Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

mercredi 24 décembre 2014

The Grand Budapest Hotel - Wes Anderson (2014)

Plusieurs décennies auparavant, en 1932. À l’époque de sa splendeur en 1932,  le Grand Budapest Hotel est un palace sur lequel règne le distingué concierge M. Gustave. Au milieu de ce microcosme bourdonnant, il veille à ce que les désirs des hôtes de marque soient satisfaits avant même qu’ils les expriment. Respecté par les employés, il est également très prisé par les veuves âgées dont il s’assure la clientèle fidèle, saison après saison. Il est le seul à s'intéresser à Madame D., ses héritiers préférant l'imaginer morte. Ce qui arrive un jour, mais le testament ne donne pas tout aux héritiers : la vieille dame a légué à Gustave H. un tableau de la Renaissance (Le « garçon à la pomme ») d'une inestimable valeur, qui disparaît aussitôt.

Un peu à la manière d’un Tarantino lorsqu’il s’attaqua enfin à son Everest Inglorious Basterds (2009), Wes Anderson se senti assez confiant et sûr de sa force pour confronter son univers ludique à la grande Histoire avec The Grand Budapest Hotel. Anderson reprend son éternel portrait de personnages décalés et rêveurs cette fois dans le cadre de l’entre-deux guerre au sein du Grand Budapest Hotel, un palace situé dans une contrée imaginaire d’inspiration germanique (austro-suisse avec ce cadre alpin enneigé) et slave (Pologne/Hongrie). Nous y suivrons les aventures rocambolesques de Gustave H (Ralph Fiennes) et Zero Moustafa (Tony Revolori), respectivement concierge et jeune groom du palace. 

Les deux personnages représentent un pont entre l’ancien et le nouveau monde de cet entre-deux guerre. Gustave H par son raffinement, sa préciosité et pédanterie est un pur produit de cette Europe d’avant 1914. La dévotion un peu trop rapprochée qu’il met au service de sa prestigieuse clientèle féminine et ayant depuis longtemps atteint l’âge mûr constitue ainsi un ressort comique qui l’humanise mais symbolise aussi sa nostalgie d’une époque déjà révolue qu’il prolonge en cet entre-deux guerre. 

Le jeune Zéro est lui vecteur d’avenir par sa nature d’émigrant naïf et juvénile représentant un monde cosmopolite en devenir mais aussi les heures sombre futures où l’étranger sera stigmatisé. Anderson orchestre ces mutations dans une intrigue trépidante qui va faire cavaler nos deux héros dans cet univers changeant lorsque Gustave va hériter d’un tableau hors de prix d’une cliente (Tilda Swinton) décédée et possiblement assassinée. 

Les clivages de classe de la société passée et ceux raciaux de la future se placent donc sur la route des personnages en la personne du redoutable Dmitri (Adrien Brody) hargneux héritier supposé de la défunte et dont l’uniforme sombre, tout comme celui de son impitoyable homme de main Jopling (Willem Dafoe) annoncent les silhouettes qui sèmeront la terreur en Europe. Ces clivages pourraient potentiellement avoir cours entre nos héros, quelques relents de condescendance et de racisme ordinaire se dessinant parfois dans l’attitude de Gustave H envers Zero (la scène où il l’invective après l’évasion). 

C’est tout le génie de Ralph Fiennes avec ce personnage, reflet des préjugés de son temps mais capable de les dépasser par sa profonde humanité. Son empathie pour ses clientes du troisième âge reflète certes son amour au passé mais détaché de toute forme d’idéologie politique, il est facile pour lui de se lier à Zero une fois qu’il l’aura estimé digne du prestige du Grand Budapest Hotel. 

Tous les héros symbolisent ainsi des êtres pas à leur place dans cette époque tirant vers la barbarie, Gustave H et Zero comme bien sûr mais aussi Agatha (Saoirse Ronan à la présence toujours aussi envoutante et fragile) dont le physique imparfait ne rentre pas dans les canons de perfection d’alors. L’alchimie entre ces êtres marginaux constitue le cœur du film, Anderson la prolongeant à travers d’autres figures comme les comparses d’évasion de Gustave H mais aussi cette sorte d’amicale des concierges qui va aider nos héros (une des séquences les plus jubilatoires du film) dans leur quête. 

Fantastic Mr Fox (2009) avait grandement fait évoluer l’esthétique de Wes Anderson, la stop-motion étant la technique idéale à sa méticulosité qui trouvait une dynamique inédite avec ce passage par l’animation. On en verrait le résultat dans le fabuleux Moonrise Kingdom (2012) où son sens du détail alternait avec des tableaux bondissant et de pures inspirations cartoons. The Grand Budapest Hotel apporte une sorte de perfection à cette approche. 

