Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 17 novembre 2015

Le Festin chinois - Jin yu man tang, Tsui Hark (1995)

Refusant de faire carrière en tant que petite frappe dans la pègre locale, Chiu décide de devenir maître cuisinier. Introduit dans un restaurant, il devient le larbin du patron et le nouveau favori de sa fille, passablement excentrique. Le restaurant se retrouve menacé par un maître cuisinier mongol, qui lui lance le défi du Festin Chinois...

Une des thématiques récurrentes de Tsui Hark repose sur le questionnement voire l’opposition entre la tradition et la modernité. Le réalisateur l’aura exploité dans diverses approches. Sociale avec le rageur L’Enfer des armes (1980) et ses terroristes en herbe en colère contre la société hongkongaise. Historique avec la refonte du héros chinois Wong Fei Hung dans la saga Il était une fois en Chine. Philosophique avec la relecture du conte traditionnel dans Green Snake (1993) et même romanesque avec le magnifique The Lovers (1994) et Histoires de fantômes chinois (1987) qu’il produit. Dans cet ensemble Tsui Hark témoigne d’une schizophrénie entre respect pour les traditions (la vraie dimension nostalgique et les clins d’œil aux précédentes versions filmées des contes qu’il adapte) et une volonté de les bousculer en profondeur dans le fond et la forme (le message féministe introduit dans Green Snake, le patriotisme de Wong Fei Hung discuté, The Lovers et ses étonnantes tendances queer, l’horreur façon Evil Dead de certains moments d’Histoire de fantôme chinois). 

Le Festin chinois est une des approches les plus ludiques de ce thème pour Tsui Hark, en plus d’être une de ses œuvres les plus populaires à Hong Kong. Le film est au départ une commande pour le grand film populaire de fin d’année à Hong Kong et Tsui Hark décide d’y traiter un sujet qui lui trotte à l’esprit depuis longtemps, l’illustration et l’ode à la cuisine chinoise traditionnelle. Tout dans le récit tourne autour de cette réflexion entre tradition et modernité. Le héros Chiu (Leslie Cheung) aspire à quitter sa carrière de petite frappe pour être cuisinier quand Au Ka-Wai (Anita Yuen) la fille excentrique de son patron rejette cet héritage et rêve d’une carrière de chanteuse. Cette tradition va se voir menacée par le défi d’un maître cuisinier mongol : le vainqueur du duel dans la réalisation du mythique Festin Chinois deviendra propriétaire du restaurant familial. La voracité capitaliste et les expérimentations culinaires de l’adversaire (Hung Yan-yan qui entre The Blade et Il était une fois en Chine 3 compose toujours des méchants mémorables chez Tsui Hark) impose donc un versant sombre de la modernité dans une volonté industrielle d’écraser les autres. 

Pour nos héros au contraire ce sera une forme d’accomplissement et de trouver un sens à leur jeunesse oisive, voire même une rédemption pour le maître cuisinier déchu Kit (Kenny Bee) qui a autrefois tout perdu pour son art.Tout cela est amené avec une bonne humeur réjouissante par un Tsui Hark déployant une énergie folle même s’il nous perd un peu par une entrée en matière hystérique façon comédie cantonaise bien grasse. Dès que l’enjeu culinaire se pose, l’ensemble devient captivant avec un Tsui Hark à la fois didactique et virevoltant pour nous faire découvrir les arcanes de la cuisine chinoise. Les origines du fameux Festin chinois offrent un aparté historique passionnant tandis que la remise sur pied de Kit offre d’hilarants moments comiques pour lui faire retrouver la perfection indispensable de ses cinq sens. Ce dernier point introduit d’ailleurs l’illustration de la cuisine par Tsui Hark lors de l’affrontement final. 

On reste dans la tradition avec la description pittoresque des plats constituant le Festin (patte d’ours, trompe d’éléphant et cervelle de singe au menu entre autre), cette excentricité se prolongeant dans la préparation où Tsui Hark inclut les codes du cinéma d’arts martiaux avec les techniques virtuoses de nos cuisiniers. Les légumes se découpent en un coup de couteau savamment asséné, les bottes secrètes permettent d’introduire une saveur inattendue et nous ne sommes jamais perdus puisque Tsui Hark introduit même les codes du manga avec les jurés observant et faisant des commentaires instructifs durant l’exécution délirante des plats.

Le réalisateur rend l’ensemble alléchant et olfactif par cette approche qui creusera l’estomac de tout spectateur qui oubliera l’exotisme des plats (et une caution SPA faisant office d’excellent rebondissement). Les personnages attachant contribuent également à nous emporter dans ce monde inconnu, notamment le couple formé par Leslie Cheung (que l’on a rarement l’occasion de voir dans ce registre de comédie, dans ses rôles parvenus en France du moins) et l’exubérante Anita Yuen. Un des films les plus lumineux et enjoué du réalisateur. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 chez Spectrum films

lundi 16 novembre 2015

Wonder Bar - Lloyd Bacon et Busby Berkeley (1934)

Vers 1930, Al Wonder dirige le Wonder bar, un cabaret parisien. Le danseur Harry flirte avec une cliente, Liane Renaud, épouse d'un banquier, ce qui provoque la jalousie de la danseuse Inez, amoureuse d’Harry. Lorsque ce dernier reçoit un bijou de Liane, en cadeau, il essaie de le vendre à son patron. Or, M. Renaud cherche à récupérer son bien...

