Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 19 octobre 2021

Prédestination - Predestination, Michael et Peter Spierig (2014)


 Un agent temporel est pris dans une série de voyages dans le temps, destinés à faire perdurer à jamais son action en tant que représentant de la loi. Lors de son ultime mission, il doit recruter une plus jeune version de lui-même pour se remplacer, tout en pourchassant le seul criminel ayant percé son identité à travers le temps...

La fratrie de réalisateurs/scénaristes que forme Michael et Peter Spierig avait montré une vraie appétence pour la science-fiction et une grande maîtrise des effets spéciaux dans leur deux premiers films Undead (2003) et Daybreakers (2009). La réussite plastique de ces films était néanmoins entachée par des scénarios un peu poussifs, élément en partie corrigé dans cet ambitieux Prédestination adaptant très fidèlement la nouvelle Vous les zombies de Robert A. Heinlein. La nouvelle est considérée comme parmi les plus vertigineuse évoquant le voyage dans le temps et les paradoxes temporels.

L’ajout principal du film est l’élément de thriller que constitue la traque d’un terroriste par l’agent temporel joué par Ethan Hawke. Il s’agit de la seule menace qu’il n’aura pas réussi à endiguer au fil de ses sauts temporels et nous le voyons lors de la scène d’ouverture échouer à nouveau et même être défiguré en laissant filer le criminel. Sous ses nouveaux traits il va repartir en 1963 sur la piste de son adversaire, et recueillir sous la fausse identité de barman les confidences de John (Sarah Snook), un jeune homme androgyne et torturé. La narration surprend, l’ouverture haletante et mystérieuse nous dépeignant le cadre de cette agence (gouvernementale) laissant place à un long flashback intimiste où l’on découvre la tragique destinée de John. Il est à l’origine une femme, orpheline et solitaire mais aux aptitudes physiques et intellectuelles brillantes qui la promettent à un destin prometteur au sein d’une mystérieuse agence spatiale. Cette ambition tourne court pour des raisons inconnues et la seule éclaircie de son existence sera la rencontre d’un homme dont elle va tomber amoureuse. L’amant va pourtant s’évaporer et les circonstances de cette rencontre causent un bouleversement physique qui l’amènent à devenir un homme. 

L’alternance entre les enjeux purement SF et ce portrait tragique amènent une captivante dichotomie de ton (qui se joue aussi dans le va et vient entre environnements SF épurés et d'autres plus naturalistes) où l’attention doit être maintenue face aux différents indices qui construiront un saisissant paradoxe temporel. Le mystère et le mélo s’enchevêtrent grâce par l’équilibre de la prestation anxieuse d’un Ethan Hawke effrayé par ce qu’il sait et doit accomplir, et celle vulnérable et sensible de Sarah Snook subissant une destinée qui la dépasse. L’idée de confusion des genres masculin/féminin et des troubles psychiques qui en découlent était déjà présent dans la nouvelle et bénéfice d’un traitement subtil et très actuel (preuve de la dimension novatrice de la nouvelle) qui sert autant l’intime qu’un captivant paradoxe temporel lors d’un saut. 

Lorsque tous les fils se dénoueront, un sentiment d’incroyable vase-clos va se dessiner. Il sert une nouvelle fois l’aspect introspectif où l’on aura suivi toutes les étapes, accomplissements comme déconvenues, d’une vie, mais également une facette plus ambiguë. Le genre masculin semble être le seul viable pour s’accomplir (sa féminité lui refermant malgré elle toute les portes tant qu’elle n’est que Jane et pas encore John) individuellement. L’agence de voyage dans le temps dans son omniscience manipule les destins individuels et collectifs dans un dessein discutable qui referme la boucle sur une passionnante porte ouverte. Une vraie belle réussite SF dont la narration limpide ne perd jamais le spectateur (y compris le coup de théâtre final) malgré les concepts alambiqués évoqués. 

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Sony

lundi 18 octobre 2021

Le Rêve de Cassandre - Cassandra's Dream, Woody Allen (2007)


 Sur un coup de cœur, deux frères s'offrent un voilier qu'ils baptisent "Cassandra's DreamL". Une vraie folie car ni l'un ni l'autre n'ont réellement les moyens d'assumer ce signe extérieur de richesse, ni leurs autres folies financières. Ils sont alors obligés de solliciter l'aide de leur oncle Howard. En contrepartie de ce solide coup de pouce financier, celui-ci leur demande de lui rendre un petit service. Non négociable...

