Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 20 février 2019

Les Funérailles des roses - Bara no sôretsu, Toshio Matsumoto (1969)


Tokyo, fin des années 1960. Eddie, jeune drag-queen, est la favorite de Gonda, propriétaire du bar Genet où elle travaille. Cette relation provoque la jalousie de la maîtresse de Gonda, Leda, drag-queen plus âgée et matrone du bar. Eddie et Gonda se demandent alors comment se débarrasser de cette dernière...

Les Funérailles des roses constituent un des fleurons des productions ATG (Art Theatre Guild of Japan), compagnie au rôle majeur dans l’émergence de la Nouvelle Vague Japonaise. Les budgets restreints et les sujets soumis à un comité de critiques renforçaient une dimension intellectuelle et expérimentale qui favorisa les projets les plus audacieux de réalisateurs comme Nagisa Oshima, Shohei Imamura ou Masahiro Shinoda. Parmi eux on trouve Toshio Matsumoto qui avec Les Funérailles des roses signe (après une série de court-métrage expérimentaux) un premier long obéissant à tous les préceptes d’ATG évoqués plus haut. 

 On pourrait penser que la plus grande audace du film est son regard sans fard de l’homosexualité et du travestissement dans le contexte de l’époque. Pourtant la tradition des onnagata (acteur interprétant des rôles de femmes) dans le théâtre kabuki a familiarisée le public japonais avec ces notions, d’ailleurs bien présentes dans la production d’alors notamment Le Lézard noir de Kinji Fukasaku sorti l’année précédente où jouait l’acteur travesti Miwa Akihiro. La force de Matsumoto est de semer la confusion des genres donc, mais aussi de la temporalité et du ton dans l’approche du récit. On observe le triangle amoureux entre le propriétaire d’un bar de travesti, le gérant qui est aussi sa compagne et un des employés qui est son amante. Toute la tonalité s’équilibre entre une distance intellectuelle et/ou ironique et un mélodrame puissant. 

Le bagage intellectuel s’inscrit dans l’histoire (une relecture contemporaine d’Œdipe roi), certains éléments annexes (le club travesti se nommant le Genet) et quelques citations évocatrices comme celle de Baudelaire en exergue : Je suis la plaie et le couteau, / Je suis le soufflet et la joue. La stylisation formelle sème le trouble dans des scènes d’amour délicates pouvant être désamorcées par une mise en abîme déroutante, l’onirisme se dispute à un réalisme documentaire avec ces micros-trottoirs sur la condition gay – le quartier interlope de Shinjuku formant un vrai personnage secondaire. Le montage sert cette distanciation (la conclusion tragique entrecoupée d’une intervention décalée) par des inserts – d’images, de textes…- façonnant un vrai espace mental, tandis que la déconstruction et répétition de certaines séquences ramènent l’expérimental vers une tension dramatique qui se révèle progressivement par la narration fragmentée. 

 Cette perte de repères sert donc des émotions contrastées, la liberté et l’excentricité de cette communauté gay renvoyant paradoxalement à une éternelle domination patriarcale, désormais viciée. C’est toute la force d’une saisissante révélation finale où l’ironie et le tragique se disputent avec une inventivité rare. Une vraie belle redécouverte. 


 En salle

dimanche 17 février 2019

The Chrysanthemum and the Guillotine - Kiku to Guillotine Onna Zumô to Anarchism, Takahisa Zeze (2018)


Le 1er Septembre 1923, le grand tremblement de terre du Kanto plongeait Tokyo et ses environs, dans le chaos. De ces ruines, naîtront les premiers signes d'une militarisation du pays qui va se poursuivre durant les décennies à venir. Par contraste, on observe l'épanouissement de cultures locales, encore méconnues aujourd'hui, telles qu'un circuit national de sumo féminin.