La collaboration désormais bien rôdée entre Lloyd Bacon et Busby Berkeley parvient a habilement se renouveler avec ce Wonder Bar. Alors que tous les films précédents déroulait une trame quasi identique (la confection d'un spectacle à Broadway) avec comme seule variante la tonalité dramatique ou comique (42e Rue pour le mélo, Prologue pour l'atmosphère festive). On quitte donc les scènes de Broadway pour les cabarets parisiens des Années Folles. Tous les chemins semblent donc mener  les personnages vers l'un d'entre eux, le Wonder Bar et pour diverses raisons. Le danseur Harry (Ricardo Cortez) y mène un double jeu amoureux entre sa partenaire de scène Inez (Dolores del Río) et l'épouse (Kay Francis) d'un prestigieux client. Un homme ruiné pense à s'y suicider dans l'excès, le compositeur (Dick Powell) et le patron (Al Jolson) sont aussi éperdument amoureux d'Inez et pour la caution comique deux couples américains cherchent à s'encanailler avec les gigolos/prostituées locales. Tous ces enjeux se résoudront dans une unité de temps et de lieux durant une soirée festive parmi tant d'autres du Wonder Bar.

Lloyd Bacon mène tous ses registres avec brio grâce à son sens du rythme et un riche casting. Dolores del Rio affole autant qu'elle émeut en amoureuse éperdue (et une première apparition mémorable en négligé blanc) tandis que Ricardo Cortez allie séduction et vilénie avec brio. Kay Francis n'est pas en reste niveau séduction et amène un jeu plus subtil que del Rio dans le dépit amoureux et on savourera le grand numéro de maître de cérémonie sautillant d'Al Jolson (géniale scène sur ses origines russes).

Les séquences musicales ne constituent pas ici le clou du récit puisqu'elles n'en sont pas l'enjeu et constituent plutôt une spectaculaire ponctuation des états d'âmes des personnages. La valse d'ouverture est typique de l'emphase de Berkeley et illustre l'euphorie et le romantisme de la vie parisienne, démultipliant les danseurs derrière des colonnes, confondant les couples dans une série de fondus au noir sur la piste et les unissant dans d'impressionnantes formes géométriques. Plus tard un tango furieux illustrera la liaison destructrice de Harry et Inez, sans le moindre artifice grandiloquent si ce n'est un fouet claquant sur une Inez soumise et folle d'amour. Le film fait preuve également d'une certaine audace pour le meilleur et pour le pire.

 Le plus osé sera cette scène dont on se demande comment elle a pu passer entre les filets du Code Hays où un homme vient demander une danse à un couple sur la piste et ignore la jolie jeune femme pour choisir son partenaire. L'allusion gay est même surlignée par une envolée maniérée d'Al Jolson Boys will be boys! Woo ! (une scène ouvrant d'ailleurs le documentaire The Celluloid Closet (1996) sur l'imagerie gay à Hollywood). Cette ouverture est contrebalancé par le controversé Goin’ to Heaven on a Mule numéro musical concluant le film.

Al Johnson grossièrement peinturluré en noir y accède ainsi à un paradis truffés de clichés raciste où le ciel est un havre composé de cuisse de poulet frit, arbres aux côtes de porc et pastèques. Consternant d'autant que contrairement aux autres scènes musicales on cherche encore le lien avec la trame du film, ce racisme n'étant même pas atténué par la scénographie et la chorégraphie pauvres de la séquence. Un moment gênant qui gâche un peu la conclusion plutôt réussie quant au sacrifice d'Al Jolson.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner 

dimanche 15 novembre 2015

Dernier Amour - Primo amore, Dino Risi (1978)

Ex-gloire de la comédie, Picchio tombe amoureux de Renata, jeune infirmière de la Villa Serena, la maison de retraite pour anciens acteurs de théâtre dans laquelle il vient d'arriver. Il décide de la suivre à Rome, pour vivre la première aventure amoureuse de sa retraite.

Dernier Amour témoigne du désenchantement touchant la comédie italienne dont l’âge d’or touche alors à sa fin. Cette idée s’exprimera soi par une férocité exacerbée virant au nihilisme dans le film à sketches Les Nouveau Monstres (1978) ou Affreux sales et méchants (1976) d’Ettore Scola soi par la mélancolie ressentie dans des classiques comme Nous nous sommes tant aimé (1974) ou La Terrasse (1980) du même Scola. Dino Risi aura exprimé ce désenchantement avec notamment son chef d’œuvre Parfum de femme (1975) mais qui se ressent globalement dans ses derniers films plus sombres et pesant. L’ensemble des œuvres citées sont (d’ailleurs produite par la Dean Film, véritable pavillon de ce chant du cygne de la comédie italienne) témoignaient d’une fin des idéaux politiques, humanistes et sociaux laissant les citoyens démunis face à une société italienne à bout de souffle, où il n’y a plus rien à réaliser. Dernier Amour fait le même constat même cette fois du côté des clowns du monde du spectacle tout aussi désabusés. Dino Risi se sera penché de manière amusée sur le monde du spectacle et plus précisément le cinéma dans L’Homme au cent visages (1959) et La Carrière d’une femme de chambre (1975) et fait de même avec Dernier Amour dans une veine plus tragique.