Après avoir cherché en vain en Europe un vieil hôtel abandonné issu de la période de son histoire, Anderson aura jeté son dévolu sur une galerie marchande polonaise dont l’architecture art nouveau se prêtait bien à une transformation en palace rétro. Ainsi transformé par la production, le décor luxueux est une merveille fourmillant de détail qu’il faut plusieurs visionnages à distinguer et où Anderson aura donné libre cours à sa maniaquerie avec un plaisir visible (les faux journaux contenant entre autre de vrais articles écrits par le réalisateur, le tableau obscène remplaçant celui volé par Gustave H) dans ses cadrages et sa mise en scène millimétrée. 

Les extérieurs sont embellis par des techniques oubliées à l’ère du tout numérique, la façade de l’hôtel arborant une splendide maquette dont les accès fonctionnent en stop-motion comme le téléphérique. Les environnements sont transformés à coup de matte-painting, la ville de  Görlitz (ville de l'est de l’Allemagne, frontalière avec la Pologne et la République tchèque) voyant son cadre d’autant plus stylisé et amplifié par les retouches graphiques de la direction artistique, sans parler d’autres environnements extravagant comme ce monastère en montagne. 

Les liens entre cinéma live et animation se font d’autant plus poreux quand l’action se déchaîne avec une délirante poursuite à ski en stop-motion mise en place par l’équipe de Fantastic Mr Fox. Cet aspect volontairement imparfait et désuet s’inscrit parfaitement dans le côté dépassé, hors du temps et figé du cadre du film et l’on se dit qu’Anderson aurait été le candidat idéal pour une adaptation live de Tintin (son intrigue d’espionnage en pays imaginaire lorgnant d’ailleurs sur le Hergé du Sceptre d’Otokar et sa Syldavie).

L’inspiration de Wes Anderson est multiple sur le film et illustre la nostalgie en creux sous l’aventure trépidante. Le scénario s’inspire notamment des mémoires de Stefan Zweig et la construction du récit reprend celle de certains de ces plus fameux écrits : la narration en flashback par l’intermédiaire d’un double narrateur, un figurant l’auteur et l’autre un personnage rencontré racontant son histoire évoquera donc Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ou encore la nouvelle Amok. Ici cela s’exprime par la transition allant d’une lectrice de nos jours aux confidences de l’auteur en 1985 nous rapportant le récit qui lui fut fait en 1968 pa un Zero (F. Murray Abraham) vieillissant dans un Grand Budapest Hotel désormais abandonné. 

Ce côté post-moderne emprunte également à une littérature plus récente se rapportant à cette époque comme Suite française roman posthume d’Irène Némirovsky et enfin d’une dimension cinéphile où planent les fantômes de Grand Hôtel (Edmund Goulding, 1932), The Shop Around the corner ((1940) Lubitsch évoquant le même thème d’un paradis perdu) ou  Aimez-moi ce soir (Rouben Mamoulian, 1932). Wes Anderson jongle d’ailleurs entre les formats selon les époques (1,37:1 pour les années 1930, 2.35 pour les années 1960 et en 1.85 pour l’époque contemporaine) pour apporter une facette référentielle amusante.

Tous ces éléments dessinent sous la surface ludique une forme de mélancolie sur le temps qui passe, sur le regret et les amis disparus. L’amorce de happy-end trouvera ainsi un écho plus funèbres dans les heures sombres à venir pour l’Europe (les deux scènes d’arrestations dans le train se répondant en écho et leur issue différente témoignant du changement de mentalité) mais aussi nostalgique de vieillesse et solitude quand nous reviendront au Zero amer de 1968. Le meilleur à retirer de ces aventures et douleurs passées reste donc encore la fiction, le personnage de l’écrivain (Jude Law puis Tom Wilkinson) étant essentiel tout comme la succincte partie contemporaine où l’on aperçoit la jeune lectrice de l’histoire que l’on vient de suivre. La structure vertigineuse du film se révèle donc un prolongement à la tonalité contrastée d’une des œuvres les plus ambitieuse et touchante de Wes Anderson.

Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Fox

mardi 23 décembre 2014

Mary Poppins - Robert Stevenson (1964)

Rien ne va plus dans la famille Banks. La nurse vient de donner sa démission Et ni M. Banks, banquier d'affaire, ni son épouse, suffragette active, ne peuvent s'occuper des enfants Jane et Michael. Ces derniers passent alors une annonce tout à fait fantaisiste pour trouver une nouvelle nurse. C'est Mary Poppins qui répond et apparaît dès le lendemain, portée par le vent d'Est. Elle entraîne aussitôt les enfants dans son univers merveilleux.

