Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 22 mars 2016

L'Académie des coquins - School for Scoundrels, Robert Hamer (1960)

Le jeune Henry Palfrey tente de faire impression sur son patron, sur les jolies filles... Peine perdue. Invariablement, le désagréable Raymond Delauney, son ennemi juré, lui dame le pion. En désespoir de cause, Palfrey s'inscrit dans une école dont l'enseignement peu orthodoxe vise à faire découvrir aux élèves les clefs du succès, sans regarder de trop près aux moyens d'y parvenir...

Robert Hamer s’était montré un des réalisateurs les plus provocateurs et socialement engagé du Studio Ealing, autant dans le registre du drame avec Il pleut toujours le dimanche (1947) que celui de la comédie avec le classique Noblesse Oblige (1949). C’est à ce dernier que Robert Hamer doit d’être resté à la postérité avec un jeu de massacre virtuose où il fustigeait les clivages de classes de la société anglaise. Le cadre Victorien du film était une manière de ne pas évoquer directement une Angleterre d’après-guerre où passée l’entraide et le relatif égalitarisme du Blitz ces clivages refaisaient surface comme si rien n’avait changé. Le héros de Noblesse Oblige était un aristocrate déchu de son statut qui allait le reconquérir par le meurtre mais qui avait déjà toutes les attitudes hautaines et fières de la classe dominante. School for Scoundrels revisite la question avec plus de légèreté mais le propos d’Hamer n’en restera as moins cinglant. 

Le film est l’adaptation du Gamesmanship, une série de livres de développement personnel ironiques de Stephen Potter. Le succès des livres incite aussitôt à une transposition cinématographique mais la difficulté sera de leur accoler une vraie trame narrative. Hollywood s’y intéressera en premier, le producteur Carl Foreman tentant d’en tirer une version avec Cary Grant mais l’humour typiquement anglais et truffé de néologismes s’avérera inadaptable pour un public américain. Le projet revient donc dans le giron anglais et Peter Ustinov en rédigera une première version mais pris par d’autres projets il en délèguera l’écriture à son ancienne secrétaire Patricia Moyes qui le remaniera avec le producteur Hal E. Chester. Dans Noblesse Oblige le héros ne cherchait qu’à regagner un titre dont il s’estimait spolié mais s’en estimait légitime par son comportement arrogant. School for Scoundrels nous montre avec le malheureux Henry Palfrey (Ian Carmichael) un personnage pour qui lequel l’identité et la confiance en soi est entièrement à reconstruire.

Le scénario nous fait entrer de plein pied dans les années 60 où la figure masculine conquérante est à façonner dans une attitude détachée qui anticipe Alfie le dragueur (1966). Le titre suffisait à définir une supériorité naturelle dans Noblesse Oblige, mais à l’ère moderne il suffit simplement de mépriser l’autre, de chercher par tous les moyens à le dominer et l’écraser. Le gaffeur et naïf Henry Palfrey est totalement dénué de cet instinct et va subir toutes les humiliations possibles. Amoureux de la belle April Smith (Janette Scott), il se voit surclassé par son rival Raymond Delaney (Terry-Thomas) dont la désinvolture et la roublardise le place constamment en situation de faiblesse. Le frêle et gauche Henry ne peut soutenir la comparaison avec le mâle alpha que symbolise Raymond, s’immisçant dans son rendez-vous galant et draguant impunément April sous ses yeux ou plus tard le dominant outrageusement durant un match de tennis. Robert Hamer établit ce statut dominant/dominé par l’image et par le verbe. Durant dîner au restaurant, la gestuelle assurée de Raymond enlaçant April s’inscrit dans le cadrage mettant immédiatement Henry en retrait dans la disposition des personnages à table. 