Cet essoufflement générationnel, notre héros Picchio (Ugo Tognazzi) le réfute. Ex-gloire  du music-hall, il est amené  séjourner dans une maison de retraite d’anciens acteurs. Le décor de cet ancien palais reconverti en maison de repos instaure une atmosphère passéiste qui fait des lieux un mausolée peuplée de momies s’agitant de leur derniers soubresauts et rêvant à leur passé glorieux.  Picchio se refuse donc à cet enkystement, montrant tous les signes d’une vitalité intacte avec son arrivée en voiture rutilante, son bagout et ses talents d’amuseurs intact. La séduction de Renata (Ornella Muti) jeune fille à tout faire de maison pourrait ainsi également le rassurer quant à son pouvoir de séduction. Si les pensionnaires du centre semblent avoir tout vus et vécus, la jolie Renata est comme une page vide, travaillant là depuis ses quinze ans. 

Plus que par ses tentatives de drague éculée, c’est par sa promesse d’ailleurs que Picchio va gagner les faveurs de Renata. En lui racontant et faisant miroiter sa vie du monde du spectacle, en l’épatant de ses talents d’amuseurs scéniques, Picchio fait entrevoir un univers inconnu de paillettes à une Renata conquise. Ugo Tognazzi est épatant de bonhomie rigolarde, témoignant d’une vraie sensibilité sous la fanfaronnerie. Ornella Muti dévoile sa beauté ravageuse dans une sobre élégance, le regard éblouit et les attitudes enfantines témoignant de son inexpérience en dépit de quelques indices troubles. Le rapprochement de ce couple improbable se noue ainsi habilement, chacun des deux malgré ses atouts (l’expérience et la confiance pour Picchio, la sincérité et la beauté pour Renata) témoignant d’une certaine vulnérabilité qui les rend attachant.

Tout cela va s’écrouler lorsque la romance tentera de se poursuivre à l’extérieur de la pension. La vulgarité, superficialité et les tentations diverses du monde moderne vont progressivement pervertir une Renata que l’on devinait influençable et manipulatrice. A l’allure modeste de la première partie succède ainsi des tenues criardes et provocantes témoignant de la perversion de la vie urbaine, vrai révélateur de son ambition. Dino Risi orchestre d’ailleurs une splendide scène d’amour tout effeuillage et regard brûlant d’Ornella Muti pour leur première étreinte, le calcul de Renata trouvant malheureusement les réels sentiments de Picchio en retour. Ugo Tognazzi se voit peu à peu rabaissé à la fois par leur différence d’âge (cruelle plan fixe sur la terrasse lors du voyage à Capri) mais également par sa dimension d’amuseur désormais dépassée. 

On pense à ce moment pathétique où il imite la gestuelle du célèbre comique italien Toto sans que Renata ne réagisse, la référence lui étant sans doute inconnue pour son jeune âge. Risi amène ainsi une nostalgie pathétique illustrant le fossé séparant le couple. Cette romance n’aura été qu’un dernier tour de piste pour un Picchio humilié et diminué (justifiant le titre français) mais le moteur de l’ascension de Renata au sex-appeal désormais très étudié (et justifiant le titre italien original). La boucle que forme la conclusion est une des images les plus noires du cinéma de Risi, l’émotion dont il est aussi capable prenant le pas sur sa veine caustique.

 Sorti en dvd zone 2 français chez SNC/M6 Vidéo

mercredi 11 novembre 2015

The Office Wife - Lloyd Bacon (1930)

Dirigeant d'une importante maison d'édition, Lawrence Fellowes s'implique corps et âme dans son travail. Lorsque sa secrétaire éprouve de forts sentiments envers lui, ce dernier décide de la licencier sur le champ. Pourtant, quand sa remplaçante, Anne Murdock, arrive dans l'entreprise, à la grande surprise de tous, Lawrence tombe rapidement sous son charme.

Les films Pré-Code tournant autour de la relation homme/femme au bureau sont souvent synonymes de guerre des sexes où le féminisme se conjugue à la revanche sociale dans ce contexte de Grande Dépression. On pense à des réussites comme Baby Face (1933) ou Female (1933) et dont The Office Wife qui les précède prend le contrepoint avec un pure romance teinté de récit de mœurs. La scène d'ouverture exprime ainsi l'ambiguïté du lien entre un dirigeant et secrétaire, la complicité et connaissance mutuelle développant une relation "maritale" parallèle sans le sexe.

Cela n'empêche pas les sentiments comme va le constater Lawrence Fellowes (Lewis Stone) directeur d'une maison d'édition bichonné par sa secrétaire qui va défaillir lorsqu'elle apprendra son mariage à venir. La nouvelle venue Anne Murdock (Dorothy Mackaill) semble être une "gold digger" typique du Pré-Code cherchant à séduire son patron mais cette promiscuité va finalement la faire succomber à son tour d'autant que Lawrence Fellowes n'est pas indifférent non plus à ses charmes.

Lloyd Bacon va de la caricature assumée à une finesse progressive pour exprimer l'évolution de la relation. Pour Anne, l'abus grossier de ses charmes (minaudage, jupe remontée) s'estompe au fil de la connaissance mutuelle et Lawrence indifférent à la séduction agressive est à l'inverse très sensible aux attentions de celle qui le connaît finalement mieux que son épouse. La romance se développe dans un quotidien et des habitudes n'existant pas dans la vraie vie de couple de Lawrence et de plus en plus envahit par la secrétaire délicieusement jouée par Dorothy Mackaill. Assez charmant donc et où l'on appréciera la courte présence d'une Joan Blondell débutante qui nous gratifie d'un passage en petite tenue typiquement Pré-Code.