The Chrysanthemum and the Guillotine est une fresque historique intimiste qui se pose en miroir de la dérive droitière du Japon contemporain, tant au niveau sociétal que politique. Le film se déroule en 1923 au lendemain du grand tremblement de terre du Kanto. C’est une période qui suit les conflits russo-japonais et précède la guerre sino-japonaise, un moment où s’exacerbe un nationalisme fanatique qui aboutira à la militarisation et l’engagement dans la Seconde Guerre Mondiale. Côté masculin les personnalités rétives à cet autoritarisme ambiant s’incarnent dans le récit par l’opposition politique à travers de vraies figures de l’époque qui se fondent dans la fiction. Pour les femmes ce sera l’espace de la discipline désormais révolue (depuis 1955) du sumo féminin.

Les deux fonctionnent en parallèle tout au long du récit.  L’oppression politique plonge les opposants et intellectuels dans la clandestinité où ils échafaudent des projets d’assassinats contre les ténors de cette dictature. Les figures féminines fuient quant à elles une oppression plus spécifiquement sociale, l’héroïne trouvant dans l’équipe sumo un refuge à ses violences conjugales tandis qu’une autre y échappera au racisme envers les coréens au Japon. De mêmes contradictions les habitent, le verbe vain se substituant à l’action pour les sportives et inversement celle-ci dominant à tort la réflexion chez les militants. Nos combattantes sumos malgré leurs forces demeurent des êtres fragiles prompts à sombrer à nouveau dans une terrible soumission, à l’image de l’une d’entre elles se prostituant auprès de spectateurs de passages. 

Ces quêtes de liberté se rejoignent et s’opposent à travers les interactions des personnages. L’émotion fonctionne lorsque les luttes et douleurs se conjuguent momentanément, notamment cette magnifique scène sur la plage où l’éloquence de Tetsu (Masahiro Higashide) s’éteint face aux horreurs du parcours de la réfugiée coréenne jouée par Hane Kan. Plus tard impuissance à défendre la femme qu’il aime d’un protagoniste si vindicatif au départ ramène l’arrogance des intellectuels à cette même fragilité des femmes dans ce monde destructeur. Le film long de 3h observe pas à pas cette évolution intime des personnages passant autant par le dialogue que par de belles idées formelles. 

L’héroïne vaillante sort ainsi constamment perdante de ses joutes de sumos, l’abnégation à prochainement vaincre reflétant son désir de changer sa destinée de perpétuelle victime. En refusant d’être expulsée de la zone de combat, elle réfute aussi le déni que la société exerce sur elle en tant qu’individu.Toute la lente narration mène à cet accomplissement même si les humiliations seront nombreuses. La finesse du regard et une subtile esquive du manichéisme (les horribles miliciens tyranniques qui s’avèrent des traumatisés de guerre) rendent donc ce Chrysanthemum and Guillotine captivant, notamment par cette autocritique rare dans le cinéma (et la société) japonais contemporain. 

Découvert au festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo

jeudi 14 février 2019

Adieu Philippine - Jacques Rozier (1962)


Paris, été 1960. Michel doit bientôt partir en Algérie pour le service militaire. En attendant, il est machiniste à la télévision et fait la connaissance de Liliane et Juliette, deux amies inséparables comme des amandes « philippines ». Michel songe à ses derniers jours de liberté, quitte son travail et part en vacances sur les routes de Corse où les deux filles décident de le rejoindre.

Avec ses deux court-métrage Rentrée des classes (1956) et Blue Jeans (1958), Jacques Rozier s’était avéré un précurseur des préceptes de la Nouvelle Vague. Lorsqu’A bout de souffle (1959), film manifeste du mouvement, remporte le succès public et critique que l’on sait, c’est donc tout naturellement que Jean-Luc Godard recommande Rozier au producteur Georges de Beauregard soucieux de réitérer l’exploit. 