Les plus grands films de l’âge d’or des Studios Disney furent souvent ceux où Walt Disney était le plus impliqué. Son exigence, sa capacité à repérer et stimuler les talents de ses collaborateurs et son génie créatif tiraient les projets vers le haut pour atteindre cette si insaisissable magie Disney. Son investissement sera malheureusement moindre pour un Walt Disney désormais occupé à gérer un véritable empire du divertissement où au cinéma s’ajoute la télévision et les parcs d’attractions - au Disneyland ouvert en 1955 s’ajoutera Walt Disney World en Floride, ouvert à titre posthume en 1971 mais dont le projet est en cours quand le mogul meurt en 1966. Les productions précédentes avaient marquées un certain virage après l’échec commercial de La Belle au bois dormant (1959) avec notamment l’abandon du conte de fée, mais en partie aussi des chansons comme sur Les 101 Dalmatiens (1961) qui n’en comportait que deux. Merlin l’enchanteur (1963) qui suivrait serait une œuvre divertissante mais pas à la hauteur des grands classiques d’antan et c’est réellement la réussite de Mary Poppins qui constituerait l’ultime triomphe de Walt Disney, son testament et qui marquerait la fin du premier âge d’or du studio.

Le film fut un projet de longue haleine pour Walt Disney. C’est durant les années 40 qu’il découvre la série de roman de l’australienne Pamela L. Travers parmi les lectures de sa fille Diane et en décèle immédiatement le potentiel. Il faudra près de 20 ans de tractations pour convaincre la très tatillonne Pamela L. Travers qui ne cède qu’en 1960 pour 100 000 dollars, un pourcentage sur les recettes de 5 %,  et son aval sur le scénario final. A l’occasion d’un voyage à Londres, Walt Disney avait rendu visite à la romancière et avait su forcer la décision à coup de charme et de bagout. Il n’avait cependant pas attendu l’aval de Travers pour lancer le projet puisque les compositeurs Richard et Robert Sherman – dont Disney avait apprécié le travail sur La Fiancée de papa (1961) parmi leur premiers travaux au studio – ainsi que les scénaristes Bill Walsh et Don DaGradi travaillent déjà à l’adaptation, aux chansons et premiers concepts visuels depuis deux ans. Ces premiers choix demandent également l’aval de Pamela L. Travers pour que le projet soit définitivement lancé et seront l’objet de nouvelles discussions houleuses lorsque celle-ci se rendra à Beverly Hills pour découvrir ces premiers jets.

Les modifications sont en effet nombreuses. Les quatre premiers livres de la série - Mary Poppins (1934), Mary Poppins comes back (1935), Mary Poppins opens the door (1943) et Mary Poppins in the park (1952) –  restent l’inspiration principale, en particulier le premier dont six chapitres sont sélectionnés pour n’en retenir au final que trois dans le film et y ajouter des épisodes inventés. La période de La Grande Dépression cadre du roman est abandonnée pour celle Edouardienne de 1910. La fantaisie des écrits reposant grandement sur les jeux de mots et artifices littéraires paraissent difficilement transposables tel quel à l’écran et Walt Disney fera donc le choix d’en faire une comédie musicale. Après avoir hésité entre Bette Davis et essuyé le refus de la vedette de Broadway Mary Martin, le choix de Disney se porte sur Julie Andrews après avoir assisté à une de ses prestations au The Ed Sullivan Show où elle faisait la promotion de la comédie musicale Camelot.

L’actrice hésite car espérant toujours être choisie par Warner pour le rôle-titre de My Fair Lady pour lequel elle a triomphée sur scène mais Jack Warner ne la jugeant pas assez connue optera pour Audrey Hepburn. Dès lors elle est disponible pour incarner une Mary Poppins qui sous la rigueur et la sévérité de la nurse anglaise traditionnelle s’avère plus douce et avenante que le personnage des romans. Cette évolution de caractère ira dans le sens de la volonté des scénaristes de donner au film une ligne dramatique absente des romans où les épisodes sont indépendants et sans enjeux explicites. L’enjeu reposera sur la recherche d’affection des enfants auprès de leur père sérieux et austère, Mary Poppins devant représenter un contrepoint adulte bienveillant.

