Les passages de l’enfance à l’adolescence pour les jeunes
filles, puis de l’adolescente à la femme auront souvent inspirés les cinéastes pour
y scruter la mue physique et les tourments psychologiques qui en découlent. C’est
particulièrement vrai dans le cinéma d’horreur qui permet d’adopter une vision
exacerbée et intime de cette période complexe à travers des œuvres comme Répulsion de Roman Polanski (1965), Carrie de Brian de Palma (1976) ou plus
récemment Black Swan de Darren
Aronofsky (2010). C’est une question qui obsède Julia Ducornau dès son
court-métrage Junior (2011) et
prolongée dans Grave dont il
constitue une forme de suite où l’on retrouve la jeune actrice Garance
Marillier.
Devenir une femme et grandir, c’est à la fois s’opposer
et/ou se fondre dans le regard des autres et ainsi se révéler à soi-même par la
force et la singularité du reflet donné. Justine (Garance Marillier) va en
faire l’expérience dans un cheminement où Julia Ducornau va lui faire subir
tous les troubles attendus dans la construction d’une jeune femme. Le changement
est brutal pour Justine qui quitte le cocon familial pour vivre en internat dans
une école vétérinaire. Tout le début du film la voit subir ce bouleversement,
par un effet de vide ou d’envahissement. Le vide, c’est la solitude à laquelle
elle est confrontée - dès son arrivée où sa sœur ne viendra même pas la
rejoindre - dans ses premiers pas au sein de l’école. L’envahissement
existe par le bizutage où l’espace de sa chambre est investi par les étudiants
seniors, où sa silhouette frêle se perd dans une l’extraordinaire plan-séquence
d’une tapageuse fête étudiante improvisée et peuplée de corps dénudé.
L’image
de première de la classe rattachée à son image d’adolescente ne suffit pas pour
exister dans ce nouveau monde - la douloureuse entrevue avec un professeur -
et cette notion de vide/envahissement va passer de son environnement géographique -
le matelas jeté de la fenêtre de sa chambre et livré en pâtures au passant, l’intimidation
d’une senior dans un couloir – va passer à celui plus corporel. Ainsi le
sentiment de creux et transparence de Justine va se trouver comblé par l’abus d’un
énième bizutage où on l’obligera à manger cru un rein de lapin. Le « vide »
intérieur est rempli par un « envahissement » physique pour lui révéler
sa nature cannibale.
L’éveil et l’émancipation fonctionne également par la
bravade de l’interdit, représentée ici par la tradition végétarienne de Justine
et sa famille appuyée dès l’ouverture avec la réaction véhémente de sa mère pour
une boulette de viande glissée par erreur dans une purée. Si Julia Ducornau se
réclame de l’influence de David Cronenberg, elle inverse le processus de
mutation du réalisateur canadien. Quand chez Cronenberg la mue physique suit le
dérèglement de la psyché, Julia Ducorneau altère le corps de son héroïne de
maux plus - crise d’urticaire et d’eczéma violentes, démangeaison – ou moins –
amaigrissement, vomissement et boulimie – voyants pour introduire un changement
d’attitude qui s’amorce par une soudaine curiosité à manger de la viande. Le
film est en constant équilibre bestialité crue et stylisation plus marquée pour
évoquer les questionnements de Justine.
Ainsi chaque bascule carnivore puis
cannibale est frontale, tant dans le filmage direct de Julia Ducornau (plan
fixe et cadrage simple dénué du moindre effet appuyé lorsque Justine dévore de
la viande crue au petit matin) que par le jeu de Garance Marillier, tout en
visage mutique et posture/attitude animale quand elle s’acharne sur une viande
animale ou ce moment clé où elle dévore un doigt humain - les envolées électriques et gothiques du score de Jim Williams apportant l'emphase attendue. Au contraire les afféteries
visuelles sont nombreuses pour évoquer le point de vue transformé de Justine,
convoquant le giallo avec ce corridor baignée d’éclairages rouges, l’esthétique
pop lors de la splendide scène où Justine danse devant son miroir, enfin à l’aise
dans son corps et lascive. Le réalisme et la cohérence s’estompent dans la
photo de Ruben Impens dont les choix chromatiques font basculer la force
évocatrice d’un décor, parfois dans la même scène pour littéralement nous
plonger dans l’esprit changeant de Justine.
Le point fondamental de ses différents partis prix réside dans
l’interaction de Justine avec les autres personnages. La jeune fille en plein
doute partage ainsi sa chambre avec Adrien (Rabah Naït Oufella), jeune homme
gay ayant appris à assumer sa différence (et la revendique dès leur première
rencontre) pour une très attachante relation d’amitié. Ce sera plus complexe
avec sa sœur Alexia (Ella Rumpf) plus assurée dans son tempérament exubérant. Par
sa timidité Justine semble être un fardeau pour son aînée, la violence verbale
et mentale (Alexia lui forçant la main lors du fameux bizutage au rein de
lapin) alternant avec la complicité et promiscuité fraternelle inaltérable. En
plus des autres maux de la jeune fille en construction s’ajoute ainsi la distance
et rivalité fraternelle que le cannibalisme va également résoudre. On retrouve
presque la symbolique du fameux Vorace
(1999) de Antonia Bird où en mangeant le doigt de sa sœur, Justine en absorbe l’énergie
et finit par la supplanter.
Ce gout pour la chair humaine les rapproche mais inverse
le rapport de force : quand Justine maîtrise la « faim », Alexia
est incapable de contenir ses instincts cannibales. Là aussi chaos et
stylisation s’opposent dans l’expression de leur nature. Justine bousculée et
souillée en début de film devient la dominante : au rouge souillant son
visage et ses vêtements malgré elle (ce sang renversé sur les bizuts en début
de film) succède la peinture inondant son corps nu qu’elle va mélanger à celui
d’un autre étudiant avant de lui mordre profondément la lèvre. Elle devient
prédatrice et ne subit plus les évènements, au point d’inverser la nature
humiliante du rite étudiant. L’innocence et la peur du sexe de départ laisse
place à une scène de dépucelage d’une stupéfiante animalité, bien aidé par l’incroyable
langage corporel de Garance Marillier. Justine se reconstruit ainsi en
acceptant et ciblant ces élans cannibales quand Alexia les laisse parler au
hasard et ne le contrôle pas.
Julia Ducornau façonne donc un puissant récit d’apprentissage
où l’horreur, le teen movie et la psychanalyse s’entremêlent joyeusement - à l’image
d’un final où la comédie noire révèle néanmoins que le mal trouve avant tout
ses origines en nous. Une réalisatrice prometteuse et une grande actrice sont
nées.
En salle
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