Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

mardi 19 juillet 2022

Et pour quelques dollars de plus - Per qualche dollari di piu, Sergio Leone (1965)


 " L'indien ", bandit cruel et fou, s'est évadé de prison. Il se prépare à attaquer la banque d'El Paso, la mieux gardée de tout l'Ouest, avec une quinzaine d'autres malfaiteurs. Le " Manchot " et le Colonel Douglas Mortimer, deux chasseurs de primes concurrents, décident, après une confrontation tendue, de faire finalement équipe pour arrêter les bandits. Mais leurs motivations ne sont pas forcément les mêmes...

Pour une poignée de dollars (1964) fut un succès surprise en Italie et à l’international qui installa définitivement Sergio Leone en tant que réalisateur. Cependant la victoire avait un goût amer pour Leone. Le retentissement du film attira les regards des ayants-droits du Yojimbo (1961) d’Akira Kurosawa qui remarquant l’inspiration appuyée de Leone (tant dans l’intrigue, certaines séquences et même choix de mise en scène) intentèrent un procès. La petite compagnie productrice Jolly Films profite de l’aubaine pour ne pas rémunérer Leone sur les recettes, prétextant la chose par les frais de justice. Leone aura beau leur intenter un procès, il ne récupérera jamais son dû. Dès lors animé d’un profond sentiment de revanche, il décide de réaliser un second western qu’il espère rencontrer un succès encore plus grand que le premier, et le titre ironiquement Et pour quelques dollars de plus avant même d’avoir signé la moindre ligne de scénario. 

Leone met en place une structure de production plus solide en s’associant au producteur Alberto Grimaldi, tandis que le succès du premier film lui assure un budget plus confortable. Il décide aussi de reprendre certains facteurs de la réussite de Pour une poignée de dollars, à commencer par ses têtes d’affiches Clint Eastwood et Gian Maria Volonté. Sergio Leone poursuit sa lecture à la fois réaliste, stylisée et personnelle de l’Ouest américain dans Et pour quelques dollars de plus. Après la notion de zone de non-droit de la frontière présent dans Pour une poignée de dollars et avant la barbarie de la guerre de Sécession dans Le Bon, la brute et le truand (1966),  Leone observe cette fois la figure du chasseur de prime. Dans un Ouest sauvage où règne la loi du plus fort, les chasseurs de prime apparaissent comme un mal nécessaire pour éradiquer les malfrats les plus impitoyables. Ce sont pourtant des personnalités ambiguës du fait de leur intérêt pécunier supérieur à leur volonté de rendre la justice. Leone introduit d’ailleurs ses deux héros occupant la profession sous le jour le plus froid et intimidant.

D’un côté le colonel Mortimer (Lee Van Cleef), froid, intelligent et rigoureux qui va abattre une proie avec méthode lors d’une séquence magistrale. De l’autre le Manchot (Clint Eastwood), rusé et provocateur qui va faire montre d’une science certaine du bon mot (« Qu’est-ce qu’on jouait ? », « Ta peau ») et d’un sang-froid à tout épreuve pour éliminer quatre cibles lucratives. Tout deux apparaissent comme des professionnels presque robotiques, quand toute la flamboyance ira du côté du cruel Indio (Gian Maria Volonté). Le panache est presque du côté du vrai monstre qu’est Indio qui à l’efficacité des chasseurs de prime oppose une ivresse exaltée et opiacée dans ses mises à mort. Sergio Leone ne s’y trompe pas en mettant en scène un duel théâtral et perdu d’avance pour le malheureux adversaire d’Indio, porté par l’emphase quasi religieuse du score d’Ennio Morricone.

L’opposition, le rapprochement puis l’association nécessaire des deux bounty hunter va progressivement les humaniser, ce qui permet à Leone d’installer sa patte inimitable. Ainsi l’affrontement entre Mortimer et le Manchot fait figure d’hilarante bagarre de cours de récré tout en installant le réalisme Léonien de façon ludique puisque la méticulosité, la maîtrise et la science de leur arme respective nous apparait dans une pure séquence de bande-dessinée à la Lucky Luke (qui s’inspirera du film de Leone et recyclera le Colonel Mortimer dans l’album Le Chasseur de prime). C’est une manière brillante de les caractériser sans fioriture avec la fougue, l’efficacité et la volonté d’intimider l’autre par l’humiliation dans le procédé du Manchot, alors que la force tranquille, la science du terrain et la patience se devine dans la stratégie de Mortimer et la particularité de son arme. Presque malgré eux, les rôles sont donc bien définis dans leur association avec un Manchot au cœur de l’action et du danger quand Mortimer suit les opérations à bonne distance avec un constant coup d’avance.

