ninotchka se laisse submerger par l’atmosphère sentimentale instaurée. Lorsque Leon allume sa radio quand Ninotchka pénètre son appartement, ce n’est pas dans une volonté d’épate mais dans l’espoir de détendre la jeune femme et lui voler un baiser. Comme pour exprimer la manière dont l’attrait amoureux déleste le duo des préoccupations terre à terre (la politique comme le profit), Lubitsch adopte un point de vue « divin » et omniscient pour filmer leur premier baiser en plongée. Plus tard Ninotchka va acheter un chapeau qu’elle avait regardé avec mépris dans la vitrine d’un magasin, et longuement se scruter devant un miroir en le portant sur sa tête. Le geste n’a rien de narcissique, la préoccupation de soi en tant qu’individu s’est éveillé en envisageant d’endosser l’attribut pour l’homme qu’elle aime. Le réalisateur tout en tissant cet écrin chatoyant reste alerte et conscient des maux du monde qui l’entoure. Lors de l’arrivée en gare de Ninotchka où le trio d’émissaire est venu la chercher, ils la confondent avec une autre avant de se raviser en la voyant effectuer un salut hitlérien. Comme il le fera dans To Be or not to be (le fameux surnom de « Erhard camp de concentration » d’un personnage), toutes les répliques les plus mordants fustigeant les pratiques du régime soviétique correspondent bien à une triste réalité de celui-ci.“ What are the news from Moscow? “
“ Good, very good. The last mass trial were a great success. There is going to be fewer but better Russians “
Cette approche n’est cependant pas là pour vanter les mérites du capitalisme puisque sans y toucher Lubitsch évoque aussi le conditionnement soumis des démunis quand Ninotchka vise juste (malgré la tournure amusée et décalée des répliques) en dénonçant certaines inégalités.
« What do you want? »
« May I have your bags Madam? »
« Why? »
« He is a porter, he wants to carry them »
« Why? Why should you carry other people's bags »
« Well, that's my business madam »
« That's no business, that's social injustice »
« That depends on the tip »
De même, les antagonismes entre l’ancien régime tsariste et l’actuel se rejouent à travers le personnage de la duchesse exilée Swana (Ina Claire). Au départ simplement désireuse de récupérer ses bijoux, elle constate qu’une femme de classe inférieure comme Ninotchka est non seulement capable de paraître plus resplendissante qu’elle en société, mais aussi de lui voler son amant par un attrait amoureux plutôt que pécuniaire. Dès lors le but pour elle sera de renvoyer celle qui lui dérobe ses prérogatives même loin du pays dont elle dut s’exiler. Les travers de chaque idéologie et mode de pensée qui privilégient arbitrairement le collectif (le communisme) ou égoïstement l’individu (le capitalisme) sont subtilement dénoncés, Lubitsch ramenant les enjeux à ce qui réunit le meilleur des deux avec l’entité intime du couple formé par Ninotchka et Léon, clairement transformés mutuellement par leur rencontre. Une mue qui sera aussi un argument marketing mémorable en vendant le film comme le premier où Greta Garbo rit, dans une séquence admirablement amenée et où le jeu de la star se fait aussi subtil que spontané.Un des sommets de Lubitsch qui initie donc une suite plus politisée de sa filmographie, et un récit dont le potentiel sera exploité sous forme de comédie musicale dans La Belle de Moscou de Rouben Mamoulian (1957). Billy Wilder ici scénariste saura prolonger les leçons du maître dans la tendresse comme la satire avec La Scandaleuse de Berlin (1948) et le furieux Un, deux, trois (1961).
Vous venez au passage de lire le 3000e texte du blog le film n'a pas été choisi au hasard !
Sorti en dvd zone 2 français chez Warner
3OOO bravos ! merci et ravis de vous lire quotidiennement
RépondreSupprimerMerci de votre fidélité, rendez-vous est pris pour les 4000 ^^
SupprimerOn sera là !
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