Le montage construit un quasi tête à tête de Raymond et April avec en contrechamps un Henry à l’écart qu’on pourrait presque croire situé à une table différente, intrus à son propre rendez-vous amoureux. L’art de l’éloquence joue aussi, Henry perdu face à la carte des vins et menus devant laisser le choix à Raymond connaissant la signification de tous les termes imagés désignant les mets. Cette assurance autorise ainsi une audace méprisante pour Raymond qui après avoir parasité le rendez-vous fait payer la note à Henry et repart avec April ! On aura la même approche durant la scène du match de tennis où par les mots, la façon de se mouvoir et l’assurance méprisante Raymond déstabilise notre héros. Robert Hamer écrase Henry dans sa mise en scène, soleil dans les yeux, mettant toutes ses balles out et forcé de courir comme un dératé tandis que le contrechamps nous montre un Raymond stoïque, renvoyant chaque balle avec un minimum d’effort et outrageusement avancé dans le carré de service. Cette faiblesse se traduira aussi au quotidien durant des scènes aussi drôles que pathétique où Henry sera tour à tour soumis à son propre comptable (Edward Chapman), victime de vendeurs de voitures arnaqueurs et incapable de s’imposer pour obtenir une table au restaurant.

Si le meurtre était nécessaire pour reconquérir son honneur dans l’Angleterre Victorienne de Noblesse Oblige, au XXe siècle il suffit de s’adjuger une sorte d’ancêtre du coach avec Alastair Sim endossant carrément le rôle de Stephen Potter, directeur de la «School of Lifemanship ». Les scènes d’apprentissages sont hilarantes et assez glaçante puisqu’il n’a pas juste question d’être à l’aise en société mais d’en être le centre d’attention en écrasant l’autre par tous les moyens. Les stratagèmes s’appliquent ainsi autant à éliminer un rival trop éloquent, faire perdre ses moyens à un adversaire en pleine partie de billard ou encore avoir le mot juste pour alléger une femme de sa robe et l’emmener jusqu’à sa chambre. Alastair Sim par sa présence charismatique et malicieuse rend bien toute la subtilité sournoise de l’art du Gamesmanship, notamment une mémorable première entrevue avec Henry. Tout l’art de plier un esprit faible par les mots (Potter passant de « Monsieur Palfrey », « Palfrey » puis un familier « Henry » au fil de son ascendant dans la conversation), le langage corporel et le regard avec en point d’orgue Henry s’excusant d’oser redemander son propre stylo que Potter s’était approprié. Une leçon de mépris magistrale filmé avec un brio sobre et précis par Robert Hamer. 

La dernière partie est assez jubilatoire avec la mise en pratique des préceptes par un Henry s’avérant un disciple surdoué. Robert Hamer retourne tous les partis pris évoqués précédemment pour cette fois servir la revanche d’Henry, notamment l’éloquence (pour se payer les vendeurs de voitures escrocs) et l’attitude dédaigneuse et supérieure pour ramener le comptable à son statut d’employé servile et craintif. C’est bien sûr le retour de bâton face à Raymond qui sera la plus jubilatoire. Henry brise son adversaire en mettant à mal son assurance tranquille (par l’attente forcée qu’il lui fait subir), en fissurant ses signes extérieurs de virilité avec son bolide mis en pièce et en titillant sa jalousie par un habile mensonge. Là aussi cette bascule passe par l’image avec ce significatif moment où Henry domine du haut de son balcon un Raymond en bas, levant la tête pour lui parler en contre-plongée. 

Ainsi sorti de ses gonds par cette série de viles astuces, le match de tennis s’avère une cruelle leçon pour Raymond. Robert Hamer n’ose cependant pas aller jusqu’à l’extrême noirceur de Noblesse Oblige où la fin justifiait les moyens (malgré un semblant de pirouette morale finale), et si le Gamesmanship s’avérera une tout aussi redoutable arme de séduction, la sincérité et l’amour évite de sombrer dans le cynisme le plus total. Réellement amoureux, Henry vacillera au moment de faire de son aimée sa « chose ». L’interprétation évite de donner une dimension moralisatrice à ce final. Ian Carmichael habitué à jouer les benêts chez les frères Boulting (Private's Progress, 1956), Après moi le déluge (1959), Heavens Above (1963)) amène ici une vulnérabilité attachante qui l’éloigne de ses emplois d’ahuris, Terry-Thomas revisite sa figure de calculateur là aussi bien exploité par les Boulting et le grand Alastair Sim est une fois de plus génial en mentor espiègle. Il est bien dommage que ce fut le dernier film de Robert Hamer, encore jeune mais fauché par son alcoolisme notoire (une partie du film sera tourné par Cyril Frankel et Hal E. Chester) tant cette réussite trouve sa place dans sa courte mais passionnante filmographie. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Tamasa 