A l’inverse Indio est un agent du chaos imprévisible pour ses alliés comme ses adversaires (le plan inattendu pour voler la banque) et Léone a volontairement ajouté l’élément de la drogue pour justifier le jeu théâtral et perclus de tics de Volonté. C’est réussi tant volonté incarne un antagoniste roublard, séducteur et menaçant, capable de tuer par pur adrénaline ou d’épargner par savant calcul. Nous ne sommes cependant pas dans le simple manichéisme puisque Indio est hanté également par un de ses crimes les plus abjects. Leone enchevêtre cette culpabilité morbide, le motif de la vengeance faisant de Mortimer une figure plus tragique/romantique que cynique, avec sa mise en scène et l’usage brillant de la musique d’Ennio Morricone. Le motif du flashback fragmenté apparaît pour la première fois dans le cinéma de Leone, guidé par un leitmotiv intradiégétique par le tic-tac et la ritournelle de la montre, et extradiégétique par l’ampleur et la dramaturgie que lui confère la musique de Sergio Leone. 

Tout cela culmine dans le grand duel final qui humanise Mortimer en donnant un sens à ses actions, mais aussi le Manchot qui le met dans les dispositions d’un affrontement équitable face à Indio. Le cynisme et l’appât du gain s’estompent le temps d’un face à face dont les enjeux sont plus profonds et dont Leone offre toute la grandiloquence nécessaire. C’est un beau prolongement plus maîtrisé du final de Pour une poignée de dollars, où là aussi sous la froideur se joue quelque chose de plus intime, humaniste, mais plus à travers le beau personnage de Mortimer tandis que l’allégorie angélique d’Eastwood s’estompe dans ce second film. C’est en grande partie dû à la prestation de Lee van Cleef, éternel second voire troisième couteau hollywoodien sorti du ruisseau par Sergio Leone qui lui offre un beau et noble rôle, en plus d’un second souffle pour une carrière de star dans le western italien. Et dire que les chefs d’œuvres restaient encore à venir, à commencer par le troisième volet de la trilogie des dollars, Le Bon, la Brute et le Truand (1966).

Sorti en dvd et bluray français chez MGM

dimanche 17 juillet 2022

Des filles pour l'armée - Le soldatesse, Valerio Zurlini (1965)

1942, dans la Grèce occupée par les troupes italiennes. Pressé de quitter Athènes en proie à la famine et à la désolation, le lieutenant d’infanterie Gaetano Martino (Tomas Milian) accepte la mission d’escorter des prostituées destinées à rejoindre des bordels militaires de diverses garnisons à travers le pays, jusqu’en Albanie.

Des filles pour l’armée est une des œuvres les plus méconnues de la courte mais précieuse filmographie de Valerio Zurlini. L’un des thèmes majeurs du réalisateur consiste en la confrontation entre les aspirations de ses personnages et un contexte socio-politique amener à les écraser. L’arrière-plan belliqueux rattrape l’atmosphère oisive et brise la romance passionnée de Eté violent (1959), le machisme et le clivage social empêche également les amours de La Fille à la valise (1960) de s’épanouir, et les obstacles se feront de plus en plus métaphysiques et existentiels dans des œuvres comme Le Professeur (1972) et Le Désert des Tartares (1976).