Dès la majestueuse ouverture sur le scintillant paysage londonien surplombé de nuage où Mary Poppins se pomponne, la magie ne demande qu’à s’inviter dans ce cadre réaliste. Tout comme ce panorama urbain s’orne d’une féérie inattendue, le quotidien morne des jeunes Jane (Karen Dotrice) et Michael Banks (Matthew Garber) va se trouver métamorphosé par l’arrivée de Mary Poppins. Une certaine fantaisie se dessine néanmoins avant son arrivée avec la truculente apparition de Bert (Dick Van Dyke) en homme - orchestre, les personnages hauts en couleurs tels que l’Admiral Bloom et sa maison- navire rythmant le quartier à coup de canon et bien sûr la maisonnée des Banks.

Nous y devinons l’esseulement des enfants à travers l’agitation de ce foyer où ils passent au second plan : la nounou excédée par un énième mauvais tour s’en va sans regret, la mère (Glynis Johns) semble plus préoccupée par ses différentes causes féministes et le père (David Tomlinson) distant applique la froide rigueur de son métier de banquier au sein de sa famille. Tous les manques affectifs nous apparaissent sans encore avoir vu les charmantes bouilles de Jane et Michael – les deux acteurs déjà réunis dans d’autres productions Disney qui ne nous en paraissent que plus attachants en exprimant leur besoin d’attention sur  chanson Petite annonce pour une nounou/ The Perfect Nanny. La réponse arrivera par le vent d’est envoyant aux antipodes les postulantes acariâtre et déposant une Mary Poppins bien décidé à ramener l’amour dans ce foyer.

Julie Andrews est absolument parfaite, arborant une autorité guindée qui ne demande qu’à s’estomper dans un grand sourire. Les enfants sont à la fois respectueux et subjuguée par cette drôle de nounou et la personnalité de Mary Poppins exprime idéalement le mélange de fermeté et de légèreté nécessaire à tout enfant de la part d’un adulte. Par cette association, toute contrainte peut devenir jeu tel ce rangement de nursery endiablé où tout semble rentrer dans l’ordre par magie. Cette manière d’insérer la fantaisie dans le quotidien ira de manière croissante à travers les prouesses visuelles du film. Mary Poppins constitue un aboutissement technique de tous le savoir-faire emmagasiné par Disney où le merveilleux peut s’inviter de toutes les manières possibles. L’apparition d’oiseaux en animatroniques venant saluer un réveil chanté rappelle les plus envoutantes communions entre princesse et nature de Blanche Neige ou La Belle au bois dormant

Disney avait expérimenté le mélange de séquences live et animées dès ses débuts sur les courts-métrages Alice Comedies dans les années 20 et dans le film Mélodie du Sud (1946) et affine avec brio ces tentatives ici dans la séquence où Mary Poppins et les enfants plongent dans un tableau de Bert. Un moment tourbillonnant et bariolé où la prouesse technique se mêle aux chorégraphies virtuoses dans une joyeuse émulation notamment les mouvements des serveurs pingouins qui demandèrent des trésors d’inventivité aux animateurs pour s’adapter à l’improvisation permanente de Dick Van Dyke. C’est un monde de tous les possibles qui s’ouvre alors, une échappée belle où des chevaux de bois peuvent se libérer de leur manège et où la moindre contrariété peut être surmontée en entonnant un joyeux Supercalifragilisticexpialidocious

La douceur, la candeur et la frénésie du monde bariolé de Mary Poppins forment une constante opposition à la froideur de celui des adultes que représente le père. La relecture Disney constitue une forme de critique d’un mode d’éducation traditionnel anglais rigoureux et désincarné (la moquerie d'une partie de chasse étant tout sauf anodine) où la légèreté est absente, où les enfants ne sont pas dignes d’intérêts tant qu’ils ne se destinent pas à des activités plus « sérieuses ». Tout le récit tend vers ce constat, à travers le personnage du père fermant toute possibilité d’imprévu infantile représenté par la chanson Je vis et mène une vie aisée / The Life I Lead. La mère représente également sous sa fantaisie l’aristocrate vaquant à ses diverses occupations sociales au détriment de ses enfants, l’amusement révélant toujours une réalité amère. Mary Poppins, ferme joyeuse, sévère et souple, représente donc à elle seule cette présence attentionnée capable d’apaiser (l’envoutante comptine Ne dormez pas /Stay Awake), d’amuser et de poser un regard bienveillant sur le monde. 

