Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

dimanche 24 avril 2022

An Autumn's Tale - Chau tin dik tung wa, Mabel Cheung (1987)


 Jennifer quitte Hong Kong pour New York, où elle doit retrouver son fiancé Vincent. Mais celui-ci la quitte et part s'installer à Boston avec une autre femme. Bouleversée, la jeune femme trouve du réconfort auprès de son cousin fruste qui habite l'étage du dessous. Alors qu'il s'efforce d'égayer son quotidien, il tombe amoureux de Jennifer.

An Autumn's Tale constitue la pièce centrale d'une trilogie que la réalisatrice Mabel Cheung consacre au thème de la migration, suivant Illegal Immigrant (1985) premier film salué par la critique, et précédant Eight Taels of Gold (1989). C'est un sujet qui parcoure toute sa filmographie et qui trouve une continuité et un complément à travers sa collaboration avec Alex Law son époux et scénariste, les fonctions pouvant parfois s'inverser lors des plus rares réalisations de Alex Law (dont le célèbre Painted Faces (1988) biopic de la jeunesse à l'Opéra de Pékin de Jackie Chan et Sammo Hung)) et apporter d'autres variations sur cette question de la migration. An Autumn Tale a une certaine portée autobiographique pour Mabel Cheung qui comme son héroïne connu l'exil lors de ses études à l'étranger, à Bristol en Angleterre puis à New York. Les petits boulots, la difficulté à subsister dans un quotidien fait de privations permanente (la scène du film où Jennifer choisit un sandwich plutôt qu'un autre à cause d'une différence de prix de 10 cents est issue d'une vraie expérience de Mabel Cheung) et le sentiment de solitude en pays étranger, tout cela transpire le vécu tout au long du récit.

Nous allons suivre Jennifer (Cherie Chung), jeune hongkongaise fraîchement arrivée à New York pour faire ses études mais avant tout pour rejoindre son fiancé Vincent (Danny Chan) qu'elle n'a pas vu depuis deux ans. Elle va vite rencontrer une déconvenue en découvrant que ce dernier est désormais en couple avec une autre. Elle est cependant prise en main par son cousin Figgy (Chow Yun-fat) qui va l'accueillir, lui trouver un logement et faire découvrir la ville. La scène d'ouverture où encore à Hong Kong Jennifer se montre condescendante à l'évocation de ce cousin amorce une des thématiques du film. Jennifer est issue de la classe moyenne hongkongaise et a bénéficié d'une éducation avant son départ à l'étranger. Le vrai apprentissage dans son nouvel environnement consistera donc surtout à s'accoutumer à un train de vie modeste, à travailler et subsister dans une certaine précarité tandis que l'interaction aux autres ne sera pas un problème. Figgy vient au contraire de la classe ouvrière et le quotidien au jour le jour fait de jobs laborieux ne lui change pas de Hong Kong, mais à l'inverse il ne s'est jamais réellement assimilé à sa patrie d'accueil, ne parlant pas (ou bien mal) anglais et ne fréquentant que ses compatriotes hongkongais. Mabel Cheung traduit ce fossé de façon comique dès la première rencontre où Figgy vient chercher Jenny à l'aéroport dans un tapage peu discret, avant de l'emmener dans l'épave qui lui sert de voiture. Le regard de Jenny sur leur logement commun miteux, sa gêne face aux manières rustres de Figgy, tout semble en place pour reproduire cette distance de classe entre eux.

Pourtant lorsque Jenny sera en quelque sorte regardée de haut et abandonnée par Vincent pour une chinoise intégrée plus "conforme", c'est bien Figgy qui sera là pour l'accompagner dans ses premiers pas new-yorkais. Les deux personnages se nourrissent l'un l'autre, Figgy comprenant que son existence sans but et en vase clos ne le mène nulle part, et Jenny dépassant ses préjugés à travers ce cousin bienveillant. L'un découvre l'ambition, l'autre la modestie. Cette caractérisation introduit la romance tout en montrant ce qui la freine, Figgy gardant son complexe d'infériorité ne se déclarant pas et Jenny encore retenue par un mélange de fierté et timidité faisant de même. 

