Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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lundi 20 mars 2017

Le Cantique des cantiques - The Song of Songs, Rouben Mamoulian (1933)


Lily une jeune paysanne vient de perdre son père, elle est recueillie par sa tante, Madame Rasmussen, libraire à Berlin, une femme autoritaire, rigide et légèrement portée sur l'alcool. De la fenêtre de sa chambre Lily aperçoit un atelier de sculpteur qui la fascine. Un jour, Richard le sculpteur entre dans la librairie et semble captivé par le corps de Lily, il la persuade de venir poser pour elle. Acceptant après avoir hésité, Lily déjouant la surveillance de sa tante se rend chez Richard qui la convainc de se déshabiller pour prendre la pose. Bientôt une très belle sculpture prend forme et les deux jeunes gens entament une idylle. Survient alors le baron von Merzbach qui est un client de Richard et qui tombe en admiration devant la statue, il demande à être présenté à Lily.

Le Cantique des cantiques participe en parallèle des films de Joseph von Sternberg à l’ascension de Marlene Dietrich à Hollywood. Arrivée aux Etats-Unis en même temps que son pygmalion l’ayant révélé dans L’Ange bleu (1930), c’est face à sa caméra qu’elle connaît ses premiers succès avec Cœurs brûlés (1930), Agent X 27 (1931), Shanghai Express (1932), La Vénus Blonde (1932), L'Impératrice rouge (1934) et  La Femme et le Pantin (1935). Le Cantique des cantiques la sort donc pour la première fois du giron de son mentor par cette collaboration avec Rouben Mamoulian. Le film est la troisième adaptation du roman Das Hohe Lied d’Hermann Sudermann publié en 1908 après celles muettes de Joseph Kaufman en 1918 et Lily of the Dust de Dimitri Buchowetzki en 1924 avec Pola Negri. Le scénario aura également pour inspiration l’adaptation théâtrale d’Edward Sheldon en 1914 et le changement fondamental par rapport à ce matériau d’origine sera de troquer la comédie pour le vrai mélodrame. 

Le film déploie un récit de construction identitaire où la jeune Lily (Marlene Dietrich) va passer de l’innocence à la maturité, de l’objet à la femme dans un cheminement sinueux. Pour l’acariâtre  tante Rasmussen (Alison Skipworth) qui la recueille elle n’est qu’un corps à asservir, dissimuler par une morale hypocrite ou vendre au plus offrant. La motivation est plus artistique pour le sculpteur Richard Waldow (Brian Aherne) qui voit dans sa silhouette les contours de sa prochaine œuvre. Enfin le commanditaire et vieillissant Baron von Merzbach (Lionel Atwill) ne regarde Lily que comme source d’assouvissement de ses élans libidineux. Face à ses différents prédateurs, il s’agira pour Lily d’exister au-delà de cette nature d’objet à posséder moralement, artistiquement  et physiquement. Rouben Mamoulian mêle son brio formel au jeu subtil de Marlene Dietrich pour exprimer cette idée. La candeur de la paysanne effeuillant les neuf jupons de sa robe informe laisse ainsi place à la jeune fille espiègle « faisant le mur » en endormant sa tante à coup de thé un peu trop mélangé au rhum. Face à Richard pour lequel elle pose nue, c’est tout à la fois l’innocence, la lascivité naissante et l’amour qui lui permettent de s’incarner à l’écran. Mamoulian dans un même élan visualise la jeune femme empruntée et ses formes attrayantes dans un habile montage qui contourne brillamment la censure. 

Tandis que Lily ôte ses vêtements, chaque partie intime ne pouvant être montré l’est néanmoins par un panoramique s’attardant sur les seins ou les jambes des sculptures qui inondent l’atelier de Richard. Mais pourtant même en dévoilant son corps nu à l’artiste, Lily garde cette aura de pureté lorsqu’elle lui révèle sa passion pour le Cantique des cantiques. Le texte biblique relève à la fois du sacré et du charnel par son contenu exalté où les chants d’amours célèbrent la relation homme/femme et la dévotion à Dieu. C’est précisément cet équilibre délicat que figera Richard dans sa sculpture, ce sera son inspiration et ce qui le séduira, lui qui affichait le détachement froid de l’artiste face à l’attrait de son modèle. Dès lors la romance entre Richard et Lily relèvera de cette idée du sacré et du charnel mais par la seule force de l’image. Une somptueuse scène d’amour voit notre couple traverser une colline baignée de la photo immaculée de Victor Milner, une remontée vers les cieux dont l’imagerie divine contredit des élans loin d’être chaste.