Le Rêve de Cassandre vient conclure la trilogie londonienne qui marqua aux yeux de la critique une forme de renaissance pour Woody Allen. Le film se rapproche plutôt des rives sombres de Match Point (2005) plutôt que de la légèreté de Scoop (2006), et renoue avec les thématiques autour de l’ambition et la culpabilité du magistral Crimes et Délits (1989). Le Rêve de Cassandre se déleste cependant de tout le bagage (diégétique et extradiégétique) élégant et cultivé de Match Point et Crimes et Délits pour quelque chose de plus cru, noir, dont toute ironie et cynisme sont exclus. Match Point teinté du contexte de clivage de classe anglais semblait tout autant un pendant européen du classique Une Place au soleil de George Stevens (1951) qui questionnait la poursuite du rêve américain. Crimes et Délits quant à lui se partageait entre les références littéraires (l’ombre des Crime et châtiments de Dostoïevski) et cinématographiques (la scène hommage à Les Fraise sauvages d’Ingmar Bergman (1957)) au service de la vision très pessimiste de l’humanité de Woody Allen. 

Le réalisateur travaille de manière plus frontale cette matière, sans le jeu de miroir entre l’aristocratie anglaise et la bourgeoisie new-yorkaise que l’on pouvait ressentir dans Match Point. Ce film travaillait avec une subtilité infinie le jeu de dominant/dominé, la duperie et l’ambition où son héros devait se mettre à l’échelle des milieux nantis qu’il souhaitait intégrer. Le Rêve de Cassandre nous plonge parmi des prolos où l’ascension repose sur les notions les plus triviales de réussite sociale et matérielle, et Woody Allen adapte sa forme à ce regard plus brut – malgré quelques éléments insidieux comme la première petite amie de Ian changeant de place pour se mettre à côté de lui sur le bateau dès lors qu’il parle de ses projets financiers… La première scène où les frères Ian (Ewan McGregor) et Terry (Colin Farrell) achètent un bateau traduit d’emblée cette poursuite de chimères.

On comprend assez vite que le bateau est au-dessus de leurs moyens, qu’ils vont suivre des voies périlleuses pour l’acquérir, et que son attrait ne se justifie que par l’échappée à leur quotidien qu’il incarne. Le bateau symbolise notamment le spectre de la richesse qu’ils ont entrevus enfant quand leur oncle Howard (Tom Wilkinson), symbole de la réussite sociale et fierté de la famille, leur avait offert une balade en mer. On peut soupçonner que le mérite de cet oncle entretenu depuis leur enfance par leur mère a placé le ver dans le fruit d’aspiration à un train de vie plus luxueux, mais aussi superficiel. Ils n’ont que l’exemple terne de leur père (John Benfield) peinant à joindre les deux bouts et dès lors, chacun à leur manière, Ian (par des investissements d’affaires douteux) et Terry (par une fièvre des jeux d’argent) se sont perdus dans leurs rêves étriqués de château en Espagne. 

Woody Allen montre à petite échelle à travers leur quotidien les impasses où les mènent leurs aspirations superficielles, qui conditionnent même leurs choix amoureux tel Ian sous le charme d’une actrice élégante et ambitieuse – dont on sous-entend aussi quelques renoncements moraux pour s’élever. Ces écarts suffiront à les placer dans une situation où ils devront solliciter à nouveau l’aide financière de leur oncle Howard, qui en échange va leur proposer terrible un pacte faustien. Ils découvriront ainsi le véritable prix à payer pour goutter au faste, celui de leurs consciences et de leurs âmes. Woody Allen réparti en deux personnages les héros de Match Point et Crimes et Délits, Ian représentant le cynisme et l’acceptation de Jonathan Rhys-Meyer et Martin Landau, tandis que Colin Farrell représente la culpabilité et le doute judéo-chrétien que jouait Allen dans Crimes et Délits. Il y a cependant une différence, car si les aspirations des prolos du Rêve de Cassandre peuvent faire sourire, les conséquences intimes après avoir commis l’irréparable pour y parvenir sont bien plus pesantes.