Extrait

 

dimanche 20 mars 2016

À la poursuite de demain - Tomorrowland, Brad Bird (2015)


Casey, une adolescente brillante et optimiste, douée d’une grande curiosité scientifique et Frank, un homme qui fut autrefois un jeune inventeur de génie avant de perdre ses illusions, s’embarquent pour une périlleuse mission. Leur but : découvrir les secrets d’un lieu mystérieux du nom de Tomorrowland, un endroit situé quelque part dans le temps et l’espace, qui ne semble exister que dans leur mémoire commune...

Tomorrowland est une des œuvres les plus personnelles et originale de Brad Bird, et qui vient apporter une touchante clarification sur une thématique qui plane sur toute sa filmographie. Chaque film de Brad Bird semble être une variation autour de la philosophie de l’objectivisme chère à Ayn Rand. Cet auteur en réaction au régime communiste et au collectivisme oppressant dans lequel elle avait grandie et souffert développa ce concept de l’objectivisme. Celui-ci célèbre l’idée d’un individualisme, d’une liberté de s’accomplir dans l’expression de son ambition et talent ne devant jamais céder à une préoccupation collective synonyme de médiocrité et de régression. Cette Virtue of Selfishness comme l’appelait Ayn Rand exprime une idéologie passionnante ou dangereuse selon les points de vue et le domaine auquel on l’associe, que ce soit l’art ou l’économie laissant entrevoir le capitalisme le plus décomplexé. Ayn Rand développa ces idées notamment dans la fiction avec The Fountainhead brillamment adapté par King Vidor avec le chef d’œuvre Le Rebelle (1949). Dans tous les films de Brad Bird, on retrouve cela à travers des personnages confronté à l’uniformité de la masse. 

Le jeune garçon du Géant de Fer (1999) voit dans un imposant robot un camarade de jeu quand les adultes en font une menace communiste. La famille de super héros des Indestructibles (2004) est contrainte de dissimuler sa singularité pour passer pour « normale » et n’use pas de ses pouvoirs. Enfin le rat de Ratatouille (2007) est empêché de déployer ses talents culinaires et doit en rester à son statut de parasite. Même si le réalisateur enrobait l’ensemble d’atours trépidants et d’une émotion sincère, l’ambiguïté associée à l’objectivisme demeurait notamment à travers les antagonistes représentant « la masse », médiocre et envieuse avec le Syndrome des Indestructibles ou le critique culinaire de Ratatouille (et pour le coup directement inspiré du méchant The Fountainhead). Cela venait sans doute aussi du propre parcours de Brad Bird dont le talent fut longtemps bridé car s’il se révéla à la critique avec Le Géant de fer et au grand public avec Les Indestructibles, ce fut un génie précoce (remarqué par Disney en signant son premier court-métrage d’animation à treize ans) qui vit tous ses camarades de promotions (Tim Burton et John Lasseter partagèrent avec lui les bancs du California Institute of the Arts) lui passer devant alors qu’il officiait à la télévision sur Les Simpsons

Tomorrowland illustre donc l’interprétation de l’objectivisme par Brad Bird. Le scénario s’inspire  d’une utopie SF optimiste rétro avec comme base l’attraction Tomorrowland des parcs Disney, ce monde futuriste dévoilant à la fois le côté visionnaire et lumineux de Walt Disney et finalement une société à la Ayn Rand réunissant les plus grandes intelligences du monde. L’ouverture du film joue donc de cet émerveillement avec le jeune Frank Walker (George Clooney) admis dans ce cadre de tous les possibles en venant présenter son invention à l’Exposition Universelle de 1964. L'éblouissement, la candeur et l’espoir étincellent dans cette entrée en matière notamment à travers la complicité entre Frank et sa « recruteuse », Athena (Raffey Cassidy). Quelques décennies plus tard, le rêve de Tomorrowland ne semble guère s’être réalisé dans une société rongée par les guerres, la pollution et les catastrophes naturelles. Casey (Britt Robertson) adolescente douée et volontaire se confronte ainsi à ce marasme contemporain malgré son souhait de changer les choses. Elle va à son tour entrevoir les merveilles de Tomorrowland et tenter de de s’y rendre au côté d’un Frank Walker adulte et d’Athena qui voient en elle le dernière espoir de sauver l’humanité. 

