La saga des James Bond témoigne remarquablement de
l’évolution de la figure du héros d’aventures au cinéma, des prémisses qui ont
abouti à l’émergence du personnage incarné par Sean Connery jusqu’à la mutation
amenant le torturé et anxieux Daniel Craig.
Le plus beau, le plus
fort
Sur grand écran, le héros est tout d’abord un être aux
capacités, au sang-froid et au charme supérieurs que le spectateur vient
admirer. Admiration où l’on trouve le désir de lui ressembler pour le public
masculin, d’être séduit par lui pour le public féminin. Le premier grand héros
moderne du cinéma sera incontestablement Douglas Fairbanks dont le charisme et
les capacités physiques exceptionnelles l’amenèrent à éblouir le public dans
des films prodigieux où il endossait l’identité de personnages mythiques de la
culture populaire, investissait des contextes chargés d’une aura épique et
mystérieuse dans l’inconscient collectif : D’Artagnan dans Les Trois Mousquetaires (1921), Zorro dans Le Signe de Zorro (1920), le tout se déroulant dans un Orient façon
Mille et Une Nuit (Le Voleur de Bagdad),
l’antiquité majestueuse (Ben Hur
première version). Fairbanks constitue l’archétype du héros d’aventure au même
titre que son successeur des deux décennies suivantes, Errol Flynn.
Flynn s’approprie l’héritage de Fairbanks avec ce même élan
juvénile, cette séduction et ce physique gracieux et imposant. Il y ajoutera
sous la frivolité une dimension plus sombre et torturée, une contextualisation
moderne plus prononcée puisque Errol Flynn inscrit ses exploits autant dans le
film d’aventure à la Fairbanks (le Robin
des Bois de Michael Curtiz, le film de pirates L’Aigle des Mers) que dans le film de guerre de propagande
contemporain avec Aventures en Birmanie entre autres. Le héros demeure donc
avec ces deux acteurs fondateurs un être lointain, hors-norme et mythologique
que l’on admire à distance sans espoir de l’égaler pour les hommes ou de tomber
dans ses bras pour les femmes. En plus
des qualités respectives de ces deux modèles, James Bond s’inspirera donc
également de la manière dont ils s’intègrent dans leur univers. Le monde de
James Bond est tout à la fois aussi irréel que les fantaisies les plus
débridées de Douglas Fairbanks mais s’inscrit aussi dans une réalité fantasmée
et ludique que l’on trouve dans certains films de guerre d’Errol Flynn. La
Seconde Guerre Mondiale de bande dessinée d’un Sabotages à Berlin (1942) avec ses vannes, ses cascades et son
Flynn tuant du nazi le sourire en coin n’est pas bien éloignée de la Guerre Froide
décalée des premiers James Bond.
Sadisme et séduction
Bien sûr Fairbanks et Flynn ne sont pas les seules figures
héroïques créées par le cinéma hollywoodien mais elles sont les plus
emblématiques du mélange de désinvolture et de surhomme que l’on trouvera chez
James Bond. Humphrey Bogart et son bagout cynique dans le film noir, ainsi que
l’ironie distanciée de Cary Grant dans La Mort aux trousses (1959) constituent également des jalons qui étofferont le
personnage de Bond au cinéma et surtout le resitueront dans une vraie réalité
moderne, fantasmée certes mais la même que celle du spectateur au contraire des
films historiques lointains d’Errol Flynn et Douglas Fairbanks. Avant un
lissage progressif à partir de Goldfinger
(1964) et l’entrée de la saga dans l’ère de la superproduction, on en
oublierait presque le Bond retors et peu recommandable incarné par Sean
Connery. L’acteur, avec une somme de vice, d’amoralité et de virilité exacerbée
invente là une nouvelle forme de héros.
Connery allie les qualités de ses
prédécesseurs à une présence animale capable de dévier la sexualité de la
lesbienne Pussy Galore dans Goldfinger,
de se montrer lourdement entreprenant jusqu’à ce qu’on lui cède de plein gré
(l’infirmière du début d’Opération Tonnerre (1965)), de claquer les fesses d’une espionne russe dans Bons baisers de Russie (1963).