La chanson Nourrir les p'tits oiseaux /Feed the Birds, moment d’apaisement inattendu dans le mouvement perpétuel ambiant est une illustration idéale de cela, un appel simple où dans un doux songe nous découvrons cette vieille dame vendant des graine au pied de la Cathédrale Saint-Paul de Londres. Ce titre était un des favoris de Walt Disney qui demanda souvent à Richard Sherman de la lui jouer à la fin d’une journée harassante. Ce sentiment d’ouverture se révèle donc autant dans cette douceur que dans les moments plus virevoltants, la séquence de la banque en étant l’exact contraire. Venu visiter leur père sur son lieu de travail, Jane et Michael découvre un lieu sombre, étouffant, peuplés de vieux messieurs imposant les « règles » du monde adulte. A la proposition de donner deux pennys pour les oiseaux se substitue l’ordre de donner la somme pour un plus concret investissement financier à faire fructifier. Un état d’esprit auquel les enfants s’opposent avec force.

Mary Poppins servira ainsi de pont entre la rêverie enfantine et le monde des adultes, l’amour bien réel pouvant lier les deux. Ce rapprochement se fera par une extraordinaire séquence où l’urbanité de la ville et la magie du conte, comme opposé en ouverture forme un tout dans une réconciliation en forme d’orgies visuelle. Le travail redevient un jeu avec des ramoneurs déchaînés, l’enjouée Chem cheminée/ Chim Chim Cher-ee avait annoncé cette légèreté prête à se déchaîner lors d’un Prenons le rythme /Step in Time tonitruant. 

Les toits deviennent le théâtre de phénomènes extraordinaires avec ce pont de fumée et une nouvelle fois le mélange des techniques donne un résultat inoubliable où les arrière-plans en matte-painting, les danseurs démultipliés par les effets visuels et l’esprit joyeux confèrent un émerveillement et une bonne humeur contagieuse. On aurait d’ailleurs tort de ne voir dans la réussite esthétique du film que les seuls exploits des animateurs et auteurs, le réalisateur Robert Stevenson retranscrivant dans une veine bariolée une imagerie qu’il avait déjà exploiter dans sa transposition gothique en diable de Jane Eyre ou du mélodrame Cœurs insondables.

Si ses employeurs peuvent le lâcher à la première déconvenue, l’amour de ses enfants est indéfectible, chose dont prendra enfin conscience le père et David Tomlinson lui amène une touchante vulnérabilité après sa raideur initiale. Ce retour à l’insouciance va ainsi permettre la libération et la plénitude de cette famille portée par Laissons-le s'envoler / Let's Go Fly a Kite où le cerf-volant comme les enfants peuvent enfin prendre leur envol. Mary Poppins fière d’avoir accompli sa mission peut reprendre, non sans émotion, son envol. 

Triomphe artistique et émotionnel, Mary Poppins s’avère à l’image de son héroïne un film presque parfait – malgré les exploits câblés la séquence des rires suspendus est un peu longuette et de trop – et qui sera un triomphe commercial récompensé par cinq Oscars dont celui de la meilleure actrice pour Julie Andrews qui damne le pion à Audrey Hepburn nominée pour My Fair Lady. Avec un joli sens de l’ironie, Julie Andrews dont la carrière cinématographique était lancée remerciera Jack Warner de sa clairvoyance. 

 Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Disney

mercredi 17 décembre 2014

À cause d'un assassinat - The Parallax View, Alan J. Pakula (1974)

Le sénateur Carroll, candidat démocrate aux élections présidentielles américaines, a été assassiné en 1971, lors d'une conférence de presse-buffet, par l'un des serveurs. Une commission d'enquête ne retient pas l'hypothèse d'une quelconque conspiration et conclut qu'il s'agit d'un acte isolé commis par un déséquilibré. Au cours des trois années qui suivent, la plupart des personnes qui ont assisté à cet événement meurent les uns après les autres à la suite de divers accidents. La journaliste Lee Carter, elle aussi témoin du meurtre de 1971, pense que ces accidents sont en réalité des assassinats déguisés : elle fait part de ses craintes à son collègue et ami Joe Frady, mais ne réussit pas vraiment à le convaincre. Cependant, quand Lee est victime à son tour d'un accident fatal, Joe Frady, persuadé désormais que la jeune femme ne se trompait pas, décide, sans l'accord de son rédacteur en chef, de mener une enquête approfondie qui le mène à la mystérieuse organisation Parallax qui recrute des personnes instables...

 Klute (1971) avait constitué une entame mémorable de la veine paranoïaque d’Alan J. Pakula qui l’approfondi avec  The Parallax View, oeuvre intermédiaire avant le sommet que sera Les Hommes du Président deux ans plus tard. La politisation sera d’ailleurs croissante au fil de cette trilogie, le portrait de femme se mêlant au thriller tortueux dans Klute tandis que À cause d'un assassinat lorgnerait presque sur le fantastique et enfin Les Hommes du Président relatera des faits réels rendant palpable l’insécurité fictionnelle des œuvres précédentes.

