Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 12 mai 2025

Las Vegas Parano - Fear and Loathing in Las Vegas, Terry Gilliam (1998)

Dans les années 70, Raoul Duke, journaliste, et son avocat de Dr Gonzo, partent pour Las Vegas, le coffre de leur voiture bourré de drogues interdites. Mais rapidement, leur voyage se transforme en un enchaînement de délires hallucinatoires.

Dans les premiers films de Terry Gilliam, le pouvoir de l’imaginaire constitue une échappatoire aux maux intimes de ses personnages, dans une tonalité de plus en plus profonde et intense. Il s’agit de fuir l’ennui de la normalité pour l’enfant de Bandits, bandits (1982), s’extraire d’un monde kafkaïen et totalitaire pour l’employé de bureau de Brazil (1985), ou de défier la peur de la vieillesse, la peur de l’oubli et la mort elle-même dans Les Aventures du Baron de Münchausen (1988). Les œuvres suivantes bousculent l’aura naïve, rêveuse et épique de cette « trilogie » pour imprégner cette fuite dans l’imaginaire de questionnements davantage rattachés à leur époque tout en poursuivant l’étude de caractères de personnages en crise. Le propos social s’entremêle à la faille psychique pour dépeindre la folie douce du « Roi pêcheur » Robin Williams dans Fisher King (1991), et le récit SF se croise à tout le pessimisme paranoïaque des années 90 dans le voyage temporel de L’Armée des douze singes (1996). Las Vegas Parano est une synthèse passionnante dans laquelle la réalité tout comme l’imaginaire constituent désormais des lieux tout aussi inquiétants et désespérés, interdisant toute fuite rêvée ou tangible.

Il s’agit de la concrétisation d’un projet de longue haleine, l’adaptation du roman autobiographique éponyme de Hunter S. Thompson publié en 1972. Thompson y popularisait l’écriture « gonzo », forme de journalisme dont le sujet principal importe moins que les à-côtés et la subjectivité du narrateur y trouvant un prétexte à la description d’un sentiment plus global mais aussi d’une expérience personnelle. Las Vegas Parano est le plus culte des écrits de Thomson dans cette veine et sera très vite envisagé pour une adaptation cinématographique. Les candidats pour interpréter le duo de héros (Marlon Brando et Jack Nicholson, Dan Aykroyd et John Belushi) et les réalisateurs (Ralph Baskshi y voyant des possibilités pour un film d’animation, Alex Cox renvoyé par la production après avoir finalisé casting et scénario) se multiplieront au fil des ans avant que Terry Gilliam intègre en urgence le projet et se le réapproprie en réécrivant le scénario en une semaine. Avant son arrivée, Hunter S. Thompson avait adoubé Johnny Depp après l’avoir rencontré, et imposé à la production (au détriment de John Cusack initialement envisagé) comme le seul apte à l’interpréter à l’écran. Depp va longuement partager le quotidien de Thompson afin de travailler son mimétisme sur lui, et les deux hommes se lieront d’une profonde amitié.

Las Vegas Parano dépeint la réelle folle épopée de trois jours à Las Vegas de Raoul Duke (Johnny Depp) et son acolyte et avocat Dr Gonzo (Benicio Del Toro), le temps d’un reportage supposé couvrir une course de moto. Les opiacés multiples et divers consommés et transportés par le duo imprègne la tonalité du récit, chaque drogue correspondant à une expérimentation formelle pour Gilliam, ainsi qu’à un sentiment lorgnant ou basculant toujours plus dans l’angoisse et le malaise. Le cadre kitsch et grandiloquent de Las Vegas prend un tour grotesque, cauchemardesque et outrancier en étant traversé dans tous les environnements possibles. Dinner miteux, chambres d’hôtels saccagées, casinos luxuriants, tout est passé au filtre déformant du point de vue des deux personnages en pleine montée ou descente de substances. La voix-off omniprésente de Raoul Duke permet de questionner l’environnement découlant de cette fuite en avant opiacée. La construction du film passe d’une première partie tout en excès délirants et éreintant, à une bascule plus calme mais pas moins inquiétante.

Les drogues et notamment l’acide étaient le vecteur d’une émancipation spirituelle, existentielle et politique se fondant dans un une grande utopie libertaire visant à changer le monde. Les rêves artificiels ne s’inscrivent plus dans un tout cherchant à bouleverser le réel, même pas à le fuir, mais à l’altérer et s’en astreindre. Terry Gilliam s’inscrit pleinement dans cette génération et connaît bien cette Amérique hippie qui vit ses rêves brisés sous les drames et les désillusions politiques. La narration chaotique est entrecoupée de ces réflexions, la bande-son rock est davantage en sourdine que tonitruante et les situations sont plus sordides qu’amusantes – sachant que le livre et en seconde couche le film censure grandement les agissements encore plus outranciers de Raoul Duke et Dr Gonzo. En effet, après avoir justifié par l’environnement de Las Vegas puis le contexte social l’attitude de ses protagonistes, Gilliam incrimine également le duo dans cette fuite en avant.