L’élégance naturelle de Bond se mêle aux origines prolétaires de son interprète
qui lui confère une aura distinguée et débraillée à la fois. Symbole d’une
époque, le Bond de Connery est LE mâle, une abstraction fantasmée de la manière
dont se rêvent les hommes et dont la toute-puissance sexuelle enlève toute
dignité aux femmes ne pouvant faire autrement que se pâmer devant lui (voir les
affiches d’époques l’entourant d’un harem énamouré).
Roger Moore poursuit cette tradition tout en empruntant une
autre voie. S’il ne peut égaler la menace dégagée par Connery, cette
toute-puissance se fera par la distinction british, la distance et une
séduction fonctionnant sur les codes de l’hédonisme ambiant des années 70.
Connery séduisait par son alliance de classe et de testostérone, pour Roger
Moore il suffira d’un regard en coin, d’un bon mot et de la dose de panache
qu’il sut apporter au personnage (il est la seule chose à sauver de ses deux
premiers Bond Vivre et Laisser Mourir
(1972) et L’Homme au pistolet d’or (1973)).
Quoi qu’il en soit avec ces deux acteurs on reste dans cette veine du héros à
idolâtrer, sûr de lui et sans états d’âme (si ce n’est de timides esquisses
chez Moore lorsqu’il tique à une allusion sur sa femme décédée dans L’Espion qui m’aimait (1977) ou quand il
se recueille sur sa tombe au début de Rien que pour vos yeux) et du pur appel à
l’aventure.
Les héros sont
fatigués
La refonte de James Bond qui semble éblouir la critique et
le grand public sous l’ère Daniel Craig n’est pas neuve et intervient même dès
le cinquième film de la saga avec le grandiose Au service secret de Sa Majesté (1969). On y découvre un Bond
introspectif, déjà nostalgique de ses anciennes aventures (la scène où, sur le
point de démissionner, les objets et la bande-son font dans le référentiel des
épisodes précédents) et surtout amoureux. Le romantisme et le sens de la
tragédie du film relevaient de l’inédit tout en conservant les éléments les
plus excitants de la série avec un Bond plus coureur que jamais (les charmantes
malades de l’institut séduites à tour de rôle) mais toujours aussi
époustouflant en action (la scène où Lazenby glisse sur la glace la
mitrailleuse à la main sur le James Bond Theme à la fin). L’acteur unique et le
succès moindre (mais pas un échec contrairement à l’idée établie) feront
pourtant de cette tentative un one shot
avec le retour de Connery puis le passage de relai à Roger Moore où Bond
retrouve de son assurance.
Ce ne sera pas non plus le bon moment lors de la
nouvelle révision du personnage tentée par Timothy Dalton dans Tuer n’est pas jouer (1987) et surtout Permis de tuer (1989). L’ère du machisme
outrancier n’a plus cours et Dalton humanise idéalement le personnage en le
rendant monogame dans Tuer n’est pas
jouer et en remplaçant le détachement d’antan par un Bond vengeur soumis à
ses émotions dans Permis de tuer. Les
deux films sortent malheureusement dans les années 80 où le héros testostéroné
que Bond a contribué à créer est poussé dans ses derniers retranchements avec
les succès de Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger. Le concept de
surhomme, par dépassement de soi (Stallone dans Rocky, Rambo et bien
d’autres) ou attributs mythologiques/artificiels (le Schwarzenegger de Conan et Terminator) est omniprésent et un Bond montrant ses failles est
malvenu. Le style blockbuster musclé inspiré des succès d’alors de Permis de tuer est paradoxalement au
service d’un Bond plus « réaliste » et vulnérable, soit le contraire des
indestructibles Sly et Schwarzy. Bond y est finalement plus proche du Bruce
Willis débraillé de Die Hard (1987) dont la mentalité évoque surtout un héros de
western. Permis de tuer est un donc un excellent et efficace film d’action,
mais peu imprégné de l’esprit James Bond. On souffre avec lui tout en admirant
ses prouesses, tendance qui ira en s’accentuant.