Le point de départ montre une Amérique encore sous le choc de la mort de Kennedy avec l’assassinat d’un sénateur aux circonstances troubles. L’intrigue finalement assez fantaisiste – lorgnant sur le moins réussi mais précurseur Executive Action (1973) de David Miller premier film à évoquer la théorie du complot sur l’assassinat de JFK -  se confronte au traitement froid et inquiétant de Pakula qui confère un sérieux et une tension implacable à l’ensemble. La nébuleuse organisation Parallax, son mode opératoire original (consistant à enrôler toute les personnes instables et violente en marge de la société) et ses cibles essentiellement portés sur les politiques de gauche pratiquant l'ouverture et fait atteindre des sommets de paranoïa au récit avec un danger pouvant surgir de partout. Le malaise évoque Un crime dans la tête (1962) de Frankenheimer mais la menace communiste de ce dernier est donc remplacé par quelque chose de plus insidieux et indicible.

Jusqu’à la traumatisante conclusion on n’en sait guère plus sur elle mais on aura eu le temps d'en découvrir les ramifications allant du plus commun des mortels aux hautes sphères (David Fincher qui n’a jamais caché son admiration pour Klute semble également avoir été influencé par Parallax View pour The Game (1997).

Warren Beatty en journaliste fouineur est excellent et étonnamment décontracté vu l’atmosphère pesante, Pakula s'autorisant d'ailleurs quelques moments un peu plus outrés comme bagarre mouvementée dans un bar, une spectaculaire course poursuite en pleine cambrousse ou une suspense haletant dans un avion piégé. Le final implacable qui boucle la boucle avec l'ouverture est typique des conclusions pessimistes de l'époque et achève d'en faire un des films les plus marquants. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Paramount


mardi 16 décembre 2014

La Loi du Milieu - Get Carter, Mike Hodges (1971)


Jack Carter, tueur à la solde du gang Fletcher de Londres, revient dans sa ville natale de Newcastle pour l'enterrement de son frère Frank. Carter soupçonne très vite que cet homme sans histoire a été assassiné. Glenda et Doreen, la maîtresse et la fille de Frank, de vieilles connaissances de Carter, ou Cyril Kinnear, le chef de la pègre locale, ont aussi leurs idées sur la question.

Get Carter est un des polars les plus emblématiques des 70’s et témoin de cette courte période où le cinéma anglais montrera un intérêt fort pour le genre avec des œuvres âpres et réaliste comme Salaud et The Offence sorties au même moment. Un élan qui sera coupé court pour un temps avec l’échec commercial et/ou l'accueil critique mitigé mais avec le temps ils connaîtront une vraie reconnaissance, en particulier ce Get Carter faisant désormais office de film culte.

Le film est l’adaptation du roman noir Jack's Return Home de Ted Lewis paru en 1970. Le postulat évoque un pendant anglais du Point de non-retour (1967) de John Boorman avec un héros vengeur, indestructible et entièrement voué à son objectif. L’argument pécuniaire de Boorman est ici remplacé par une vengeance fraternelle lorsque le tueur Jack Carter (Michael Caine) quitte Londres pour un retour à son Newcastle natal afin retrouver les meurtriers de son frère dont la mort apparait faussement accidentelle. Là aussi s’arrête la comparaison avec Boorman puisque aux ambiances psychédéliques et à la menace indicible du Point de non-retour s’oppose ici un froid réalisme. C’est un choix dû à la présence de Mike Hodges à la réalisation, ce dernier signant son premier film de fiction alors qu’il est issu du documentaire. C'est précisément cette veine qu’attend de lui le producteur Michael Klinger qui l’impose à la MGM tout en cédant au casting d’un Michael Caine inattendu dans un registre aussi sombre (et qui sera finalement coproducteur) mais aussi Britt Ekland supposée apporter un peu de glamour.

Ce réalisme se traduit par la description crue de la très cinégénique ville de Newcastle (Doncaster dans le roman de Ted Lewis) avec ses rues en pente, son architecture sinistre et son cadre portuaire désertique, le tout sous un ciel grisâtre accentuant ce sentiment de désolation. La dimension sociale du film naît de cette esthétique et offre un contrepoint parfait au personnage glacial, brutal et individualiste de Carter. Visage impassible, regard opaque et présence hiératique, Michael Caine impose un personnage charismatique et intimidant. Le changement de statut de l’acteur s’incarne à travers l’opposition que semble constituer ce héros londonien seul contre tous dans ce cadre provincial. Caine à ses débuts était plutôt associé aux classe populaires en vrai lads qu’il était mais dès son premier grand rôle Zoulou (1964) on lui confiera plutôt des personnages élégant, raffiné et/ou aristocratiques loin de ses origines ouvrières. Cette opposition de la capitale contre la province, de la classe aisée face au prolétariat et du nord contre le sud s’illustre ainsi par la prestance de Caine déambulant en costume trois pièces bleu dans les bars miteux, les arrières- cours crasseuses et les terrains vagues déserts. Sa beauté et son élégance constitue une première opposition à cette description naturaliste, en faisant un étranger par ce simple distinguo visuel avant que sa droiture et détermination ne s’oppose à la corruption ambiante.