Mabel Cheung à quelques rares fautes de goût près (une bagarre de gangs assez quelconque) déploie tous ces questionnements dans une tranche de vie bienveillante où l'environnement oscille entre crudité réaliste de ce New York 80's et vrai romantisme lumineux dans une imagerie plus stylisée. Dans les deux cas, la présence d'un autre pour nous accompagner amène une tonalité rassurante et chaleureuse qui permet de tout surmonter - se différenciant grandement du sinistre et oppressant Farewell China de Clara Law (1990) avec Maggie Cheung sur un sujet voisin. Certains rebondissements opposent d'ailleurs les personnages à des compatriotes bien moins intentionnés pour bien marquer la nature spéciale de la relation Jenny/Figgy, que ce soit le fiancé démissionnaire en ouverture, un patron chinois libidineux envers Jenny, ou une autre patronne pétrie de préjugée qui la renverra injustement. La solidarité n'est pas une évidence et cela souligne et transcende cette différence de classe initiale qui séparait les personnages. 

Loin des grands écarts mélo (mais pas déplaisant) dont peut faire preuve le cinéma hongkongais, An Autumn's Tale marque au contraire par sa tonalité feutrée et tout en retenue. Les rapprochements ou séparations se font sans emphase et découlent de petits évènements s'inscrivant dans la normalité quotidienne des protagonistes. On pense à la magnifique scène de réconciliation où Jenny invite Figgy à dîner (avec la belle idée de ce sol communiquant) pour se faire pardonner mais où ce dernier reprend la main face à sa cuisine exécrable. Les acteurs sont au diapason avec un excellent Chow Yun-fat dont l'apparente excentricité masque les complexes et la vulnérabilité, et une Cherie Chung très touchante se délestant progressivement de sa superficialité. Un très beau film qui installera Mabel Cheung parmi les grands auteurs de Hong Kong, le film recevant sept nominations aux Hong Kong Film Awards et en remportant trois : Meilleur film, Meilleur scénario et Meilleure photographie. Un classique désormais qui fut classé en 2005 parmi les dix plus grands films chinois de tous les temps, à la suite d'un sondage auprès de 25 000 professionnels et cinéphiles.

 Sorti en bluray et dvd hongkongais chez Fortune Star et doté de sous-titres anglais

vendredi 22 avril 2022

Rue des cascades - Maurice Delbez (1964)


 Hélène, séduisante veuve quadragénaire et mère du petit Alain, tient un café-épicerie-crémerie à Ménilmontant, un quartier populaire parisien alors en pleine évolution en ce début des années 1960. Lorsqu’elle essaie de refaire sa vie avec Vincent, un Antillais de vingt ans son cadet, Alain témoigne d’abord de l’hostilité à ce dernier avant d’être conquis par sa gentillesse et de devenir son ami.

Rue des cascades est un beau film humaniste et une vraie photographie de la France du début des années 60 face à la différence. Maurice Delbez adapte là le roman Alain et le Nègre de Robert Sabatier publié en 1953. L'histoire dépeint la romance entre Hélène (Madeleine Robinson), une veuve d'âge mûr et Vincent (Serge Nubret), jeune homme noir de vingt ans son cadet. Le récit se partage entre le point de vue d'Hélène et celui d'Alain (Daniel Jacquinot) son jeune fils, et leur manière de vivre cette situation face à leur entourage. Le film s'ouvre les pérégrinations d'Alain et ses copains dans les rues parisiennes au sortir de l'école, multipliant farces et petites moqueries face aux passants de tous âges. Cette séquence est un mélange d'espiègleries et de cruauté enfantine trahissant la méchanceté insouciante de ces âges-là face à la différence, pour montrer la façon dont elle va se retourner contre Alain quand un camarade lui dira que son père est un "nègre". L'enfance étant se moment schizophrène où l'on souhaite à la fois se démarquer et son fondre dans la masse, Alain ressent un rejet naturel pour le compagnon de sa mère qui s'exprime par la reprise des invectives racistes des adultes qui fréquentent le café de sa mère.