Sorti en dvd zone 2 chez Warner dans leur collection dédiée au Pré-Code 

Extrait

mardi 10 novembre 2015

Victoire sur la nuit - Dark Victory, Edmund Goulding (1939)

Judith Traherne, jeune femme de la haute société, déborde d’activité entre ses chevaux, les voitures rapides et ses soirées mondaines. Seuls de violents et fréquents maux de tête freinent son enthousiasme. Après de sérieuses alertes, elle consulte auprès du docteur Frederick Steele qui lui diagnostique une tumeur au cerveau. Il lui conseille de se faire opérer très rapidement ce qu’elle finit par accepter. L’intervention chirurgicale semble être un succès, la jeune femme reprend sa vie légère et insouciante en entretenant une relation sincère avec le docteur. Ils décident de se marier mais Frederick cache à sa future femme la vérité, l’opération n’a fait que reculer le mal et Judith est condamnée à court terme.

Dark Victory constitue un des sommets de Bette Davis à la Warner avec une de ses interprétations les plus poignantes et sensible. Le film est au départ une pièce à succès de Broadway de 1934 et interprétée par Tallulah Bankhead. Le potentiel dramatique fort de la pièce devait rapidement intéresser le cinéma puisque David O. Selznick en acquiert les droits dès 1935 et propose le rôle principal à Greta Garbo qui préférera interpréter Anna Karénine (1935). Il tentera également d'engager Merle Oberon mais celle-ci sous contrat devra également renoncer. Bette Davis découvrant la pièce (et l'interprétation de Tallulah Bankhead dont elle admet s'être inspirée) s'entiche du sujet et demande à la Warner de racheter les droits à David O. Selznick. Malgré de fortes réticences au vu du sujet profondément déprimant le producteur Hal B. Wallis s'en charge donc, preuve du pouvoir de la star à l'époque au sein du studio. Réalisateur fétiche (avec William Wyler) de Bette Davis à la Warner, Edmund Goulding met en scène ce qui sera la plus grande réussite de leur collaboration.

Dans la fresque L'Insoumise (1938), Bette Davis interprétait une jeune héritière capricieuse et oisive dont la frivolité était rattrapé par les soubresauts historique de l'époque. Dark Victory par son sujet et sa tonalité constitue en quelque sorte le pendant intimiste de ce précédent succès, tant dans l'approche feutrée d'Edmund Goulding que dans la prestation sobre d'une Bette Davis ne vampirisant pas encre les films. Judith Traherne, jeune femme de la haute société vit donc une existence aussi trépidante que futile entre fêtes mondaines et courses de chevaux. Cette fuite en avant masque pourtant une angoisse quant à une santé qui se fait de plus en plus défaillante, les migraines, vertiges et malaise se multipliant malgré son déni. Frederick Steele (George Brent), médecin spécialiste du cerveau, saura pourtant trouver les mots pour la forcer à se soigner mais l'opération ne fera que retarder le sursis d'une Judith condamnée. L'enjeu du film ne reposera donc pas sur une éventuelle guérison miraculeuse, mais plutôt sur l'acceptation de la fatalité et de la volonté de s'épanouir et de vivre le meilleur du temps qui reste.

Cette question concerne tout autant Judith que Frederick. Ce dernier au début du film cherche à fuir le contact avec le patient, frustré par ses échecs dans les opérations du cerveau pour se concentrer sur une médecine de laboratoire certes utile mais plus abstraite et moins douloureuse. La romance est donc source de retour à la vie pour le couple, le chemin étant plus long pour Judith devant accepter sa fin proche. Bette Davis (sortant de liaisons avec William Wyler et Howard Hughes et en instance de divorce avec ce mari d'alors Ham Nelson) et George Brent (sortant lui-même d'un divorce avec Ruth Chatterton) entamèrent une liaison passionnée durant le tournage et cette intimité donne toute sa force émotionnelle au film. Frederick redevenant le médecin concerné et Judith s'abandonnant enfin rassurée à ses mains bienveillante offre une merveilleuse scène de rencontre et l'ensemble de leurs séquences communes repose sur cette promiscuité sensible.

Bette Davis est aussi poignante quand elle se perd dans les excès que dans l'apaisement final tandis que George Brent offre une sobre et passionnée. Parmi les seconds rôles Geraldine Fitzgerald est également admirable en amie attentionnée alors que Humphrey Bogard et Ronald Reagan pas encore star sont en retrait. Edmund Goulding évite de bout en bout l'écueil du mélodrame appuyé, faisant preuve d'une retenue remarquable même dans les instants incitants à l'excès (voir la réaction de Bette Davis quand elle découvre son mal, la rage et le désespoir contenu se ressentant plus que l'apitoiement) et en totale empathie avec son héroïne cherche à reste digne. La dernière partie rend donc cette fin inéluctable bouleversante car douce, sans colère et apaisée (notamment par le score tout en sobriété de Max Steiner). Le meilleur du temps imparti a été vécu avec passion et c'est dans un ultime plan se floutant que l'âme de Judith peut s'échapper.