Après une première partie où Carter jauge les forces en présence à travers la pègre locale, cette opposition se traduit par une violence sèche et cruelle où notre héros va remonter la piste des meurtriers au fil des indices. Hodges iconise superbement la présence menaçante de Carter, ce dernier capable de lâcher un bon mot tout en lançant un regard assassin ou avant de lâcher un coup de poing. De même il impose une virilité toute puissante et typique des héros masculins de l’époque, que ce soit durant cette séquence érotique par téléphone quand par sa seule voix il fait se tortiller de plaisir Britt Ekland ou encore lorsqu’une étreinte calmera d’office une logeuse revêche. 

Peu à peu cette froideur rend le personnage distant, tant chaque protagonistes, même ceux prêt à l’aider ne semble pour lui que des pions servant sa vendetta. Semant la mort dans directement ou indirectement avec une même indifférence, il ne semble guère se démarquer de ceux qu’il affronte. Seulement les actes de ces derniers s’avéreront si horribles (on parle ici de pornographie et d’abus sexuel sur mineur) que les pires exactions de Carter finissent néanmoins par revêtir un héroïsme ambigu. 

Entres les hommes d’affaires véreux, les manipulatrices uniquement motivée par le gain et les pervers libidineux en tout genre Carter apparait comme un ange de la mort salvateur. Les truands et autres hommes de main constituent une sacrée galerie de trogne inquiétante dominé par Ian Hendry et John Osborne. Les morceaux de bravoure tiennent parfaitement l’équilibre entre spectaculaire retenu et nervosité plus réaliste par la mise en scène inventive de Mike Hodges. La jubilation précède toujours le dégoût à chaque action de Carter. Après avoir fait suivre deux adversaire, Carter observe ainsi sans émotion sa voiture couler alors qu’il a enfermé une femme dans le coffre. Après avoir défenestré un homme et s’être éloigné sans un regard, le point vue quitte Carter pour s’attarder sur l'endroit de la chute du cadavre soit une voiture où se trouvaient deux fillettes. 

Cette idée culmine lors du final où après avoir accompli sa vengeance Carter croise les balles d’un homme de main tout aussi impitoyable et détaché que lui. Michael Caine sera parvenu à arracher une douloureuse expression d’humanité dans la scène la plus insoutenable du film, mais cette vulnérabilité loin de symboliser une rédemption possible de Carter trace au contraire son point de non-retour sanglant dans le carnage final. Un grand film, dur comme l’acier, froid comme la mort et dont Hodges ne tutoiera la noirceur que bien plus tard avec Seule la mort peut m’arrêter (2003).

Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Warner 


dimanche 14 décembre 2014

Infidèlement Votre - Unfaithfully Yours, Preston Sturges (1948)

Un chef d'orchestre en est persuadé : sa femme le trompe ! Alors qu'il dirige un concert, il imagine trois manières de la tuer, au gré de l'inspiration que lui apportent les musiques de Rossini, Wagner et Tchaïkovski. La salle est en délire : jamais le chef d'orchestre n'a semblé aussi habité par sa partition ! Ne reste plus qu'à mettre le crime en pratique....

La question du fantasme et de son impossible réalisation est un thème central de la comédie américaine des années 50. C’est le mari en quête d’aventure de Sept ans de réflexion (1955), Jerry Lewis se rêvant un alter-ego irrésistible dans Docteur Jerry et Mister Love (1963) ou le quidam ordinaire affublé du sex-symbol Jayne Mansfield dans La Blonde explosive (1957). Preston Sturges est pour beaucoup dans cette tendance, lui qui aura exploré la question narrativement dans Les Voyages de Sullivan (les velléités de mélodrame du héros réalisateur s’opposant aux attente de comédie de son public) mais aussi visuellement en introduisant les codes du cartoon dans le cinéma live. Au début des années 50, Preston Sturges est au creux de la vague. Il a quitté avec pertes et fracas la Paramount, le studio lui ayant donné sa chance et où il jouissait d’une liberté totale. Loin de ce cocon, l’association malheureuse avec Howard Hughes et des œuvres moins inspirée font mettre à mal le crédit de Preston Sturges. Darryl Zanuck, patron de la Fox et grand admirateur de Sturges (tout son travail de scénariste à la Paramount et si cette dernière avait refusé de lui donner sa chance à la mise en scène il était prêt à le faire) lui donnera alors carte blanche pour ce qui sera son dernier vrai grand film, Infidèlement Votre.