Les drogues décloisonnent plutôt que provoquent une brutalité, un machisme et une perversion en germe débouchant sur nombre de situations glauques notamment avec les femmes. Un flirt avorté (Cameron Diaz), une jeune femme mineure exploitée (Christina Ricci), une femme de chambre agressée (Jenette Goldstein) ou une serveuse menacée (Elaine Barkin) donnent lieu à des séquences où Gilliam révulse par l’excès d’effets ou au contraire leur retenue (la sobriété de la scène avec Ellen Barkin la rend d’autant plus marquante) pour exprimer le comportement toxique de son duo en roue libre. Benicio Del Toro est un ours placide pouvant à tout moment sortir de sa torpeur pour vous menacer d’un revolver ou d’un couteau, Johnny Depp est une puce gesticulante dont la nervosité vampirise l’environnement. Les deux acteurs impressionnent dans le lâcher-prise et la transformation physique les rendant méconnaissable. 

L’expérience de Terry Gilliam pour offrir une ampleur plus grande que le faible budget opère à plein ici à travers le parti pris halluciné. Les effets stroboscopiques, l’usage du grand angle, les contreplongées déroutantes, éléments coutumiers de son cinéma, sont poussés ici à leur paroxysme pour nous immerger dans cet authentique bad trip. Le réalisateur signe là sa dernière authentique et pleine réussite avant des années plus difficiles où il n’y aura guère que L'Imaginarium du docteur Parnassus (2009) à la hauteur de son talent.

Sorti en blu-ray chez L'Atelier d'Image

samedi 10 mai 2025

Allons z'enfants - Yves Boisset (1981)

Un jeune homme, fils d'adjudant de carrière, est forcé par son père d'entrer dans une école militaire. Profondément antimilitariste, il subit des brimades de ses supérieurs, bien que très bien classé (dans le peloton de tête à l'école des enfants de troupe des Andelys, deuxième de la classe, 13.82 au Brevet de Préparation militaire supérieure). Attiré par la littérature et par le cinéma, il sera rattrapé par les débuts de la Seconde Guerre mondiale.

Allons Z’enfants est une des œuvres les plus personnelles d’Yves Boisset, qui adapte là le roman autobiographique de Yves Gibeau publié en 1952. Le livre eut une résonnance particulière pour le réalisateur, puisqu’il en fit la lecture durant son propre service militaire en Algérie à la fin des années 50 alors qu’il vivait très mal l’expérience dans le contexte politique de l’époque. C’est le récit d’une quête de liberté entravée par une institution, celle de l’armée, et d’un contexte social et de la mentalité qui en découle avec une France clivée entre les cicatrices non refermées de la Première Guerre Mondiale, l’espoir contesté de l’accession au pouvoir du Front Populaire, et les angoisses d’un nouveau conflit qui se déclenchera en 1939.

Le jeune Simon Chalumot (Lucas Belvaux) est un « enfant de troupe » subissant le désir de son père, vétéran de la Grande Guerre, de le voir intégrer une école militaire. La dimension éventuellement formatrice de l’armée est totalement absente durant les rudes années de lycée de l’adolescent, subissant les brimades de supérieur outrés par son esprit rêveur, la liberté de pensée. Le contexte évoqué plus haut amène un étouffement de toute notion d’individualité, au privilège d’une pensée obtus rejetant tout progressisme. La chronique des désagréments subits par Chalumot est aussi celle de la formation d’un tempérament antimilitariste de plus en plus affirmé par cette figure franche et incomprise. 

Toutes les figures d’autorité sont des murs auquel se heurte Chalumot, parfois sommairement caractérisé par Boisset au sein du corps de l’armée, ou avec une finesse bouleversante avec le père incarné par Jean Carmet, manifestement meurtri par sa propre expérience du front mais y voyant la seule voie valable pour la construction d’un individu, donc son fils. Carmet exprime de façon poignante la détresse de cet homme dont le conditionnement et le bagage intellectuel limité rend totalement indifférent aux aspirations de Simon sans que l’on doute un seul instant de l’amour qui éprouve pour lui.

Boisset capture certes l’entre-soi autoritaire de l’école militaire (dont le microcosme anticipe les sociétés réactionnaires que le réalisateur traitera dans ses œuvres plus contemporaines), mais aussi l’esprit d’une autre France plus ouverte durant les rares échappées de Simon à l’extérieur. Les rencontres furtives (les deux routiers, le paysan antimilitariste) tout comme celle plus appronfondie (l’amitié teintée de romance avec la nonne) donne à voir ce monde ouvrier imprégné des acquis du Front Populaire, aspirant à une existence plus sereine. La dimension autobiographique pour Boisset opère d’ailleurs avec le personnage du professeur Brizoulet (Jacques Denis), enseignant de français attaché à cet élève singulier, créatif et curieux. Il fait montre d’une compréhension et d’une volonté d’étendre les horizons de Simon par des sorties et conseils de lecture, pour certains rapidement punis par cette institution de l’armée comme A l’Ouest rien de nouveau, horreur antimilitariste écrte par un Allemand (Erich Maria Remarque) de surcroît. Le réalisateur souffrit lui-même du manque de communication avec son propre père professeur et projette sans doute la relation qu’il aurait aimé entretenir avec lui à travers le personnage de Brizoulet.