Brad Bird englobe un scénario riche de concept et de questionnements dans un tout ludique et virevoltant. Les inventions les plus folles et les fantasmes steam punk (la Tour Eiffel dissimulant une fusée, le conglomérat d grands créateurs constitué de Gustave Eiffel, Tesla, Jules Verne et Edison à l’origine de Tomorrowland) donnent une fenêtre sur Tomorrowland dans une course-poursuite échevelée où l’extraordinaire semble resté tapi mais ne demande qu’à s’exprimer. Tout cela est idéalement résumé par la relation complexe entre Frank et Athena. L’association de génies de Tomorrowland aura aboutie à la création d’une communauté de démiurge cherchant à s’isoler de la Terre plutôt que de l’aider à avancer. La fin du rêve aura signifié l’exclusion de Frank qui se morfond dans l’apathie de son époque tandis qu’Athena poursuit l’objectif désormais vain de recruter des talents à travers le monde. Brad Bird rend palpable ces idées en y entremêlant une touchante et osée histoire d’amour, le renoncement de Frank se confondant avec la déception amoureuse Athena étant un cyborg. La transition entre flashbacks charmants les réunissant dans un Tomorrowland à son apogée et le malaise de leurs retrouvailles au présent symbolise tout ce qui a été perdu. 

Brad Bird laisse s’exprimer cela dans le mouvement perpétuel de la première partie où les enjeux se devinent par la seule image (le décompte de l’apocalypse reculant par la seule présence de Casey) avant que viennent l’heure des explications à Tomorrowland. Le réalisateur endosse dans sa narration l’allant positif de son héroïne incarnée avec charisme et énergie par une excellente Britt Robertson. Le passif visuel et thématique de Bird se déploie dans toute sa richesse au sein du récit. Sur la forme l’expérience de l’animation se ressent dans les attitudes très expressives de Casey la gestion du mouvement et de l’action (la chute en arrière très cartoon de Casey face à la protection invisible de la demeure de Frank) ainsi que la caractérisation avec les robots traqueurs et leurs mimiques outrancières les déshumanisant. Sur le fond on retrouve la révolte de Bird face à la peur, l’apathie et la perte d’espoir de ses congénères. 

On aura une saillie cinglante envers les « fans » (une boutique geek abritera une dangereuse menace, dans Les Indestructibles le méchant est à l’origine un admirateur déçu et revanchard) aussi coupable et endormis que les chantres de l’égoïsme ordinaire. Là où le regard change, c’est dans la critique des « élus » qui bouscule l’idée d’objectivisme célébrant la satisfaction (matérielle, artistique ou spirituelle) à la seule échelle de l’individu et qui dans le film amène l’isolement volontaire de Tomorrowland à l’origine destiné à changer le monde. Le personnage de Nix (Hugh Laurie) maître de Tomorrowland, incarne totalement ce renoncement égoïste, ce pessimisme où le savoir n’élève pas plus que le commun et incite juste à survivre dans le confort sans se soucier d’autrui.