Cette idée du fantasme irréalisable qui court de manière sous-jacente dans toute son œuvre (les aspirations héroïque du jeune homme de Héros malgré lui (1944), les rêves de fortunes du couple de Christmas in July (1940), l’idéal artistique du cinéaste des Voyages de Sullivan), Sturges l’applique littéralement dans le script très conceptuel d’Infidèlement Votre. Le chef d’orchestre Alfred de Carter (Rex Harrison) apprend que son épouse (Linda Darnell) le trompe. Fou de rage, il rumine en plein concert trois manières de la tuer, la méthode et l’atmosphère de ses fantasmes variant au gré d’une partition où alternent Rossini, Wagner et Tchaïkovski. L’idée du film date de 1932 où Preston Sturges encore simple scénariste constata l’influence qu’avait la musique d’ambiance sur son écriture. Le réalisateur y ajoute foule d’éléments inventifs dans une première partie caractérisant avec drôlerie le mari jaloux.

Sturges fait de son héros un anglais marié à une américaine qui est également une femme plus jeune. Cette différence d’âge et de culture amorce progressivement des motifs de ressentiments lorsque l’époux se pensera trompé. Rex Harrison lui apporte une préciosité excessive et hilarante, autant dans l’expression de son amour que plus tard de sa haine. Il faut voir l’attitude théâtrale et les grands airs qu’il prend lorsqu’on ose lui amener les rapports de filature confirmant l’adultère de son épouse. Par des coups du sort hilarants, ce fameux rapport qu’il refuse de lire lui revient constamment, jusqu’à ce qu’il finisse par en connaître le tragique contenu. 

Pas de grande scène de ménage ou de colère envers son épouse, sa jalousie va prendre au contraire un tour tout aussi maniéré. Sturges oppose le raffinement européen à la vulgarité du Nouveau Monde, les renvoyant dos à dos avec brio. De Carter est anglais, artiste et cultivé. L’antithèse de son beau-frère August (Rudy Vallee) américain froidement matérialiste (une scène le montrant compter son argent en pleine nuit enfonce le clou) et ignare. C’est le second qui lance la filature par un détective privé de la femme de son beau-frère qu’il soupçonne d’infidélité, un moyen efficace et pragmatique pour lui tandis que cela est d’une vulgarité sans bornes pour un De Carter poussant des cris d’orfraie lorsqu’il apprend la nouvelle.

Dès lors la jalousie ordinaire mais entouré de bassesse de l’américain s’oppose à celle plus raffinée et pédante de l’anglais (les remarques désobligeantes de De Carter sur les américains sont légions sous la plumes acerbe de Sturges) qui ne peut que fantasmer la réparation de l’outrage dans une mise en scène grandiloquente. La caméra de Sturges traverse la salle de concert pour s’attarder sur la gestuelle passionnée de De Carter avant de littéralement plonger dans son regard et ses pensées meurtrières, le rêve peut commencer. 

La comédie noire drôle et sautillante est de rigueur sous les notes du Sémiramis Rossini, le ton se fait pesant et funèbre dans le mélodrame forcé baigné du Tannhäuser et le tournoi des chanteurs à la Wartburg de Wagner et carrément tourmenté et désespéré avec Francesca da Rimini de Tchaïkovski. Mari meurtrier face une épouse « femme fatale » dans le premier fantasme, compréhensif et résigné dans le second et suicidaire dans le dernier, De Carter offre trois visages où il tient sa revanche de façon toujours plus outrancière.

Il en ira autrement lors de la concrétisation où les lois de la gravité reprennent leur droit avec une chambre d’hôtel saccagée, les enregistreurs disposent d’un mode d’emploi incompréhensible et où l’interlocuteur n’arbore pas la même attitude théâtrale. De Carter sera constamment décontenancé par ces éléments réel qui contredise la flamboyance des fantasmes, le plus grand d’entre eux étant évidemment l’infidélité de son épouse. Toujours aussi cabot, notre héros s’en sort avec une envolée dont il a le secret et Sturges de teinter son final romantique d’une grinçante ironie. 

Sorti en dvdzone 2 français chez Carlotta