Hong Kong, 1966. Dans
sa petite chambre d'hôtel, Chow Mo Wan, écrivain en mal d'inspiration, tente de
finir un livre de science-fiction situé en 2046. A travers l'écriture, Chow se
souvient des femmes qui ont traversé son existence solitaire. Passionnées,
cérébrales ou romantiques, elles ont chacune laissé une trace indélébile dans
sa mémoire et nourri son imaginaire. L'une d'entre elles revient constamment
hanter son souvenir : Su Li Zhen, la seule qu'il ait sans doute aimée. Elle
occupait une chambre voisine de la sienne - la 2046…
Chez Wong Kar Wai l’amour n’est pas un sentiment qui se vit
dans la frénésie de l'instant, mais un vestige du passé à entretenir avec
mélancolie à travers le souvenir. Lorsque l’amour se confronte au présent, le
désir se fige dans l’attente et les entraves sociales de In the Mood for Love (2000) ou se déchaîne dans les amours
tumultueuse de Happy Together (1997).
Wong Kar Wai ne laisse la romance s’épanouir que dans un spleen nostalgique et
doucereux, qu’il soit rattaché à une époque (le Hong Kong 60’s de Nos Années sauvages (1990) et plusieurs
autres de ces films), à un genre qu’il déconstruit (le wu xia pian de Les Cendres du temps (1994)) ou à un
biopic qu’il détourne (le formidable The Grandmaster (2013)). Même quand il rend son romantisme immédiat et lumineux
dans le merveilleux Chungking Express
(1994), c’est dans un équilibre avec deux parties jouant de la triste
introspection puis de la fougue juvénile.
2046 apparait donc
comme une sorte de synthèse idéale, la thématique entière du film reposant sur
le regret et le souvenir. Cela s’applique au récit mais aussi à Wong Kar Wai lui-même
qui fait du film un véritable kaléidoscope de son imaginaire avec de nombreuse
réminiscence de scènes, lieux et personnages entrevus dans ses œuvres précédentes.
Ainsi le titre 2046 est le
numéro de chambre d’hôtel où se retrouvent le couple adultère de In the Mood for Love et le personnage de
Tony Leung Chiu-wai se nomme Chow Mo-wan dans les deux films. De plus chronologiquement
l’amour perdu évoqué par le personnage dans 2046
correspond à la Maggie Cheung de In the
Mood for Love (renommée ce qui aurait pu semer le doute sauf que Maggie
Cheung fait une furtive apparition en flashback), tout comme sa présence à Phnom
Penh dont il parle dans 2046 et qui constitue l’épilogue de In the Mood for Love. Pour fuir le dépit
de cette romance avortée, Chow Mo-wan se réfugie donc dans des amours qu’il
rattache à un lieu (la chambre 2046), à ses souvenirs mais également à son
imaginaire avec le roman de science-fiction 2047 où il livre une version
cryptiques de ses expériences sentimentales.
Le début du film nous perd volontairement entre ces
différentes temporalités et niveaux de lecture, ses va et vient temporels et ses
visions de SF assez criardes. C’est une manière pour Wong Kar Wai de disséminer
les indices et interprétations possibles qui trouveront tout leur sens au fil
du récit. Le côté « synthèse » de 2046 correspond aux différents
visages que donne le réalisateur de la romance, la candeur, cruauté, veulerie,
incompréhension et les silences de tous ses films passés semblant se retrouver
ici à des degré divers. C’est notamment le cas dans le tempérament de Tony
Leung, amant séducteur et indifférent avec l’ardente Bai Ling (Zhang Ziyi),
éconduit mais bienveillant envers Wang Jing-wen (Faye Wong) qui en aime un
autre, et qui se ment à lui-même avec Su Li-zhen (Gong Li) dans laquelle il
recherche une autre.