 L’égoïsme de ses interlocuteurs ramène cependant toujours Lily à ce statut d’objet. Dépassé par cette relation où il craint de s’engager, Richard « donne » donc Lily au Baron von Merzbach auprès duquel elle demeure une chose à polir, à affiner mais à n’aimer que pour ce qu’elle représente plutôt que ce qu’elle est. Après l’illusion du divin et de l’amour vient celle de l’élégance et du raffinement. Dans les fastueux décors de la demeure du Baron, Lily est exposée fièrement tel un singe savant, constamment palpée et jalousement étreinte par son « propriétaire ». Mamoulian fait ainsi le lien entre le regard libidineux et possessif des figures masculines, l’attitude du Baron répondant à une scène provocante qui précède où Richard affinait langoureusement sa sculpture tout en observant Lily. Le prestige de la noblesse, de l’art (voir de la vertu avec la tante Rassmussen) ne sont que poudre aux yeux pour affirmer l’asservissement de la femme. Marlene Dietrich avait d’abord exprimé son indépendance à ces valeurs par un amour innocent et trahi. L’assurance, le port et les toilettes sophistiquées masqueront ensuite un dégout et détachement à son horrible situation. Puisqu’on ne la considère pas pour un être sensible et indépendant, autant plonger de plain-pied dans la fange à la laquelle la destine la volonté des hommes.

La dernière partie doit donc résoudre la dichotomie entre la femme et « l’objet » féminin. En retrouvant le décor de l’atelier, Rouben Mamoulian ravive les souvenirs par des fondus enchaînés où la Lily candide d’antan et celle désabusée d’aujourd’hui se confondent et s’opposent. Le symbole figé de la statue n’a plus lieu d’être car il représente le regard d’hommes voulant se l’approprier plutôt que de s’en faire aimer. Sa destruction est donc une renaissance et l’espoir de l’amour passionné et charnel rêvé dans le fameux Cantique des cantiques. 

Sorti en dvd zone 2 français et bluray che Elephant 

samedi 18 mars 2017

Grave - Julia Ducournau (2017)

Justine vient d'une famille de vétérinaires végétariens. A 16 ans, elle intègre logiquement une école vétérinaire avec sa sœur ainée. Pour la première fois de sa vie, on va l'obliger à manger de la viande crue lors d'un bizutage. Les conséquences ne tardent pas et Justine révèle alors sa véritable nature.

Les passages de l’enfance à l’adolescence pour les jeunes filles, puis de l’adolescente à la femme auront souvent inspirés les cinéastes pour y scruter la mue physique et les tourments psychologiques qui en découlent. C’est particulièrement vrai dans le cinéma d’horreur qui permet d’adopter une vision exacerbée et intime de cette période complexe à travers des œuvres comme Répulsion de Roman Polanski (1965), Carrie de Brian de Palma (1976) ou plus récemment Black Swan de Darren Aronofsky (2010). C’est une question qui obsède Julia Ducornau dès son court-métrage Junior (2011) et prolongée dans Grave dont il constitue une forme de suite où l’on retrouve la jeune actrice Garance Marillier.

Devenir une femme et grandir, c’est à la fois s’opposer et/ou se fondre dans le regard des autres et ainsi se révéler à soi-même par la force et la singularité du reflet donné. Justine (Garance Marillier) va en faire l’expérience dans un cheminement où Julia Ducornau va lui faire subir tous les troubles attendus dans la construction d’une jeune femme. Le changement est brutal pour Justine qui quitte le cocon familial pour vivre en internat dans une école vétérinaire. Tout le début du film la voit subir ce bouleversement, par un effet de vide ou d’envahissement. Le vide, c’est la solitude à laquelle elle est confrontée - dès son arrivée où sa sœur ne viendra même pas la rejoindre - dans ses premiers pas au sein de l’école. L’envahissement existe par le bizutage où l’espace de sa chambre est investi par les étudiants seniors, où sa silhouette frêle se perd dans une l’extraordinaire plan-séquence d’une tapageuse fête étudiante improvisée et peuplée de corps dénudé. 

L’image de première de la classe rattachée à son image d’adolescente ne suffit pas pour exister dans ce nouveau monde - la douloureuse entrevue avec un professeur - et cette notion de vide/envahissement va passer de son environnement géographique - le matelas jeté de la fenêtre de sa chambre et livré en pâtures au passant, l’intimidation d’une senior dans un couloir – va passer à celui plus corporel. Ainsi le sentiment de creux et transparence de Justine va se trouver comblé par l’abus d’un énième bizutage où on l’obligera à manger cru un rein de lapin. Le « vide » intérieur est rempli par un « envahissement » physique pour lui révéler sa nature cannibale.