Maurice Delbez par son regard délicat nous fait cependant habilement comprendre qu'Alain se trouve à ce moment charnière de l'enfance où il comprend que sa mère ne lui appartient pas, mais qu'elle est aussi une femme avec ses désirs. Cette découverte est simplement exacerbée par "l'exotisme" du compagnon qui rend cette acceptation plus difficile à travers le regard des autres. Cet extérieur s'invite dans le microcosme de la clientèle du café et Maurice Delbez dont les parents tinrent un bistrot parvient à traduire toute l'authenticité tant individuelles que collective de ce lieu. Une femme mariée (Suzanne Gabriello) amie d'Hélène se trouvant un jeune amant, une ancienne prostituée (Lucienne Bogaert) lassée par la vie, un retraité (René Lefèvre) noyant sa solitude dans l'alcool, tous de par leur expérience sont des croyants ou désormais désespérés de l'amour qui amènent un point de vue intime et sociétal sur la romance d'Hélène. 

On comprend ainsi une certaine mentalité raciste teintée de relents colonialistes régnant alors dans les mentalités, Hélène et Vincent s'inscrivant parmi d'autres éléments dans une modernité gênante sur les mœurs rétrogrades d'alors. Le garçonnet Alain, pas encore formaté par cette dimension rance, va progressivement s'attacher à Vincent tout destiné à devenir un vrai compagnon de jeu. La caractérisation de Vincent est baignée de quelques éléments clichés que l'on associe aux personnes de couleurs (toujours souriant et enjoués, naïf, le physique impressionnant de Serge Nubret ayant une carrière de culturiste en parallèle) mais il faut inscrire cela dans son époque, et surtout c'est destiné à traduire la fascination de l'enfant, le désir de la mère (les regards appuyés de Madeleine Robinson à chaque apparition de Vincent) et l'attrait sous toutes ces formes que constitue "l'autre". 

Ce sera source de jeu quand le paysage urbain (Delbez transpose le Montmartre du livre au quartier de Belleville/Ménilmontant qui selon lui a conservé cet environnement populaire) s'associe à la jungle et son bestiaire quand Vincent captivera les enfants par ses talents de conteur, ou quand il fera découvrir à Alain émerveillé sa troupe de spectacle africain (ou règne un même racisme et machisme en pointillé). Les lieux communs de l'époque nourrissent donc malgré tout une ouverture et Maurice Delbez évite tout autant de se montrer caricatural pour dépeindre le racisme des blancs, la xénophobie baignée dans l'alcool de René Lefèvre relevant aussi d'un profond désespoir. L'histoire possède une vraie veine progressiste et féministe avant l'heure dont il montre aussi l'impasse à l'époque pour les adultes. La femme adultère est "punie" pour sa liaison avec un jeune amant (une révoltante scène avec des journalistes arrivant à la conclusion qu'elle "l’avait mérité"), ce qui ouvre les yeux à Hélène sur tous les obstacles qui se placent entre elle et Vincent. 

Il est encore jeune, séducteur et avide d'expériences quand elle voit en le dernier amour de sa vie. Madeleine Robinson est très touchante et impudique dans ce portrait d'une femme aimante et refusant le sort d'une vie prématurément chaste et morne. La vraie ouverture et affection durable résidera donc entre Alain et Vincent, tout en échanges naïfs poétiques et d'une grande justesse (le dialogue où Vincent explique la différence entre chaque être vivant à Alain) dont on devine qu'ils transformeront l'enfant qui ne reproduira pas le modèle de pensée raciste et condescendant des adultes. Un très beau film dont le message ne rencontrera pas son public puisque les exploitants de l'époque refuseront de projeter un récit comportant une romance mixte. Le film sera finalement distribué à la sauvette par la Columbia, laissant un Maurice Delbez lourdement endetté et contraint de se réorienter vers la télévision pour le reste de sa carrière. Une injustice réparée par la redécouverte et la restauration récente du film que Delbez savourera de son vivant avant sa mort en 2020.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Coin de Mire et SND/M6 Vidéo

 

mercredi 20 avril 2022

Goldeneye - Martin Campbell (1995)

 James Bond est chargé par le MI6 de retrouver le Goldeneye, un satellite russe volé par des mercenaires, dont la puissance de frappe pourrait rayer de la carte n'importe quelle capitale. Sur les traces des responsables, l'agent 007 se rend aux quatre coins du monde avant de retrouver sur son chemin une vieille connaissance. Entre sa mission et ses sentiments personnels, l'agent secret se voit dans l'obligation de faire un choix.