Colin Farrell (anticipant son extraordinaire prestation dépressive de Bons baisers de Bruges (2008)) est une boule de nerfs fébrile et vulnérable qui ne pourra jamais surmonter la portée de son geste. Ewan McGregor plus pragmatique n’aura pas le courage de pousser la logique jusqu’au bout, à savoir éliminer ce frère fragile et imprévisible qui pourrait le trahir. A l’inverse l’oncle Howard assoit sa domination sociale en rendant triviale la notion de meurtre, d’abord d’un inconnu nuisible puis de son propre neveu. Dans les hautes sphères, le prix de la réussite n’a plus d’entraves morales (il est assez logique que Howard ait réussit dans la Chine des années 2000 à l’ascension économique et logique capitaliste carnassière) et l’on peut tout se permettre pour maintenir son statut. Ian et Terry qui n’aspirent qu’à gagner mais n’ont pas encore à perdre ne peuvent suivre cette évolution vers la déshumanisation, ce qui causera leur perte.

C’est le cas de Woody Allen (aux origines modestes) dans Crimes et Délits, tandis que Martin Landau ou Jonathan Rhys-Meyer assimilé dans Match Point n’auront aucun mal à franchir ce pas et vivre avec. La scène de meurtre exprime d’ailleurs cette dualité, étirant l’approche de la cible dans une tension insoutenable (et porté par le score magnifique de Philip Glass) avant de masquer l’acte en lui-même par un léger panoramique comme pour signifier l’impossibilité à venir des personnages de vivre avec. Il faut être capable de devenir (au propre comme au figuré) un tueur de sang-froid pour passer du bas au haut de l’échelle semble nous dire Woody Allen dans une fable parmi les plus sombres de sa filmographie. Un grand film étrangement sous-estimé dans la filmographie du réalisateur. 

Sorti en dvd zone 2 français chez TF1 Vidéo

vendredi 15 octobre 2021

The Family Game - Kazoku Gēmu, Yoshimitsu Morita (1983)


 Dans une famille typique de la classes moyenne japonaise, le fils cadet est rebelle aux études. Inquiets que leur enfant ne puisse entrer dans un bon lycée pour intégrer plus tard une bonne université, ses parents lui alloue un tuteur. Mais celui-ci a des méthodes très particulières d'enseignement et la vie de famille va s'en trouver bouleversée.

The Family Game est une fable sacrément subversive sur le modèle familial japonais. Le récit (adapté d'un roman de Yohei Honma) fonctionne comme une sorte de pendant inversé du Théorème de Pasolini. Un élément perturbateur va se glisser dans la cellule d'une famille de classe moyenne japonaise non pas pour servir de révélateur de leurs tares et la faire imploser, mais au contraire les figer de plus belle dans les rôles que la société leur a assignés. Yoshimoto (Yūsaku Matsuda) est un professeur particulier engagé pour relever les notes catastrophiques de Shigeyuki (Ichirōta Miyagawa), enfant cadet de la famille Numata. Le réalisateur impose immédiatement un dispositif formel fondé sur la répétitivité des environnements, des inserts, cadrages et situations qui reviendront tout au long du récit. Au sein du foyer la salle à manger sert aux rares moments d'accalmie et de complicité, alternant avec la chambre de Shigeyuki et de son frère aîné Shinichi (Junichi Tsujita) théâtre des échappées rêveuses de ces derniers ou alors moments d'études studieux. A l'extérieur les scènes de classe travaillent cette même répétitivité avec une caméra parcourant les travées de la pièce où règne animosité, rivalité et humiliations (tant des élèves entre eux que des professeurs) aux moments douloureux de la restitution des copies du dernier examen. Les contre-plongées sur les cours de sport, les plans larges du terrain abandonné où Shinichi subit les agressions de ses camarades après les cours, tout cela dessine un environnement figé où la jeunesse fait figure de pions perdants ou gagnant destinés à reproduire le modèle de leurs parents.