L’éveil et l’émancipation fonctionne également par la bravade de l’interdit, représentée ici par la tradition végétarienne de Justine et sa famille appuyée dès l’ouverture avec la réaction véhémente de sa mère pour une boulette de viande glissée par erreur dans une purée. Si Julia Ducornau se réclame de l’influence de David Cronenberg, elle inverse le processus de mutation du réalisateur canadien. Quand chez Cronenberg la mue physique suit le dérèglement de la psyché, Julia Ducorneau altère le corps de son héroïne de maux plus - crise d’urticaire et d’eczéma violentes, démangeaison – ou moins – amaigrissement, vomissement et boulimie – voyants pour introduire un changement d’attitude qui s’amorce par une soudaine curiosité à manger de la viande. Le film est en constant équilibre bestialité crue et stylisation plus marquée pour évoquer les questionnements de Justine. 

Ainsi chaque bascule carnivore puis cannibale est frontale, tant dans le filmage direct de Julia Ducornau (plan fixe et cadrage simple dénué du moindre effet appuyé lorsque Justine dévore de la viande crue au petit matin) que par le jeu de Garance Marillier, tout en visage mutique et posture/attitude animale quand elle s’acharne sur une viande animale ou ce moment clé où elle dévore un doigt humain - les envolées électriques et gothiques du score de Jim Williams apportant l'emphase attendue. Au contraire les afféteries visuelles sont nombreuses pour évoquer le point de vue transformé de Justine, convoquant le giallo avec ce corridor baignée d’éclairages rouges, l’esthétique pop lors de la splendide scène où Justine danse devant son miroir, enfin à l’aise dans son corps et lascive. Le réalisme et la cohérence s’estompent dans la photo de Ruben Impens dont les choix chromatiques font basculer la force évocatrice d’un décor, parfois dans la même scène pour littéralement nous plonger dans l’esprit changeant de Justine.

Le point fondamental de ses différents partis prix réside dans l’interaction de Justine avec les autres personnages. La jeune fille en plein doute partage ainsi sa chambre avec Adrien (Rabah Naït Oufella), jeune homme gay ayant appris à assumer sa différence (et la revendique dès leur première rencontre) pour une très attachante relation d’amitié. Ce sera plus complexe avec sa sœur Alexia (Ella Rumpf) plus assurée dans son tempérament exubérant. Par sa timidité Justine semble être un fardeau pour son aînée, la violence verbale et mentale (Alexia lui forçant la main lors du fameux bizutage au rein de lapin) alternant avec la complicité et promiscuité fraternelle inaltérable. En plus des autres maux de la jeune fille en construction s’ajoute ainsi la distance et rivalité fraternelle que le cannibalisme va également résoudre. On retrouve presque la symbolique du fameux Vorace (1999) de Antonia Bird où en mangeant le doigt de sa sœur, Justine en absorbe l’énergie et finit par la supplanter. 

Ce gout pour la chair humaine les rapproche mais inverse le rapport de force : quand Justine maîtrise la « faim », Alexia est incapable de contenir ses instincts cannibales. Là aussi chaos et stylisation s’opposent dans l’expression de leur nature. Justine bousculée et souillée en début de film devient la dominante : au rouge souillant son visage et ses vêtements malgré elle (ce sang renversé sur les bizuts en début de film) succède la peinture inondant son corps nu qu’elle va mélanger à celui d’un autre étudiant avant de lui mordre profondément la lèvre. Elle devient prédatrice et ne subit plus les évènements, au point d’inverser la nature humiliante du rite étudiant. L’innocence et la peur du sexe de départ laisse place à une scène de dépucelage d’une stupéfiante animalité, bien aidé par l’incroyable langage corporel de Garance Marillier. Justine se reconstruit ainsi en acceptant et ciblant ces élans cannibales quand Alexia les laisse parler au hasard et ne le contrôle pas.

Julia Ducornau façonne donc un puissant récit d’apprentissage où l’horreur, le teen movie et la psychanalyse s’entremêlent joyeusement - à l’image d’un final où la comédie noire révèle néanmoins que le mal trouve avant tout ses origines en nous. Une réalisatrice prometteuse et une grande actrice sont nées. 

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