Le rugueux Permis de tuer (1989) avait reçu un accueil public mitigé mais malgré tout Timothy Dalton était supposé poursuivre dans le rôle, son contrat incluant trois films. C’était sans compter les ennuis financiers de la MGM, détentrice des droits depuis son rachat de la United Artist (coproducteur historique des Bond depuis le début avec Cubby Broccoli) en 1981. Le tournage d’un nouvel opus est envisagé en 1991 puis en 1993 mais finalement repoussé, et un ultime report en 1994 va pousser Timothy Dalton à jeter l’éponge et abandonner le rôle. C’est finalement un bienfait pour les producteurs qui auront là l’occasion de prendre un vrai nouveau départ après l’incarnation discutée de Dalton. 

Il s’est écoulée six ans entre Permis de tuer et Goldeneye, une période où le monde géopolitique a subit de profonds bouleversements. La Guerre Froide et le choc des blocs n’est plus avec l’effondrement de l’URSS et finalement la raison d’être de la création de Bond s’avère obsolète. L’intelligence du film est de déconstruire intelligemment le personnage à l’aune de ces changements. Contrairement aux récents opus de Daniel Craig qui dénature Bond en lui retirant tout ses attributs, le scénario de Goldeneye les maintient mais les remets totalement en question dans un monde où ils n'ont plus d’intérêt. L’arrogance et le machisme d’un autre âge de Bond lui est renvoyé en pleine figure par le nouveau M qui s’avère être une femme (Judi Dench), s’inspirant là aussi des vraies mues du MI5 qui fut dirigée par Stella Rimington en 1992. Pour ses alliés, ses ennemis et même l’environnement du film (se déroulant en grande partie en Russie), Bond est un dinosaure dépassé qui n’a pas su, pour le meilleur et pour le pire, évoluer avec son temps.

L’antagoniste est Alec Trevelyan (Sean Bean), ancien agent 006 supposé mort en mission mais reconverti en criminel international dirigeant l’organisation Janus. C’est à la fois un fantôme du passé (ancien agent, mais aussi d’origine cosaque dont les parents furent livrés aux Russes par l’Angleterre et abattus) mais aussi un symptôme du présent profitant de la confusion de la chute des blocs pour s’enrichir. La scène de ses retrouvailles avec Bond est brillante à travers un dialogue où là aussi il lui renvoie la nature vaine de toutes ses actions passées (assassinat, intervention sous-terraine dans différents régimes politiques) au nom de la couronne, un sacerdoce où il s’est appliqué à suivre des ordres désormais obsolètes. Cela amène au film une vraie dimension mélancolique et crépusculaire manifeste dès le magnifique générique de Daniel Kleinman (remplaçant le mythique Maurice Binder décédé en 1991) montrant la destruction des symboles de pouvoir de l’URSS. Lors de la première confrontation avec Trevelyan, Bond traverse également une sorte de dépotoir jonché de statues iconiques du pouvoir soviétique et notre héros semble parfaitement à sa place parmi ces vestiges du passé. 

Pierce Brosnan, empêché de récupérer le rôle à cause de son engagement dans la série Remington Steel à l’époque de Tuer n’est pas jouer (1987), s’avère parfait en Bond moderne. Il est une sorte de parfaite alliance de la froideur et brutalité de Sean Connery, de la distance et art du bon mot de Roger Moore, tout en dégageant une forme de vulnérabilité qui le rend moins intimidant que Dalton. Cet arrière-plan et thématique de déconstruction aide beaucoup en l’enrichir, sa froideur de 007 étant la condition de sa survie mais aussi une malédiction créant un fossé entre lui et les autres – là aussi très bien exprimé par une invective extérieure de la James Bond Girl Natalya (Izabella Scorupco). Tout cela n’est jamais asséné, et se fond totalement dans l’intrigue, l’action et le sujet du film qui n’oublie jamais le côté « fun » et démesuré que l’on attend d’un James Bond – là aussi loin de la sinistrose Daniel Craig à venir. 