Tout en gardant l’emballage d’un vrai grand divertissement, Brad Bird interroge donc une société se complaisant à se morfondre dans le fatalisme sans rien changer. Les esprits supérieurs et de bonnes volonté sont donc là pour bouleverser cet état et non s’en protéger, le trio de héros incarnant cet optimisme chacun à leur manière et plus particulièrement Casey. La première partie virevoltante cède à une seconde plus sombre donnant dans l’introspection avec la perte d’illusion de Casey découvrant la faillite de Tomorrowland. Mais cette flamme optimiste, cet espoir et esprit frondeur reprendront leur droit dans une haletante conclusion qui sous le spectaculaire ne perd jamais de vue sa dimension intimiste notamment la magnifique dernière scène entre Frank et Athena. Raffey Cassidy est vraiment exceptionnelle dans toutes les nuances apportées à ce personnage reflet des travers et réussites de cette utopie  tout au long du récit. 

Elle passe de figure charmante mais programmée/publicitaire à des émotions plus troubles et nuancée au contact de Frank qui la regarde autrement, Bird rappelant la dualité du robot dans Le Géant de fer. Cela est amené avec une telle subtilité qu’aucune gêne n’apparait dans les interactions avec George Clooney et surtout pas la dernières où l’on ne voit que les personnages et pas un adulte et une fillette. Brad Bird ramène donc le talent au service des autres plutôt qu’à la seule autosatisfaction, versant dans un idéalisme confondant et qui fait du bien par les temps qui courent dans son épilogue. 

A l’image de ses dernières productions atypiques (Lone Ranger (2013) et John Carter (2012)) Disney désormais figé dans sa logique de franchises ne saura vendre le film (voir le sabordera pour faire payer à Brad Bird son refus de ne pas réaliser le prochain Star Wars, on y aurait gagné par rapport à la photocopie paresseuse de Abrams) qui sera un échec au box-office. Bien triste pour cette ode à l’optimisme et un des plus beaux films de Brad Bird.

Sorti en dvd zone 2 français et bluray chez Disney

 

vendredi 18 mars 2016

Lorenzo - Lorenzo's Oil, George Miller (1992)

En 1984, Augusto et Michaela Odone apprennent que leur fils de cinq ans, Lorenzo, est atteint d'une maladie rare, réputée incurable, l'adrénoleucodystrophie (ALD), qui provoque la détérioration brutale et irréversible du système nerveux. Totalement étrangers au monde médical et scientifique, les Odone vont se battre pour leur fils. Incapables de dénicher un médecin qui pourrait traiter la maladie de leur fils, un couple s'acharne à mettre au point leur propre traitement : l'huile de Lorenzo...

Alors qu’il accompagnait dans le monde la sortie de son cultissime Mad Max (1979), George Miller pris conscience au fil des interviews et des analogies faîtes par les critiques que sous le spectacle oppressant et nerveux, il avait créé une véritable figure mythologique avec le personnage de Max. Prenant cet aspect en compte de façon bien plus consciente dans Mad Max 2 (1981), George Miller fit de cette suite une véritable chanson de geste où sous l’imagerie post-apocalyptique Max était définitivement paré d’une aura légendaire dans la narration comme la mise en scène. Dès lors tous les films du peu prolifique George Miller (neuf films en plus de trente ans de carrière) constitueraient de véritables épopées dans les genres les plus inattendus, que ce soit avec le manchot danseur du film d’animation Happy Feet (2008) ou le valeureux cochon de Babe, un cochon dans la ville (1992). Cette volonté n’aura jamais été mieux assumée que dans Lorenzo’s Oil, dont le sujet certes poignant aurait plus tendance à évoquer le téléfilm larmoyant et qui entre les mains de George Miller devient une véritable odyssée intime.

Le scénario s’inspire de la véritable histoire d’Augusto (Nick Nolte) et Michaela Odone (Susan Sarandon), deux parents dont le fils Lorenzo fut atteint d’un mal rare et incurable, l'adrénoleucodystrophie. N’acceptant pas le verdict pessimiste des médecins, le couple à force de volonté et de vraie curiosité parvint réellement à faire avancer la recherche sur la maladie au point d’être à l’origine du traitement pouvant la ralentir voire préventivement la stopper : l’huile de Lorenzo. Le film s’ouvre sur des images élégiaques et fraternelles des Comores, où séjourne la famille Odone avant de retourner aux Etats-Unis. Cette vision du continent noir, berceau de l’humanité, annonce d’emblée la dimension mystique du film et la croyance inébranlable qui guidera les protagonistes. 