 Sorti en dvd zone 1 chez Warner ou en bluray all zone et doté de sous-titres français

lundi 9 novembre 2015

Portrait de femme - The Portrait of a Lady, Jane Campion (1996)

En 1872, Isabel Archer, une jeune Américaine, va rendre visite à ses cousins anglais, les Touchett. Elle les surprend par sa liberté de ton et, surtout, par son esprit indépendant. C'est ainsi qu'elle refuse successivement les propositions de mariage pourtant financièrement fort avantageuses de lord Warburton et de Caspar Goodwood, un richissime admirateur qui a traversé l'Atlantique pour déposer son amour et sa fortune à ses pieds. Isabel a d'autres centres d'intérêt. Elle ne comprend pas très bien Serena Merle, une belle compatriote qu'elle a rencontrée chez monsieur Touchett, mais tombe sous le charme de sa grâce et de son élégance. A la mort de monsieur Touchett, le fils du défunt, Ralph, a soin de léguer à Isabel une confortable rente...

Portrait de femme est une œuvre mal-aimée dans la filmographie de Jane Campion puisque souffrant de succéder au célébré La Leçon de Piano (1993) qui lui valut tous les honneurs dont une Palme d’Or. Cette adaptation d’un classique d’Henry James prend en effet à rebrousse-poil par son austérité ceux qui avait été envouté par la flamboyance romanesque de La Leçon de Piano. Ce contrepoint n’est pas seulement visuel mais narratif tout en prolongeant les préoccupations féministes de la réalisatrice qui donne un pendant négatif d’une trame finalement assez voisine de son classique de 1993. Dans La Leçon de Piano, une jeune femme à la fois engoncée dans une prison mentale (celle de son handicap) et sociale (celle de l’autorité de son mari) parvient à s’en échapper par son éveil à l’amour et au plaisir des sens. Portrait de femme donne l’illusion à son héroïne Isabel Archer d’effectuer la même fuite mais au contraire elle forgera sa propre prison en pensant exprimer un libre arbitre. 

Jane Campion tisse ce basculement avec subtilité, restant en cela fidèle au roman où tout reposait sur le non-dit, la manipulation et le duel psychologique. Henry James faisait en partie reposer le livre (et nombre de ses classiques de l’époque) sur une sorte d’antagonisme entre l’Ancien et le Nouveau Monde, soit la vieille Europe et les Etats-Unis. La fougue et la modernité du Nouveau Monde se confronte ainsi souvent aux mœurs archaïques et à la corruption de l’Ancien Monde, ici avec la pétillante Isabel Archer dont le caractère indomptable va insidieusement se soumettre. Jane Campion dans son adaptation atténue cette thématique très rattachée au contexte de parution du livre pour un questionnement plus universel sur le désir féminin. Alors que la peur d’Henry James de l’acte charnel fait essentiellement reposer les errements d’Isabel sur son orgueil, sa jeunesse et ses erreurs de jugement, Jane Campion y ajoute ainsi le désir. C’est la différence fondamentale d’une trame très fidèle à son équivalent papier, manifeste dès la scène où elle éconduit son prétendant bostonien Casper Goodwood (Viggo Mortensen). 

Alors que dans le livre elle fondait en larmes après ce douloureux entretien (signe de ces sentiments indéfinis envers Goodwood), elle fantasme ici être possédée par les différentes figures masculines du récit avant d’interrompre brutalement ce songe. La nature rêveuse et romantique d’Isabel ce révèle en cet instant et explique à quel point aucun de ses prétendants n’est digne d’elle puisqu’ils cherchent trop ouvertement à la dominer, tout en étant trahis par leurs sentiments pour elle. Lord Warburton (Richard E. Grant) ne s’affirme qu’à travers ses possessions, Casper Goodwood que par sa présence virile et autoritaire - aspect légerement perdu avec le choix d’un Viggo Mortensen encore un peu tendre - et Ralph Touchett (Martin Donovan), cousin et complice idéal préfère rester observateur et exercer secrètement son influence. Désormais riche héritière et libre de ses aspirations, Isabel fuit donc ces entraves potentielles et trop explicites mais ne saura répondre à celle plus vicieuse représentée par Madame Merle (Barbara Hershey) et Gilbert Osmond (John Malkovich).

Jane Campion inverse brillamment le propos de La Leçon de Piano, l’ouverture au monde qui se conjuguait à l'éveil au sens pour Ida s’inversant pour forger la cage dorée d’Isabel et assombrir son horizon. Sans le sou, Gilbert Osmond n’a donc que son raffinement et sa présence sensuelle à proposer, ce qui suffira amplement face à l’inexpérience d’Isabel. L’amour s’exprimera alors dans un rapport dominant/dominé que Jane Campion exprime en plusieurs temps. Chacun des prétendants se verra repoussé par Isabel par les choix de mise en scène (chaque échange se faisant en champs contre champ sans les inclure ensemble dans le cadre) ou par un plus explicite mouvement de recul de l’héroïne. 

Grisés par leur passion, ils auront tentés de s’imposer à Isabel et la « posséder » de force par des atouts artificiels. Même animé de noble motifs en tentant de la mettre en garde, Ralph Touchett (excellent Martin Donovan dont la complicité avec Nicole Kidman est exprimée avec une grande justesse) subira le même traitement, repoussé au fond du cadre lors d’une rencontre marquant leur rupture dans l’étable. John Malkovich simplifie grandement l’Osmond bien plus sophistiqué du livre pour en accentuer la présence animale et féline.