Lucas Belvaux pour son premier rôle au cinéma crève l’écran avec ce personnage d’écorché vif attachant, fragile et droit. Il dégage un mélange de vulnérabilité et de détermination le rendant charismatique et humain, un être sensible existant vraiment sans en faire un archétype angélique. Formellement il s’agit d’une des œuvres les plus soignée de Boisset qui se déleste de sa forme sur le vif et de sa narration urgence habituelle, le soin des cadres et de la belle photo de Pierre-William Glenn installant ce climat de mélancolie et ce sentiment de temps long ressenti par Simon. La reconstitution est superbe et l’on sent les moyens alloués, notamment durant la dernière partie montrant le début de la Deuxième Guerre Mondiale sur la ligne Maginot. Une des grandes réussites de Boisset qui sera malheureusement un échec commercial à sa sortie.

Disponible sur la plateforme MyCanal

mardi 6 mai 2025

The Skin Game - Alfred Hitchcock (1931)

Les membres d'une prestigieuse famille britannique font chanter un industriel pour l'obliger à leur revendre un terrain sur lequel il prévoit d'implanter une nouvelle usine...

The Skin Game est une commande imposée à Alfred Hitchcock par la British International Pictures (B.I.P.), soucieuse de surfer sur les immenses succès scéniques du dramaturge et romancier John Galsworthy. Hitchcock ne semblait pas en garder un bon souvenir, ni tenir le film en haute estime mais l’ensemble n’est cependant pas dénué d’intérêt. John Galsworthy est surtout connu aujourd’hui pour son immense saga littéraire La Dynastie des Forsyte (adaptée de nombreuse fois à la télévision britannique) et capturant par le prisme générationnel d’une famille les soubresauts sociétaux de l’Angleterre entre la fin de l’ère victorienne et le début du vingtième siècle. 

C’est ce type de questionnement qui se joue à plus petite échelle dans The Skin Game. Le conflit entre une famille aristocrate anglaise traditionnelle et celle d’un nouveau riche industriel va poser des enjeux intimes, sociaux et esthétiques très intéressants. Une scène d’ouverture où les enfants des deux familles se croisent pose d’ailleurs cet enjeu de façon modérée par leurs moyens de transports respectifs, à cheval et en voiture. Les visions pastorales de cette ruralité ancestrale lorsque la fille Hillcrist (Jill Esmond) rentre sous la lumière tamisée d’un chemin entouré d’arbre, s’oppose à celle cauchemardesque qu’imagine le patriarche Hillcrist (C. V. France) lorsque les cheminées des usines de Hornblowers auront envahi le paysage.

La confrontation verbale entre les deux clans amène une nuance appréciable au conflit. Hornblower (Edmund Gwenn reprenant le rôle qu’il tenait déjà dans l’adaptation muette de 1921) possède l’énergie, l’ambition et le regard vers l’avenir de celui qui s’est construit seul, dans une pure logique capitaliste carnassière et inhumaine. Hillcrist, vieillissant et marchant péniblement car souffrant de la goutte, apparaît comme un symbole d’une Angleterre figée dans ses traditions passée, incapable d’évoluer. Le mépris de classe pour le « parvenu » empêche Hillcrist d’entamer le dialogue et rend son camp en définitive tout aussi responsable et ayant participé à façonner le ressentiment des nouveaux riches. Ce sont certes des thèmes classiques de la fiction anglaise mais Hitchcock parvient ici et là à transcender le matériau théâtral et apporter certaines idées formelles.

Le pont alors en cours entre le cinéma muet et parlant se ressent dans la manière de faire surgir le spectre d’un passé douloureux pour Chloé (Phyllis Konstam), belle-fille de Hornblower, avec le visage d’un homme douteux apparaissant en surimpression de manière insistante. Le sentiment de honte et d’oppression traverse presque physiquement l’écran, aidé par la présence vulnérable de l’actrice. La séquence de vente aux enchères, tout en panoramiques rapides et agressifs, instaure aussi une tension et un jeu de dupes (traduction française du terme skin game) sournois. Plutôt que le bafouement de la tradition ou le rejet de la modernité, c’est tout simplement la volonté des anciens et futurs dominants dans une quête de pouvoir qui va faire imploser leur entourage. 

L’aristocratie est prête aux pires bassesses pour maintenir son statut, et les nouveaux riches n’accordent pas plus d’intérêt aux petites gens (le couple de vieillard Jackman expulsé) dont ils encore partie quelques générations plus tôt. Malgré une tragédie au déroulement attendu, Hitchcock manie l’emphase formelle avec suffisamment de talent pour nous impliquer. Le plan d’ensemble où l’on repêche une noyée et suicidée à l’extérieur intègre dans les silhouettes de son arrière-plan une bagarre d’ordre purement pécuniaire, dans une belle ironie du mépris de l’individu pour le profit. 

Sorti en bluray français chez Carlotta