George Miller expose d’abord la terrible impuissance des parents face au diagnostic et aux symptômes qui altèrent progressivement le corps et la conscience de leur fils. Motricité réduite et troubles du comportement isolent le jeune Lorenzo du monde qui l’entoure à travers ce mal foudroyant supposé le terrasser au bout de deux ans. Courant d’un spécialiste à autre tout aussi inefficace, le couple va faire un terrible constat. Face à ce mal rare, le temps de la médecine tâtonnante n’est pas le même que le leur, parent jouant une véritable course contre la montre tandis que Lorenzo s’affaiblit de jour en jour. L’enfant n’est qu’un sujet d’études parmi tant d’autres sur lequel on expérimente à l’aveuglette des traitements sans effets. Dès lors Augusto et Michaela vont consulter toute la documentation existante sur ce mal, faire des recoupements et tirer les hypothèses que les médecins n’ont pas su faire. Comme tout les meilleurs films du réalisateur, Lorenzo est un film sur l'action plutôt que l'attente, où il s'agit d'avancer plutôt que de se soumettre à son  sort, le bitume de Mad Max a simplement été remplacé par les bibliothèque et le chevet du malade.

George Miller montre des personnages en lutte à la fois contre la maladie et contre la lenteur et le conformisme des institutions. Par un simple sens pratique, une prise de risque et la curiosité, Augusto Odone parvient à des recoupements permettant d’affronter la maladie avec l’usage d’une huile traitée. En endossant le regard de néophytes dont on suit les découvertes et l’acquisition de connaissances, George Miller rend limpide la manière dont ils avancent. Le réalisateur oscille entre tonalité exaltée et résignation selon qu’on adopte le point de vue de l’individu ou des institutions. Ces dernières constituent des entités opaques destinée à forger une douloureuse acceptation plutôt que l’espoir. 

La prise de risque, la peur de l’échec et la reconnaissance moindre incitent ainsi les médecins malgré toute leur bonne volonté (le personnage de Peter Ustinov) à ralentir le processus, la recherche prenant une lourdeur, une lenteur administrative peu adaptée à l’urgence de la maladie. Même constat de résignation dans les associations dédiées aux ALD, regroupement de souffrances commune, soumises au lobby de la médecine au lieu d’être le moteur les poussant à accélérer la recherche. L’obstacle est donc tout autant moral qu’organique pour les Odone qui harcèleront l’institution et la remettront en cause.

La mise en scène de George Miller confère à l’ensemble une force et une emphase aux antipodes d’une approche cafardeuse simpliste. L’imagerie se fait opératique (accentuée par une bande-son usant de musique classique don un sublime Adagio d'Albinoni) autant pour plonger les parents dans des abimes de désespoirs (bouleversante scène où Augusto lit les symptômes et le temps d’action du mal jusqu’au décès, le mot « Death » envahissant peu à peu l’écran en surimpression) que pour entretenir la flamme comme cette somptueuse nuit étoilée où Nick Nolte narre à son fils encore conscient les origines de son nom. Cette volonté du grandiose et de l’arrière-plan comme reflet des sentiments des protagonistes se ressent par la profonde stylisation des décors, tous les environnements hospitaliers par leur immensité et pâleur uniforme reflétant la douleur anonyme et impuissante des Odone. 

A l’inverse la maison familiale est le lieu des souffrances les plus crues (les longues et insoutenables crises respiratoires de Lorenzo) mais aussi de la proximité et l’espoir. C’est là que Michaela épuisera famille, médecins et infirmières qui l’incitent à lâcher prise et accepter l’inéluctable mais elle continuera avec un amour farouche et inconditionnel à border et lire des histoires à Lorenzo, persuadée qu’il saura y répondre un jour. Miller sait également se faire sobre en équilibrant ce mysticisme à une échelle intime comme ce superbe moment où l’ami africain entame un chant traditionnel pour Lorenzo. 