 Adieu Philippine constitue le mélange de deux projets différents de Jacques Rozier, celui d’une comédie musicale baptisée Embrassez-nous ce soir et d’un autre (coécrit avec sa compagne  Michèle O’Glor) dépeignant les dernières semaines d’un appelé avant son départ en Algérie. Ces prémisses entre la légèreté d’un genre et la gravité d’un contexte illustrent bien les contrastes du film et de la filmographie à venir de Jacques Rozier. Le film célèbre ainsi une forme de fougue juvénile et une tonalité picaresque tout en adoptant un rythme languissant. La légèreté de l’ensemble est contrebalancée par l’ombre du réel qui rattrapera les personnages de manière inéluctable. Cela se manifeste par le carton d’ouverture ("1960, sixième année de guerre en Algérie") ou par l’apparition d’un camarade revenu d’Algérie dont le mutisme sur son expérience en dit long. 

L’ensemble du récit apparaît donc comme l’ultime étape, la dernière parenthèse avant la perte d’innocence qui transformera Michel (Jean-Claude Aimini) ou pire ne le verra pas revenir. Le personnage incarne donc à lui seul ce détachement à un réel qu’il veut oublier, et ce dès la première scène où il apparaît nonchalant dans l’urgence d’un tournage de télévision en direct – milieu bien connu par Jacques Rozier qui y fut assistant et lui rend hommage le temps d’un dialogue où il souligne la rapidité d’exécution de la télé par rapport au cinéma. C’est un même croisement d’urgence et de langueur rieuse qui habite la longiligne Liliane (Yveline Céry) et la gironde Juliette (Stefania Sabatini) qui se dispute les faveurs de Michel. C’est au départ un jeu de séduction où elles voient avec amusement le jeune homme passer de l’une à l’autre, où elles se plaisent à titiller sa susceptibilité et le rendre jaloux. La joyeuse vie parisienne, des sorties ensoleillées du dimanche au dancing nocturnes endiablés, représentent donc cet élan initial dans une urbanité chargée qui masque les émotions et fige l’instant.

A l’inverse la seconde partie en Corse n’accorde plus ce détachement que par intermittences (Liliane et Juliette sabordant les tentatives de séduction de Michel auprès d’autres jeunes vacancières). Les magnifiques grands espaces laissent s’introduire l’introspection et la mélancolie. L’inconsistance juvénile qui témoignait de l’absence de lendemain par la complicité des jeunes filles est désormais synonyme de conflit. Pour Michel c’est la quête du dernier souvenir tendre avant le départ, et pour les maintenant rivales Liliane/Juliette la dispute à celle qui marquera le plus de son empreinte l’appelé. L’opposition peut être explicite par des querelles en forme de pure gamineries, ou implicite et bouleversante avec ce plan sur le visage en larmes de Liliane sous sa tente alors que Juliette est partie rejointe Michel sur sa couche à l’extérieur.

Le filmage de Rozier se fond dans cet approche, moderne, inventif et percutant en ville (les travellings nerveux qui accompagnent les déambulations de rue de Juliette et Liliane) puis contemplatif, silencieux et ample lorsque dans les élans charnels en Corse. Le marivaudage et l’atmosphère estivale sixties oscille entre veine documentaire, trivialité (la rencontre avec un bellâtre italien chantonnant) et stylisation hypnotique. 

On pense à cette scène de bal où Rozier capture le triomphe mutuel et la séduction de chacune des jeunes filles, que ce soit la cha cha sensuel de Liliane le regard rivé à la caméra, ou celui perdu mais triomphant de Juliette agrippé au bras de Michel. Ce mariage image/musique accompagne l’émotion alors totalement sincère et expressif de la conclusion. Michel embarque le cœur lourd vers sa triste destination sur un chant corse traditionnel évoquant le départ des soldats, tandis que Liliane et Juliette arpente sur le rythme de cette musique la jetée d’où elles feront leurs adieux. Adieu Philippine, c’est donc aussi et surtout la fin de l’adolescence et l’entrée dans les maux de l’âge adulte. 

 Sorti en dvd zone 2 français chez Potemkine