Des filles pour l’armée renoue avec la dimension historique de Eté violent mais en nous plongeant au cœur du conflit plutôt qu’en observant un microcosme de nanti. De même il convoque la dimension féministe de La Fille à la valise mais avec une dureté inhérente à ce contexte. Adaptée d’un roman de Ugo Pirro, l’histoire nous plonge dans les cendres d’une Grèce dévastée après sa défaite face à l’Italie fasciste de Mussolini. L’occupant transalpin profite ainsi de la misère ambiante et exploite les « ressources » locale en enrôlant des jeunes femmes grecques comme prostituées destinées à alimenter les bordels militaires à travers le pays. Le jeune lieutenant Martino (Tomás Milián) est affecté malgré lui à l’escorte d’un de ces groupes de jeunes femmes. L’ouverture montrant le dénuement total de la population grecque après le conflit fait office cause tandis la scène de « sélection » des jeunes femmes est la conséquence. 

La caractérisation des différentes filles opère de façon muette dès cet instant à travers leur réaction face à l’appel de leur nom. Il y a les résignées qui acceptent douloureusement leur destin à la manière de Toula (Lea Massari), les faussement détachées comme Elenitza (Anna Karina) y voyant un moyen de survie comme un autre, et les désespérées telle Eftikia (Marie Laforêt) qui ne peuvent se résoudre à être tombées si bas. Dans cette sorte de road-movie atypique dans l’aridité des montagnes grecques, le groupe traverse ainsi les épreuves physiques comme psychologiques de la guerre en apprenant à se découvrir. 

Martino se montre au départ assez détaché de son convoi, s’éclipsant même durant les haltes où les garnisons font leur choix parmi les femmes destinées à rester. Chaque étape est cependant essentielle quant à sa prise de conscience lorsqu’il entrevoit l’avilissement qui attend les femmes après son départ. Jusque-là leur condition toute horrible soit-elle n’en reste qu’aux mots qui deviennent des maux quand Martino voit une prostituée gavée comme une oie durant un repas afin d’être plus charnue et appétissante pour ces messieurs. Il en va de même dans une autre garnison où la malheureuse élue semble totalement détachée des divers soldats qui s’affairent sur son corps et la maquillent. 

Sa blondeur et son attitude hébétée la rend presque éthérée, un spectre subissant les évènements tandis que les militaires, soldats comme officiers, jeunes comme vieux, semblent avoir perdus toutes empathie pour ne chercher qu’à consommer cette chair et assouvir leurs pulsions. Zurlini fait cependant une différence entre Martino et les autres membres de l’armée croisés. Martino se rapproche finalement des prostituées qu’il escorte dans le fait qu’il porte désormais un regard distant pour se protéger face à toutes les horreurs qu’il a vu. Mais comme le lui rappellera Elenitza, cette misère il n’a fait que la voir quand elles l’on vécues et cette distanciation ne se fait pas en détournant le regard mais en subissant. 

L’attirance qu’il ressent pour Eftikia, le moment où il cède à Elenitza, ne correspondent pas à une exploitation de ces femmes mais plutôt à une fenêtre possible sur l’ailleurs, à un instant d’affection sincère et éphémère dans un monde en ruine. C’est toute la différence avec la chemise noire Alessi (Aleksandar Gavric) voyageant avec eux. Libidineux et profitant de sa position dans les moments apaisés du voyage, il représente toute l’hypocrisie et la couardise fasciste sous la virilité matamore lorsque les évènements tourneront mal. Entre la pureté vouée à l’échec de Martino/Eftikia et le cynisme d’Alessi, il y a un bel entre-deux dans la relation amour-vache du toscan débonnaire Castagnoli (Mario Adorf) et la plantureuse et gouailleuse Ebe (Valeria Moriconi) qui se taquinent, s’invectivent et s’apprivoisent tout au long du film. 

Imparfaits et lucides face à la réalité qui les entoure, ils trouveront dans des éléments pratiques et intimes (les économies que chacun a de côté, le fait qu’ils aient tout deux un enfant) des raisons de se raccrocher et s’aimer qui les poussent à survivre. L’idéalisme de Martino et Eftikia ne leur autorisent pas cet instinct de survie et nous guide vers un grand final poétique et résigné typique du cinéma de Valerio Zurlini. Ce regard cru sur cette période ainsi que le portrait sans fard du fascisme causeront l’échec du film (les années 70 étant plus virulentes quant à l’observation de cette période), restée depuis dans l’ombre des grands Zurlini. 

Ressortie en salle le 20 juillet