Sous une modestie de façade, il s’immisce ainsi dans l’esprit d’Isabel, la laissant se rapprocher pour mieux l’engloutir. La rencontre dans le Forum Romain illustre parfaitement cette idée. Osmond s’y déclare tout en modestie, n’attendant rien en retour de son amour et incitant Isabel à vivre à sa guise. Face à cet amour « désintéressé », Isabel est démunie et laisse Osmond s’introduire dans son espace, la séquence démarrant avec la même séparation que les autres figures masculines pour se conclure par un baiser fougueux qu’Isabel ne repousse pas. Le « mal » de la passion est désormais en germe, à cette première scène d’amour réelle s’ajoutant les fantasmes d’Isabel - et où Jane Campion peut retrouver un court instant sa veine plus expérimentale - désormais figés sur le seul Osmond et plus sur un désir plus incertain. Là encore la réalisatrice propose un envers troublant à La Leçon de Piano où Sam Neil perdait définitivement Holly Hunter en l’isolant par la force alors que le jeu érotique autour de l’instrument permettait à Harvey Keitel de gagner son cœur. Pour Jane Campion la femme est un être passionné mais pas à l’abri des désillusions face à l’objet de son affection pour lequel elle sera prête à tous les sacrifices.

C’est une idée qui s’étend au-delà même d’Isabel avec le personnage de Madame Merle qui, aussi trouble et manipulateur soit-il, agit également au service de celui qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Barbara Hershey affirme ainsi un jeu fascinant entre duperie et sincérité. Portrait de femme offre une étude de caractère glaçante où l’indéniable beauté formelle ne peut être qu’oppressante, faisant à tort accuser le film d’académisme à sa sortie car loin des envolées de La Leçon de Piano. La photo de  Stuart Dryburgh dilue dans un filtre diaphane les couleurs et la cadre ensoleillé de Florence, et fige dans des teintes bleutées les séquences anglaises. La reconstitution somptueuse n’est qu’un joli apparat de la geôle d’Isabel, la magnificence de la demeure romaine n’étant plus que le cadre de l’hostilité mutuelle des époux. Ce qui se dévoilait en filigrane s’affirme désormais par effet de loupe dans les rapports régissant cette Europe corrompue où la femme sera toujours la victime. 

La jeune Pansy (Valentina Cervi) sera ainsi le jouet des ambitions de son père au détriment de ses sentiments, mais aussi le symbole d’une soumission féminine façonnée à la source. Jusque-là considéré comme Madame Tom Cruise en dépit de prestation intéressante dans des films mineurs (le thriller Malice notamment) Nicole Kidman débute réellement son ascension avec ce rôle qui suit déjà sa mémorable composition dans Prête à tout (1995) de Gus Van Sant. Ardente et figée, aventureuse et conventionnelle, elle exprime avec une flamme rare toutes les contradictions d’Isabel Archer. Elle incarne à merveille la vision de Jane Campion lors des scènes où elle est malmenée par Osmond dont cet incroyable instant où la douleur et un désir intact pour l’époux indigne malgré l’humiliation se disputent dans des émotions confuses. Cette confusion fait d’ailleurs retrouver sa dimension indécise à ce désir. 

Les adieux passionnés et marqués de regrets par un baiser tout sauf fraternels pour Ralph Touchett (excellent Martin Donovan) dans ses derniers instants et le bref moment d’abandon avec Casper Goodwood lors du final marquent ainsi l’incertitude d’Isabel Archer. Etre une femme accomplie et céder à ses désirs condamne à la soumission, s’en libérer pour être soi-même à la solitude. Tel est l’interrogation d’Isabel dans une dernière image où elle hésite à se réfugier dans la maison et revenir sur ses pas.

L’environnement sauvage de La Leçon de Piano (ou Holy Smoke dans son film suivant) autorisait l’émancipation charnelle et sociale, le cadre sclérosé et régit de code d Portrait de femme semble l’interdire. Le lecteur d’Henry James tiquera certes sur quelques manques et personnages grossièrement esquissés (Mme Touchett sans doute à cause de la mésentente avec Shelley Winters que l’on devine dans le making-off, Henrietta Stackpole bien fade sous les traits de Mary-Louise Parker) mais tout cela sera au service de choix forts et d’une vision captivante et personnelle. 

Sorti en dvd zone 2 français et récemment dans un somptueux coffret bluray consacré à Jane Campion

samedi 7 novembre 2015

A Midsummer's Fantasia - JANG Kun-jae (2015)

Un réalisateur coréen se rend dans une petite ville rurale japonaise, en repérages pour y tourner un film. Accompagné de son assistante et interprète, il se balade, à la rencontre des habitants et de leurs histoires, qui serviront de base à son film.

A Midsummer’s Fantasia fut une des belles surprises du récent Festival du Film Coréen à Paris. Il s’agit de la troisième réalisation de JANG Kun-jae et constitue une commande Festival International du Film de Nara au Japon. Il s’agit bien sûr de la région d’origine et du cadre filmique privilégié de l’emblématique réalisatrice japonaise Naomi Kawase qui a proposé le projet à JANG Kun-jae. Le sujet sera libre mais aura pour contrainte d’être tourné à Nara, obligeant le cinéaste coréen à se détacher de l’imagerie irrémédiablement associée au cinéma de Naomi Kawase dans ce cadre. JANG Kun-jae place donc cette difficulté au cœur de son dispositif narratif par la construction déroutante du récit.