Cela était déjà amorcé dans Permis de tuer, et donc Goldeneye s’aligne désormais sur les canons du blockbuster dans son esthétique ainsi que son rythme (d’autant que le pétaradant True Lies de James Cameron (1994) avait installé une concurrence frontale et le retour de Bond devait relever le défi). Le pré-générique figure parmi les plus impressionnant, du saut à l’élastique inaugural à cet insensé rattrapage d’avion en chute libre. La poursuite en tank dans les rues de Saint-Pétersbourg est un sacré morceau de bravoure aussi et finalement le film souffre de ne pas proposer plus de séquences de ce type. Si les moments d’accalmie et d’introspection fonctionnent bien, le film comporte néanmoins de petites longueurs qui auraient largement pu passer avec une bande-originale digne de ce nom. Hélas, par volonté de poursuivre cette quête de modernité et de refonte de la franchise, les producteurs vont engager le sinistre Éric Serra qui va livre un affreux score électro et sans saveur déjà ringard à la sortie du film. Il manque donc le souffle qu’un John Barry aurait pu apporter à la mélancolie qui parcoure Goldeneye mais fort heureusement dès l’opus suivant Demain ne meurt jamais (1997) le tir sera corrigé avec un de ses plus fidèle disciple David Arnold. La chanson-titre (composée par Bono et The Edge de U2) figure en revanche parmi les sommets de la série, tout en grandiloquence bondienne portée par le chant puissant de Tina Turner. 

Martin Campbell livre une réalisation solide faisant entrer Bond dans les codes d’actions des 90’s, et si quelques éléments ont vieillis (tout l’arrière-plan informatique poussif), c’est aussi la révélation du talent de Famke Janssen qui campe un des bras droits les plus fous de la série, avec cette Xenia Onattop (les jeu de mots graveleux sur les personnages féminins, une grande tradition) adepte de l’assassinat SM. En bref Goldeneye est un dépoussiérage intelligent du mythe, porté par un nouvel interprète charismatique à souhait et plein de promesse qui ne seront pas totalement tenues par la suite.

Sorti en bluray et dvd zone 2 français chez Sony

mardi 19 avril 2022

Le Nettoyeur - Destry, George Marshall (1954)

Une petite ville frontière de l'Ouest américain est sous la coupe de Phil Decker et de sa bande. À la suite de la mort du shérif, Decker nomme à ce poste l'ivrogne du village, Barnaby. Ce dernier fait appel alors au fils de son vieil ami, Tom Destry. Quand ce dernier arrive, il n'a pas du tout la figure de l'emploi…

George Marshall signe avec Le Nettoyeur un remake de son Femme ou démon réalisé en 1939. Il s’agit là de la troisième adaptation du roman de Max Brand (une première version avec Tom Mix datant de 1932), sans compter les remakes officieux comme Frenchie de Louis King (1951) ce qui prouve le fort potentiel de cette histoire incitant à de nouvelles variations. La grande idée du film est le choix d’Audie Murphy dans le rôle d’un shérif procédurier, à cheval sur l’application stricte de la loi et rejetant l’usage des armes. Des qualités à la fois contradictoires dans ce contexte de l’Ouest où règne la loi du plus fort, mais aussi si l’on se penche sur la vie personnelle de son interprète. 

Engagé encore mineur au sein de l’armée américaine durant la Deuxième Guerre Mondiale, Audie Murphy va s’y distinguer de manière impressionnante puisque sa bravoure lui vaudra de remporter toutes les décorations militaires existantes de l’armée de terre américaine. Devenu une célébrité après-guerre, il entame une carrière cinématographique qui exploitera largement ce passif, indirectement dans un film historique comme La Charge victorieuse de John Huston (1951) ou frontalement dans L’Enfer des hommes de Jesse Hibbs qui adapte son autobiographie. Murphy a malheureusement développé suite à ces expériences des syndromes de stress post-traumatique, souffrant notamment d’insomnie, de crises de violence et entretenant une fascination pour les armes (et en gardant d’ailleurs une sous son oreiller).