Dalton ouvre pourtant la voie à l’ère Pierce Brosnan où le
simple souffle de la mission et de l’aventure s’estompe progressivement. James
Bond traversait auparavant les films avec classe et distance, il a désormais un
compte personnel à régler avec tous les méchants de la période Pierce Brosnan
(le 006 de Goldeneye, le magnat de la
presse marié à un ancien amour dans Demain
ne meurt jamais, la romance du Monde
ne suffit pas et son ancien geôlier dans Meurs un autre jour). L’aventure ne peut plus exister pour le
simple plaisir de l’évasion, le héros doit s’y impliquer émotionnellement
jusqu'à Daniel Craig où les méchants et leurs complots mégalomanes sont réduits
au strict minimum pour s’attarder sur les tourments existentiels d’un Bond
fragilisé.
Pierce Brosnan est parfait dans ce croisement de l’ancien Bond
irrésistible et le nouveau plus dépassé mais malheureusement pour lui les
scripts et films produits ne seront pas à la hauteur de ses apports réels.
Cependant Dalton comme Brosnan continuent à perpétuer la suspension
d’incrédulité que l’on est en droit d’attendre de James Bond avec
l’extravagance attendue dans les décors (le palais des glaces de Meurs un autre jour) et les actions de
Bond tel l’inoubliable final en semi-remorque de Permis de tuer. L’ère Brosnan témoigne aussi de la schizophrénie
des producteurs encore craintifs de l’accueil glacial de Permis de tuer et déséquilibrant les films entre mise à mal du
personnage et grandiloquence d’antan. Le pré générique brillant de Meurs un
autre jour (2002) semble ainsi appartenir à un autre film que celui où plus tard Bond
va surfer sur une vague géante.
L’arrivée de Daniel Craig est l’aboutissement de tout le
processus de déconstruction du personnage, bien plus radical car cette fois
tombant au bon moment. Le public n’est plus en quête d’une icône à admirer,
mais d’un être qui derrière ses exploits lui ressemble dans ses doutes et sa
faiblesse. Quand il enlève son masque entre deux tours de voltige, Spider-Man
est Peter Parker, un adolescent timide et complexé comme tant d’autres dans
lequel on peut se reconnaître. Lorsqu’il ne brise pas les bras et les nuques de
ses assaillants, Jason Bourne est un amnésique paumé surpris de ses propres
aptitudes meurtrières. Les Batman de Christopher Nolan se préoccupent plus des
doutes de Bruce Wayne que des exploits de Batman avec un pic dans le dernier
volet où le super-héros apparaît à peine une vingtaine de minutes en costume.
C’était un mal nécessaire avec une réelle innovation apportée par la réussite
des franchises précitées. Malheureusement ce « sérieux », cette « profondeur
psychologique » ne sied pas à tous et se fait parfois au forceps, au détriment
de ce que l’on est venu voir : admirer nos héros qui sauvent le monde. Le
public boudera désormais les tentatives de leur présenter un authentique héros
surpuissant et hors de portée (l’échec des Chroniques
de Riddick ou le rejet des Matrix
Reloaded et Matrix Révolutions
soit ceux où Néo devient un quasi demi-dieu) quand ce n’est pas les films eux
même qui atrophient l’aura de son personnage principal avec un Superman Returns (2006) – le questionnement
entre le titan et l’humain de Man of
Steel (2013) recevant un accueil tout aussi mitigé.