La nature des émotions reposera à chaque fois sur le
tempérament de l’héroïne qui fera face à Tony Leung. Zhang Ziyi en voisine de
chambre et maîtresse ponctuelle bouleverse sa vaine attente d’affection,
celle-ci se devinant malgré une sophistication et un glamour qui aurait pu
rappeler Maggie Cheung. Mais à la retenue et au masque de son aînée Zhang Ziyi
troque un don de soi, une émotivité à fleur de peau joyeuse dans les scènes
charnelles, poignante dans l’abandon impudique (quand elle inverse le marché
sexuel avec Tony Leung et se heurte à son indifférence) puis pathétique dans le
désespoir.
Faye Wong retrouve la maturité en plus la grâce de son personnage de
Chungking Express. Cette fois son
obsession amoureuse et quête d’ailleurs par ce fiancé japonais s’observe avec
dureté, mais aussi par la distance et la retenue de l’observateur qu’est Tony Leung
sous le charme (mais plus l’objet de cette affection comme dans Chungking Express). On ressent la
tristesse du héros de ne pouvoir diriger cette grâce vers lui-même et Wong Kar
Wai sait magnifiquement mettre en valeur l’alchimie et la complicité naturelle
liant Tony Leung à Faye Wong ; les dialogues semblent inutiles pour laisser
les vignettes iconique (leurs échanges sur le toit de l’hôtel) parler. Enfin
Gong Li incarne l’aventurière revenue de tout, celle qui voit avant les autres
(le report que fait Tony Leung sur elle de son amour perdu) et est résignée.
Wong Kar Wai les caractérise avec brio par la gestuelle (les
postures séduisantes mais anxieuse de Zhang Ziyi, les moues rêveuses de Faye
Wong - à croquer quand elle s’exerce au japonais -, la raideur de mannequin de
Gong Li), les tenues (glamour et traditionnelles pour Zhang Ziyi, ordinaire à l’image
de la simplicité de son personnage pour Faye Wong et sombre comme sa volonté de
disparaître dans la nuit pour Gong Li) et comme souvent un leitmotiv musical
pour chacune d’elle. Ce sera le cha-cha-cha et les mélodies de Dean Martin pour
celui qu'incarne Zhang Ziyi, l'opéra pour Faye Wong et la musique de film pour
Gong Li ; puisqu’elle est celle sur laquelle on projette une autre, au
point de reprendre l’identique des
scènes et cadrage de In the Mood for Love
comme quand elle attend lascive contre un mur dans l’obscurité d’une ruelle.
Les passages SF correspondant au livre de Tony Leung
apportent une nature métaphorique à la douleur et fuite du personnage. Le
kitsch de ces passages et le côté surligné du propos aurait pu gâcher l’ensemble
mais Wong Kar Wai glisse à nouveau ces moments de beauté suspendue dont il a le
secret. La romance entre le héros et un androïde (illustration de la relation
non réciproque avec Faye Wong) offre un rapprochement tendre et irrésistible
par la seule gestuelle quand il cherchera à lui confier un secret. Wong Kar Wai
joue brillamment de ses multiples niveaux de lectures, passionnant à l’aune des
différents entrelacs narratifs mais aussi de la connaissance de sa filmographie
par le spectateur (les références, les interactions entre les
acteurs/personnages qu’on associe et compare aux films précédents) ce qui fait
de 2046 le pire film pour découvrir
ce réalisateur mais un objet fascinant pour l’afficionado.
La nostalgie évoquée
en préambule est donc celle d’un sentiment, d’une rencontre et d’une époque
(2046 correspond aussi au futur anniversaire des 50 ans de la rétrocession de
Hong Kong à la Chine, Wong Kar Wai ayant eu l’idée du film en 1997) avec ce
Hong Kong passé qui s’évapore avec les émois qu’on y a vécu. Dès lors on ne s’étonne
pas du poussif My Blueberry Nights
(2007) qui suivit et du hiatus avant le grand retour de The Grandmaster. Wong Kar Wai avait livré là un objet fétichiste et
en circuit fermé qui demanderai un long processus de réinvention.
Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo
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