C’est donc assez captivant de le voir incarner un personnage aussi stoïque et maître de lui-même, l’autre contraste résidant dans le physique poupin et éternellement juvénile d’Audie Murphy. Le cadre du récit est une ville de l’Ouest vivant sous la tyrannie du riche Decker (Lyle Bettger) qui avec sa bande fonctionne justement sur la menace, l’intimidation et la violence explicite. Tom Destry (Audie Murphy) est annoncé par Rags (Thomas Mitchell) shérif par défaut et ancien frère d’armes de son père, comme un dur à cuir qui va mettre la ville au pas. Dans cet environnement hostile fonctionnant grandement sur les apparences et le machisme, l’apparition de Destry, sa carrure frêle et ses manières de gendre idéal, vont ainsi prêter à la moquerie. Marshall joue grandement de la connaissance du spectateur de l’époque des réelles aptitudes de Murphy pour créer un contre-emploi et décalage amusant (les plans d'ensemble accentuant la petite taille de Murphy, les contre-plongée sur les personnages qui le toisent), mais aussi un sentiment d’attente du moment ou Destry va hausser le ton. Murphy/Destry n’a pas besoin de montrer ce dont il est capable, ou du moins que lorsque ce sera nécessaire puisqu’il sait et nous savons ce qu’il en est.

On appréciera donc la patience du personnage, appliquant rigoureusement la loi quitte à se mettre à dos ceux qu’il doit défendre, pour user de son esprit plutôt que de ses muscles. L’intrigue est assez simple mais le plaisir réside à voir Destry mettre ses interlocuteurs en porte à faux par son sens de la déduction, ses manières déstabilisantes tel un Sherlock Holmes western jusqu’à recouper les informations qu’il recherche et appliquer la loi à bon escient. Les démonstrations de force sont brillamment amenées et là aussi dans une volonté de désarçonner les adversaires. Destry qui ses attitudes de « pied tendre » pour montrer sa virtuosité au revolver, avec l’arme que ses ennemis le croyant inoffensif lui ont confiés et faire ainsi une analyse balistique afin de trouver des preuves. Un pur exemple où l’agressivité frontale n’aurait pas fonctionné. 

Le film est peu trop sage par ailleurs malgré une tenue formelle honorable ne tient donc qu’au seul charisme d’Audie Murphy. En effet contrairement à la version de 1939 où James Stewart en Destry partageait la vedette avec Marlène Dietrich, Destry est plus central ici et la relation avec la danseuse de saloon Brandi (Mari Blanchard) est plus secondaire – malgré quelques amorces d’émotions plus profondes. Un agréable divertissement donc et une proposition de western plutôt singulière. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Sidonis

dimanche 17 avril 2022

Épouses et Concubines - Dà Hóng Dēnglóng Gāogāo Guà, Zhang Yimou (1991)


 En Chine, dans les années 1920, Songlian, 19 ans, devient la quatrième épouse d'un riche quinquagénaire, maître Chen. Elle s'initie rapidement aux règles domestiques : Chen fait allumer chaque soir une lanterne rouge devant et à l'intérieur des appartements de l'épouse qu'il a choisie d'honorer. Entre les quatre femmes s'engage alors une lutte de pouvoir pour obtenir les faveurs du maître…

Avec Épouses et Concubines, c'est déjà la troisième fois que Zhang Yimou prend comme postulat initial d'un de ses films une jeune chinoise introduite à un monde nouveau et oppressant par un mariage arrangé. Toujours personnifiée par Gong Li, on retrouve cette figure féminine dans Le Sorgho rouge (1987) et Ju Dou (1990), chacun des films proposant à la fois une continuité et une variation très différente. Le Sorgho rouge représente une Chine mythologique et primitive où le destin initialement barbare de Gong Li est surmonté par un idéal d'épanouissement intime et collectif avant d'être rattrapée par une réalité historique cruelle avec l'invasion du Japon. Ju Dou montre une Gong Li étouffée dans une tradition patriarcale et rurale chinoise ancestrale tout en entrevoyant un bonheur qui s'y dérobera de façon éphémère. Épouses et Concubines semble l'étape terminale de ce cheminement, où le semblant de romanesque lumineux des précédents films s'estompe complètement pour ne laisser place qu'à la douleur de cette condition féminine soumise. 