Le film est découpé en deux partie, l’une « méta » où le réalisateur illustre sa façon de s’approprier le sujet, cette région et ce pays étranger et l’autre de pure fiction. La première partie narre donc l’histoire d’un cinéaste coréen (LIM Hyung-kook) en repérage dans la région de Nara afin d’y tourner un film. Cette découverte des lieux se fera par la rencontre avec les habitants lui racontant leurs anecdotes personnelles associées à l’histoire de la région. Ce segment est filmé en noir et blanc, comme pour signifier la nature inconnue et la distance existant encore entre JANG Kun-jae et son sujet qu’il cherche encore et ce cadre qu’il explore. On oscille ainsi entre une forme purement documentaire (le temps pris et la manière très naturaliste de filmer les entretiens avec de vrais habitants de Nara) et un certain mystère plus indicible lors des balades nocturnes du personnage de réalisateur s’imprégnant de l’âme des lieux et de ses fantômes. C’est précisément la réminiscence d’une étrange figure féminine en songe et durant la visite d’une école abandonnée qui fera la bascule sur la deuxième partie fictionnelle.

Ce second segment entretien le questionnement méta puisque développant un des moments les plus sincères de la première partie, la confession du guide japonais (Ryo Iwase) qui racontait ému sa rencontre avec une coréenne en visite à Nara. Ce moment servait de révélateur au personnage du réalisateur et JANG Kun-jae à la manière de son alter-ego filmique creuse le sillon de cette anecdote à peine esquissée pour enfin tisser le cœur émotionnel du film. Une jeune femme coréenne (KIM Sae-byuk qui jouait l’assistante du réalisateur dans la première partie et entretien ainsi la confusion) explorant seule le japon fait ainsi la connaissance d’un avenant jeune homme japonais. Sa distance et froideur fait contrepoint avec la bonhomie du japonais qu’on devine déjà amoureux et qui se propose de lui faire visiter la région. JANG Kun-jae s’approprie enfin les lieux (sans totalement se détacher de l’ombre de Naomi Kawase) à travers cette romance platonique où il filme leur déambulations. 

On pense beaucoup à la trilogie romantique de Richard Linklater Before Sunrise/Before Sunset/Before Midnight lorsque le temps semble s’arrêter au fil de la marche et des discussions du couple. Cependant à la logorrhée et au détachement de façade tout occidental de Julie Delpy et Ethan Hawke, JANG Kun-jae substitue une réserve et une gêne toute asiatique mais qui ne manque pas de charme entre le japonais et la coréenne. L’attirance se ressent plus par les regards et attitudes (la jeune femme rappelant de manière inattendue le guide japonais) que par le dialogue et les rares confessions sur leurs vies personnelles. La langueur et la beauté du paysage où se perdent les silhouettes du couple suffisent à envouter et le charme opère progressivement.

Le lien entre les deux parties se fait lorsque l’on visitera la fameuse école abandonnée, sources de mystère dans le premier segment et de belle complicité dans lorsqu’ils joueront d’un instrument dans une salle de classe. Après avoir scruté en surface ses impressions confuses avec le noir et blanc, JANG Kun-jae use de la couleur pour la deuxième partie où paradoxalement le souvenir et la rêverie s’ornent pour les rendre plus palpables. 

Le fait que la romance ne se concrétise pas réellement mais constitue un aparté envoutant justifie ainsi le titre A Midsummer's Fantasia, la référence au Midsummer Nightdream de Shakespeare étant évidente. La mélancolie et un certain apaisement dominent ainsi l’incertitude de la première partie, le réalisateur explicitant ses tâtonnements et la façon simple dont il a réussi à détacher une émotion de ces lieux qui lui étaient inconnus. 

Inédit en dvd français et en salle pour l'instant peut être une sortie après le bon accueil au festival du film coréen de Paris ?

jeudi 5 novembre 2015

Dimanche d'août - Domenica d'agosto, Luciano Emmer (1950)

Dimanche 7 août 1949 : des Romains prennent le chemin du lido d'Ostie. Une famille nombreuse, un couple de bourgeois et leur petite fille, une bande de jeunes à vélo s'apprêtent à parcourir les 80 kilomètres qui les séparent de la mer. Les cyclistes se glissent sur une plage huppée. Henri y rencontre Marcelle, les jeunes gens s'amourachent l'un de l'autre, pour découvrir en fin de compte qu'ils sont du même milieu social. D'autres ont dû rester en ville : Hercule, agent de police, est en faction. René se résout à commettre un vol pour reconquérir Lucienne, qui aime les voitures...

Dimanche d'août est une œuvre de transition marquant dans le cinéma italien le virage du néoréalisme vers le « néoréalisme rose ». Ce dernier terme désigne un mouvement qui vit les préoccupations sociales et la veine naturaliste du néoréalisme délaisser le drame pour la comédie, annonçant l’âge d’or de la comédie italienne amorcée à la fin des années 50 avec Le Pigeon (1958). Cette mutation est en partie dût aux deux coscénaristes emblématiques du film, Cesare Zavattini et Sergio Amidei. Le premier est bien sûr le collaborateur privilégié de Vittorio De Sica pour lequel il signera de grandes réussites tant dans sa veine néoréaliste initiale (Le Voleur de bicyclette (1948), Miracle à Milan (1951), Umberto D (1952)) que dans les grandes comédies à venir. Sergio Amidei est tout autant rattaché au néoréaliste dont il contribue à façonner l’imagerie pour Roberto Rossellini avec les scripts de Rome, ville ouverte (1945), Paisà (1946), Allemagne année zéro (1948) et Stromboli (1950). C’est précisément d’Amidei que vient l’idée et la construction du récit, lui qui avait déjà su insérer des éléments de comédie dans Rome, ville ouverte notamment. Luciano Emmer dont c’est est le premier film est quant à lui issu du documentaire et parviendra à un équilibre délicat entre cette tendance et la pure fiction en s’inspirant de la tradition des récits « de congés » comme le classique Lonesome (1928) de Paul Fejos – ouvertement cité lors de la scène finale - Les Hommes le dimanche (1930) de Robert Siodmak et Edgar G. Ulmer, Treno popolare (1933) de Raffaello Matarazzo ou le plus méconnu Weekend (1938) de Carol Reed dont il reprend notamment le récit choral.