Les James Bond de Daniel Craig se situent à mi-chemin de ces
réussites et ratages. Le ronronnement des derniers Brosnan est remplacé par
l’énergie et la noirceur des épisodes de Craig. Sous la carrure imposante de
l’acteur, James Bond n’a paradoxalement jamais été plus fragile. Quand le dépit
amoureux le ramenait à ses glorieuses aventures après Au service secret de Sa Majesté, il le replonge ici en plein doute
avec un Bond débutant et pas encore insensible dans Casino Royale (2006) et Quantum
of Solace (2008). Malgré l’incontestable réussite de Casino Royale (en
dépit d’une dernière demi-heure ratée), la série perd de son identité en
lorgnant trop du côté de Jason Bourne et Quantum
of Solace si on fait abstraction du ratage artistique du film perd
l’essence de Bond en forçant le trait sur sa facette torturée. Un enfant de dix ans pouvait encore être
admiratif et vouloir ressembler aux Bond de Connery, Moore, Lazenby et Brosnan.
On est en droit de douter que ce soit tout à fait le cas de celui de Daniel
Craig qui d’ailleurs ne leur est guère destiné. Le souffle épique des origines
disparait donc au profit de cette profondeur et avec elle la nature héroïque de
Bond quand les précédentes refontes la maintenaient avec brio. Auparavant point
de repère du début de l’aventure, M, désormais incarnée par Judi Dench devient
une figure maternelle venant constamment le sermonner.
La démarche de Skyfall
est à ce titre assez fascinante et schizophrène puisque allant au bout de cette
logique introspective tout en finissant sur la promesse du retour du « vrai »
Bond. La « mort » d’ouverture brise l’ancien Bond qui doit se reconstruire pour
redevenir ce qu’il a été (et la franchise avec), par ce symbole de la double
noyade. La barbe de trois jours arborée pendant le premier tiers ne lui sied guère
et signifie qu’il n’est pas encore lui-même, les éléments Bondiens se
réintroduisant progressivement parfois de manière lourde cinquantenaire oblige
(refaire le coup des crocodiles de Vivre
et laisser mourir, il fallait oser) et le climax le plus audacieux et
austère de la série amène une conclusion où tout semble enfin en place pour
repartir là où l’on a laissé les choses depuis le dernier Bond de la formule
classique, Demain ne meurt jamais. Spectre (2015) tente donc de renouer
avec les codes d’antan conjugués au ton ténébreux de l’ère Craig. La fusion ne
fonctionne que par intermittences et essentiellement dans la première partie du
film (la réunion du Spectre dans une pénombre où est tapie Blofeld, l’époustouflant
pré générique de la fête des morts entre flegme et tension extrême) mais toute
la fantaisie tolérée dans un Bond classique jure avec le tempérament de Daniel
Craig.
Après s’être moqué des stylos explosifs dans Skyfall, le nouveau Q
ressort pourtant un gadget fantaisiste d’une autre ère avec une montre-bombe, l’affrontement
avec un homme de main bodybuildé dans un train singe une énième fois la
mythique empoignade de Bon baiser de
Russie (déjà mal copiée durant l’ère Moore dans Vivre et laisser mourir) et si l’on retrouve la fameuse super
forteresse du méchant, sa destruction relève de la pure pantalonnade. Le lien
intime de Bond à sa mission et adversaire est grotesque quand viendra l’heure
des révélations sur l’identité d’Obehauser/Blofeld (pas aidé par l’interprétation
distancié de Christopher Waltz). L’angle était pourtant bien vu et ancré dans
le réel, le renseignement technologique moderne s’opposant à l’homme de terrain
qu’est Bond. Malheureusement la greffe ne prend pas, comme si Daniel Craig ne
pouvait s’inscrire dans une aventure plus décomplexée et ludique. Alors le renouveau passe –t- il par un changement d’interprète ? Après s’être tant rapproché de nous, Bond est-il enfin
prêt à réellement nous éblouir de nouveau, à s’élever au-dessus du commun des
mortels ? L’ère des héros est-elle enfin revenue ? Never say never again…
Le personnage de Bond est quand même un bon gros macho, humour aidant ça passe bien malgré tout, et puis: Sean forever !!
RépondreSupprimerAprès lui ce ne sera plus jamais pareil.
Le seul équivalent féminin que je lui ai trouvé, la femme d'action qui se sort de toute situation, au charme souverain, même si ce n'est pas une espionne, c'est Uma Thurman dans "Kill Bill"...
Catherine