Songlian (Gong Li) est une jeune fille contrainte par nécessité de renoncer à ses études et de se marier à un riche quinquagénaire dont elle va devenir la quatrième épouse. Elle va dès lors se trouver prisonnière d'un monde clos où l'époux est roi, et où une rivalité féroce oppose les quatre épouses. Toute la construction esthétique du film tant à souligner cette dimension de monde clos où règnent ces lois du calcul, de du pouvoir et de la domination. Zhang Yimou illustre scrupuleusement les rituels faisant glisser les faveurs d'une femme à une autre. Des lanternes rouges (couleur signifiant la bonne fortune en Chine, et dont la saturation finale traduira la folie de l'héroïne) illuminent les extérieurs et intérieurs des appartements de celle avec laquelle il décidera de passer la nuit. Ce choix s'effectue chaque soir lorsque les épouses se présentent à l'entrée du chemin menant à leur demeure, l'entrée étant une métaphore de leur sexe qu'il peut pénétrer. La dimension charnelle n'a cependant que peu d'importance ici, chaque épouse ne symbolisant, comme le soulignera avec ironie Songlian qu'un "peignoir qu'il peut enlever et mettre à sa guise". Avoir le maître dans ses quartiers est avant tout synonyme de pouvoir sur la maisonnée, que ce soient les autres épouses ou les domestiques - dont certaines, maîtresses ponctuelles sont aussi des concurrentes officieuses comme Yan'er (Kong Lin). On découvre donc avec Songlian les codes de cet environnement, tout un quotidien fait de faux-semblants et de perfidie afin de mettre l'une des quatre épouses en faute et être l'heureuse élue du soir.

La Première épouse (Jin Shuyuan) désormais trop âgée est exclue de la concurrence sexuelle mais impose le respect pour avoir accompli son devoir et donné un fils, ce qui lui confère le pouvoir d'appliquer ces règles ancestrales qui régissent les lieux. Les autres, plus jeunes, entre mesquineries déployées au grand jour comme la Troisième épouse Meishan (He Saifei), et une amicalité sournoise pour la Deuxième épouse Zhuoyun (Cao Quifen), se livrent une véritable guerre stratégique et impitoyable. Zhang Yimou joue de la répétition dans les cadres, compositions de plan, et toutes les variations ne résident ce qui sera la dominante du moment. Le plan d'ensemble de la chambre de Songlian évolue ainsi selon qu'elle soit seule et isolée, en compagnie du maître, frustrée, par d'infinis détails que ce soit son positionnement, la couleur de ses tenues, la photo de Zhao Fei basculant de boudoir à prison. 

L'époux n'est jamais filmé de face, il demeure une silhouette en amorce, une figure lointaine lourde de menace ou une voix. Il incarne sans le personnifier en tant que vrai protagoniste ce pouvoir masculin tout puissant et indifférent aux sentiments des femmes qui ne sont que des objets de plaisirs. Si l'une d'entre elle a le malheur de témoigner une saute d'humeur (en un mot faire preuve de personnalité, d'individualité), il n'a qu'à se rendre chez sa voisine plus souple. Songlian par sa jeunesse, sa fougue et sa frustration n'est pas encore rompue à ces attitudes et malgré son statut avantageux de dernière épouse, va progressivement dégringoler dans la hiérarchie. 

Les images en plongée sur la demeure traduisent cette dimension de monde clos et hors du temps, et accompagnent cette notion de répétitivité où seules varient les saisons. Les toits peuvent être de brefs moments de respiration et de sincérité entre Songlian et Meishan, mais également le tombeau de celles ayant manifestée trop d'émancipation par des élans adultères qui sont bien entendus acceptés et naturels pour les hommes. Le soin du détail dans la beauté des costumes, la sophistication des décors (une maison du XVIIe siècle à Pingyao, dans la province de Shanxi a d'ailleurs servi de décor au film) façonnent ainsi un environnement aussi stylisé qu'étouffant, une geôle dorée dans le plus pur sens du terme. En s'élevant dans les classes sociales dépeintes, Zhang Yimou rend le piège encore plus implacable et glaçant (anticipant d'ailleurs l'approche austère et plus radicale encore de Hou Hsio Hsien (ici producteur) sur Les Fleurs de Shanghai (1998)), avec une terrible dernière scène en forme d'éternel recommencement.

Sorti en bluray français chez D'vision