Les deux acteurs délivrent des prestations exceptionnelles. Susan Sarandon émouvante, vulnérable et déterminée est magnifique d’émotion écorchée et Nick Nolte (doté d’un accent italien impeccable) dans sa quête de savoir maladive revêt les doutes de l’Homme et l’exaltation de l’illuminé avec une rare intensité. George Miller englobe toutes les croyances dans ce mysticisme sans forcer le trait, tour à tour naïves danse cette attente d’une étoile filante, ancestrale avec le chant africain et religieuse avec cette ultime image sur une fresque où soudain se fait entendre la voix intérieur de Lorenzo. Un véritable chef d’œuvre trop méconnu dont le générique apporte un point final poignant à cette aventure inoubliable. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Universal 

jeudi 17 mars 2016

Lost in Beijing - Ping guo, Li Yu (2007)


An-kun et son épouse Ping-Guo viennent du nord-est de la Chine et mènent une vie modeste à Beijing. An-kun lave les fenêtres des gratte-ciel tandis que Ping-Guo travaille dans le salon de massage de Dong, un homme d'affaires incarnant la nouvelle société de l'argent. Après une soirée arrosée, Ping-Guo est agressée sexuellement par son patron.

Lost in Beijing illustre avec une rare force la manière dont la récente expansion économique de la Chine bouleverse les mœurs de la société chinoise. L’expérience, la sensibilité et le regard cru de la réalisatrice Li Yu va ainsi nous entraîner dans un récit noir et sans concession. Provinciale issue de la ville de Jinan, Li Yu quitta son emploi de présentatrice télé locale pour gagner Pékin où elle se révèlera dans le court-métrage documentaire puis au cinéma. Ses œuvres sont donc imprégnée de cette expérience à travers les sujets sociaux et de mœurs abordés, que ce soit l’inaugural Fish and Elephant (2001), inspiré d’un de ses documentaires et évoquant un couple de lesbiennes ou Dam Street (2005) qui parle d’une jeune mère célibataire. Lost in Beijing creuse le même sillon avec une déroutante tragédie.

Li Yu nous montre une Chine dont l’expansion exacerbe la toute-puissance de ceux qui ont réussis et l’envie de ceux qui y aspire, quitte à briser quelques destinée sans remord. Le début du film travaille schématiquement cette notion dans son parallèle entre nantis et démuni. Dans la scène d’ouverture Lin Dong (Tony Leung Ka-fai) est pressé d’aller à l’essentiel par la prostituée qu’il a réservée car celle-ci a un rendez-vous peu après. Soucieux de prendre son temps quand il fait l’amour, Dong paye la prostituée sans consommer, certain qu’elle mettra du cœur à l’ouvrage en guise de reconnaissance à leur prochaine entrevue. La désinvolture et le pouvoir de l’argent se révèlent dans ce moment tout sauf anodin et nous découvrirons la source de revenu de Dong, un salon de massage de pied. C’est que travaille Li Pingguo (Fan Bingbing) jeune provinciale venue chercher la réussite à Pékin avec son époux An-kun (Tong Dawei), laveur de carreau dans les gratte-ciels de la ville. 

Là aussi en quelques scènes la réalisatrices captures les aspirations de cette jeunesse ambitieuse mais amenée à être brisée par les chemins de traverse de métiers précaires et ingrat, mais aussi par le machisme latent de cette société chinoise (les mains baladeuses des clients auxquelles mieux vaut ne pas être trop récalcitrante, la meilleure amie Xiao Mei - fil rouge du récit par sa déchéance tragique et anonyme -  cherchant à dissimuler sa virginité à son rendez-vous galant du soir). Li Yu met en parallèle une certaine forme de pureté des sentiments chez les démunis (une longue et sensuelle scène de sexe entre Li Pingguo et An-kun) et la froideur régnant chez les nantis avec Li Dong allant voir ailleurs et délaissant son épouse Wang Mei (Elaine Jin) dépitée par sa stérilité. 