Dimanche d’août constitue une véritable photographie de l’Italie d’après-guerre et à l’aube de la bulle économique des années 50. Le contexte du récit avec la récréation que constitue pour les protagonistes ce dimanche d’août prolonge donc la dureté de l’existence d’alors puisqu’il s’agit alors encore du seul jour de repos des travailleurs, de la seule possibilité de sortie familiale et/ou amoureuse. Ce rare moment de détente annonce pourtant l’essor futur de la société de loisir où avec le redressement économique du pays la relâche s’étendra au-delà du seul dimanche. Luciano Emmer inscrit ce passé douloureux, présent difficile et futur radieux par sa mise en scène où il use habilement de ces éléments de décors. La plupart des protagonistes délaissent ainsi Rome pour les plages d’Ostie dont le cadre ensoleillé abritait encore des combats quelques années plus tôt (les jeunes amoureux ne pouvant traverser une plage condamnée car encore minée, une ancienne barque de débarquement désormais reconvertie en plongeoir par les nageurs) et où se devine les symboles de l’hédonisme à venir avec les premiers scooters Vespa que l’on voit traverser l’écran. 

Le moyen de circulation est justement le moyen de caractériser le groupe de personnage, par sa classe d’âge, son rang social et leurs situations personnelles. Une famille nombreuse se charge tant bien que mal dans une voiture brinquebalante, des jeunes garçons vigoureux font le trajet en vélo, une jeune femme est emmenée dans une belle voiture par un prétendant nanti tandis qu’un couple mal assorti et leur petite fille prennent un train bondé. Les récits s'enchevêtrant sans les césures d'un film à sketches, c’est en les capturant dans le mouvement que Emmer caractérisent ses personnages. La famille bruyante, sa marmaille nombreuse et la corpulence des parents les inscrit dans une tonalité chaleureuse et populaire. Le peu de cas fait de la fillette par la « mère » et son caractère orageux nous laisse deviner qu’elle ne l’est pas justement lors du voyage en train et marque déjà la rupture annoncée avec le père plus attentif. 

Cette journée emprunte ainsi différents tons, restant subtilement dans la légèreté tout en esquissant un contexte plus difficile. Là encore Emmer s’appuie avec brio sur son environnement par cette séparation de la plage par un grillage plaçant les pauvres, leurs berges bondées et bungalows collectif d’un côté et les riches de l’autre avec jeux, espace dégagé et restaurants. La présence et la volonté de passer de l’un à l’autre côté du grillage définit les aspirations des personnages, même d’une façon faussement anecdotique. Les deux adolescentes passent ainsi en fraude du côté des riches pour des rencontres supposées plus intéressantes et la jolie Marcella (Anna Baldini) vivra un début de romance charmant avec Roberto (Massimo Serato jeune star montante de l’époque) usant du même subterfuge en se faisant passer pour un nanti. Ce jeu de rôle innocent prend une dimension plus sombre pour les usurpateurs déjà installés du bon côté, que ce soit Luciana (Elvy Lissiak) subissant les assauts d’un baron (Corrado Verga) pour une vague promesse de carrière artistique ou son petit ami laissant faire car dépendant et dont la rutilante voiture n’est qu’une façade.

Cette notion de séparation des classes et de renoncement fonctionne aussi selon que vous ayez la possibilité ou pas d’aller vous détendre en ce dimanche d’août. C’est donc par les laissés pour compte demeuré à Rome que se dévoileront les pans les plus ouvertement dramatiques de l’intrigue. Le récit de cet agent de circulation (Marcello Mastroianni dans un de ses premiers rôles, ne vous étonnez pas de ne pas reconnaître son timbre de voix puisqu’il est  doublé par Alberto Sordi) et de sa fiancée coincée dans cette ville fantôme montre la destinée incertaine des modestes employés et des faibles au sens large, ce court épisode dans un hospice associant les vieillards aux exclus de la sortie dominicale. 

Malgré l’adversité le couple garde pourtant espoirs quand la frustration en conduira d’autres à l’irréparable. L’ex-fiancé Renato (Mario Vitale) ayant vu son aimée partir avec le fameux possesseur du bolide va ainsi basculer dans le banditisme mais sans réussite. L’évasion du dimanche est une respiration qui n’estompe pas les difficultés mais ceux n’y ayant pas accès voient les leurs s’exacerber, comme un symbole de leur précarité. Luciano Emmer offre un passionnant kaléidoscope, allant du collectif à l’intime (annoncé par l’ouverture en aérien des plages avant de s’attarder sur les destins individuels) et offrant une ballade contrastée où la langueur estivale n’est jamais loin de la réalité du quotidien.  La candeur de la dernière scène esquisse cependant les lendemains plus lumineux du néoréalisme rose. 

Sorti en dvd zone 2 français chez SNC/M6 vidéo