Le professeur Yoshimoto va constituer un vrai grain de sable dans ce cadre normé. La métronomie de la mise en scène de Morita instaure une forme d'étrangeté plutôt que de normalité où une attitude, un geste, un élément de décor ou une idée formelle (ce fondu enchaîné presque invisible faisant apparaître des mains sur le visage de Shigeyuki) installe une tonalité décalée. Les protagonistes sont anormalement "normaux" dans la bizarrerie de certaines situations. La mère de famille (Saori Yuki) reste étonnamment impassible lorsque Yoshimoto inflige une gifle retentissante faisant saigner du nez son élève récalcitrant de fils. C'est une sorte de cliché de la japonaise soumise et effacée tandis que le père (Juzo Itami) correspond à celui du salaryman usé et déserteur du foyer. 

Yoshimoto en devient ainsi tout puissant mais le film n'est pas là pour vanter les vertus d'une éducation à la dure. Au contraire le professeur flatte les bas-instincts du jeune Shigeyuki (Ichirota Miyagawa génialement perché et ahuri), cette violence ponctuelle étant un stimulus inhérent à un autre cliché du "management" sévère à la japonaise (tout en instlalant un homo-érotisme latent) qui réveillera notre héros pour les mauvaises raisons. C'est en voyant la réaction contrariée de ses harceleurs face à ses notes en progrès que Shigeyuki met du cœur à l'ouvrage, mais son manque d'ambition et désintérêt pour les études n'ont pas changés au vu de ses choix d'orientations scolaires médiocres (et plus en adéquation avec son niveau désormais plus élevé). Tous les personnages semblent des pantins que Morita tire vers l'absurde dans les scènes intimes, où de manière distante à travers les nombreuses vues du panorama urbain où leur existence semble dérisoire.

Les situations livrent l'illusion d'une émancipation avec les supposés changements amenés par le mentor Yoshimoto, le dispositif filmique évoqué plus haut reste invariablement le même, donnant l'impression d'une agitation passagère, d'une illusion. Lorsqu'on échappe à ce carcan pour scruter la vérité des personnages, c'est pour constater que même la notion d'amour est très relative au sein de cette cellule familiale. Au détour d'une discussion on comprendra que le mariage tient à une grossesse non désirée et que la mère regrette l'amusement de sa jeunesse et des responsabilités prématurées. Le père y échappe par le prétexte de sa nature de salaryman, et la mère au foyer y est contrainte par sa présence constante obligatoire, mais de manière absente, désincarnée. Seul le personnage du frère aîné semble apte à s'émanciper, séchant les cours de sa classe préparatoire, errant sans but plutôt que de suivre la ligne toute tracée qui l'attend. Les parents ne manifestent d'ailleurs un semblant d'autorité que quand les enfants s'écartent où ne semblent pas capables de s'inscrire dans ce schéma social préétabli, d'où l'engagement du tuteur ou le sursaut de paternité plus affirmée envers Shinichi à la fin.

Yusaku Matsuda est fabuleux dans ce rôle de professeur pince sans rire, tour à tour père fouettard ou complice dont la mine placide et le phrasé rustre installe d'emblée cette tonalité "autre". Nagisa Oshima était un grand admirateur du film et effectivement cela rappelle la nature conceptuelle de ses brûlots les plus incisifs des années 60. C'est également amusant d'avoir Juzo Itami dans le rôle du père, puisque dans ses réalisations à venir (The Funeral (1984), Tampopo (1985) ou Minbo ou l'art subtil de l'extorsion (1992)) il usera aussi de cette veine nonsensique (mais avec un côté plus grand public) pour dénoncer certains maux de ses contemporains japonais. 

La conclusion est magistrale avec une scène de repas dont le dérèglement des comportements filmés en plan-séquence fixe en fait une "Cène" progressivement traversée par la démence pure. La dernière image de nouveau en plan-séquence traduit de façon littérale et audacieuse cette notion de pure illusion de ce que l'on a pris pour une rébellion, une affirmation. Un grand film qui anticipe les mentalités de la bulle économique japonaise (la réussite matérielle comme liberté illusoire alors que le modèle social reste le même) dans le microcosme familial. Le film sera un grand succès public et critique (élu Meilleur Film de l'Année par la critique japonaise) qui lancera la carrière de Yoshimitsu Morita.

Sorti en bluray et dvd japonais