Retournant au travail après un repas trop arrosé, Li Pingguo va aguicher involontairement son patron qui excité va la violer malgré qu’elle le repousse. Comble du drame, An-kun qui lavait les carreaux de la pièce à ce moment-là est témoin de l’acte et pense être trompé. Dès lors va se jouer une comédie entre appât du gain et résurgence des sentiments. La brutalité du propos interpelle, le viol étant moins une souffrance pour la femme qu’une humiliation pour l’époux trompé (qui la prendra brutalement par remontrance quelques heures après ce viol) et finalement une possibilité de s’enrichir. Si la tentative de chantage initiale échouera lamentablement, le tout devient plus négociable quand Li Pingguo s’avérera être enceinte et possible mère porteuse pour les nantis sans enfants. Li Yu dévoile le marché dans un mélange de cynisme cinglant (le contrat entre les riches scellant une fidélité conjugale avant la naissance) et d’un humour aussi ironique que gênant. On pense à ce moment où le mari et le patron craignent que Li Pingguo se soit suicidée en se jetant dans le vide, la peur naissant plus d’une possible perte de la poule aux œufs d’or que d’un intérêt pour la jeune femme. Le récit va au plus loin dans la description de cette société où s’achète, où la dignité s’achète sur l’autel de la réussite et renvoie finalement pauvre et riche dos à dos dans leur désinvolture et inhumanité. Seule Fan Bingbing émeut de bout en bout, victime plongée dans une impasse sans échappatoire comme le montre une sinistre scène de tentative d’avortement.

Li Yu, sans perdre de vue ce regard désespéré atténue cependant le jugement moral possible de ses personnages. Leur seule et regrettable erreur est de penser que le bonheur se paie et s’achète. Malgré une lucrative rémunération, An Kun est ainsi mortifié de voir son enfant choyé dans les bras d’étrangers. Dong (Tony Leung Ka-fai offrant une prestation plus subtile qu’il n’y parait) se sent épanoui et à l’abri par cette joie chèrement acquise mais a également déchanter. Son épouse ressent de son côté pour la première fois les affres de la jalousie avec la promiscuité de Li Pingguo  s’immisçant provisoirement dans son foyer pour s’occuper du bébé. Les sentiments prennent ainsi progressivement le pas sur la cupidité froide initiale et va faire imploser l’équilibre établi avec des revirements déroutant (le violeur et sa victime formant presque un semblant de couple…). La réalisatrice amène cela par une mise en scène sobre et accrochée aux bouillonnements contradictoire de ses personnages, mais aussi dans sa manière de capturer une ville de Pékin comme on l’a rarement vue au cinéma. 

La modernité des buildings high-tech, les autoroutes fraîchement goudronnée et les monuments imposants sont filmés à distance comme pour nous faire partager le regard de ces pauvres qui y aspirent mais n’y parviendront jamais. A l’inverse la caméra à l’épaule, le filmage sur le vif et en fait l’expérience documentaire de Li Yu domine dans la description des milieux populaires, que ce soit dans l’immersion des vestiaires des masseuses au début ou surtout dans l’appartement de Li Pingguo et An Kun. Figure évanescente, soumise et absente, Li Pingguo exprime bien cette dualité, passant de la passivité à une détermination progressive se révélant dans une superbe final. Ballotée et sans son mot à dire dans ce monde d’homme et d’argent, et prendra enfin son destin en main. 

Fort de l’accueil élogieux de ses précédents films, Li Yu sera sollicitée pour diffuser son film à l’étranger (remportant le Lotus d’Or au Festival du Film Asiatique de Deauville en 2006) tout en rencontrant les pires difficultés au niveau local avec une censure horrifié par le fond et la forme (les scènes de sexe très crues) de l’œuvre. Lost in Beijing sera exploité dans sa version intégrale hors de la Chine mais y sortira à l’inverse largement charcuté. Le succès du film entraînera la révélation de l’existence de ces différentes versions auprès du public et le film sera du coup retiré des cinémas n 2008 et son producteur interdit d’exercer durant deux ans. Grand mélodrame, œuvre militante et saisissante photographie de la Chine contemporaine, Lost in Beijing est un des films les plus marquants du cinéma chinois récent.

Sorti en dvd zone 2 français chez Spectrum Films