Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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jeudi 27 juillet 2023

Colegas - Eloy de la Iglesia (1982)


 Antonio et Rosario sont deux frères et sœurs qui vivent en banlieue de Madrid. José le meilleur ami d'Antonio et de le fiancé de Rosario, tous les trois rencontrant des difficultés à entrer dans la vie active et trouver un emploi. Lorsque Rosario va tomber enceinte, Antonio et José vont devoir employer tous les moyens pour financer son avortement.

Colegas est la seconde incursion directe d'Eloy de la Iglesia dans le cinéma "quinqui", ce sous-genre à succès observant la délinquance espagnole entre la fin des années 70 et le milieu des années 80. S'il cède à l'imagerie et aux passages obligés des films "quinquis" (violence, drogue, sexe et désespoir), Eloy de la Iglesia ne cède jamais à la redite et confère à chaque opus une identité propre. Cela passe notamment par les motivations et le milieu social très différent de ces anti-héros juvéniles d'un film à l'autre. Navajeros (1980) avait pour héros un véritable rebus de la société, un quasi orphelin sans code moral dont les méfaits était la seule issue nihiliste de s'extirper de la misère à laquelle il était promis. 

Dans le diptyque El Pico 1 et 2 (1983, 1984), le héros était au contraire issu de la bourgeoisie et sa fuite en avant était existentielle, le refuge dans la drogue et l'addiction étant pour lui la seule échappatoire à la pression sociale de son milieu nanti. Colegas réalisé entre ces deux œuvres constitue également un entre-deux dans le milieu dépeint, la jeunesse d'une certaine classe moyenne espagnole dont le manque d'opportunité va pousser malgré eux dans l'illégalité. Il n'y a donc ni la politique de la terre brûlée de Navajeros, ni l'autodestruction lente et désespérée de El Pico. Les trois voies endossent d'ailleurs le visage de l'acteur José Luis Manzano qui fait preuve d'un talent extraordinaire dans des propositions de jeux et personnages très différents pour une même figure de délinquant.

Nous allons suivre Antonio (Antonio Flores), sa sœur Rosario (Rosario Flores) et José (José Luis Manzano), meilleur ami du premier et petit copain de la seconde. Végétant tous dans le modeste appartement HLM de leurs parents, ils ne parviennent pas à prendre leur départ dans la vie en trouvant un emploi. Pour chacun d'eux, on observe la promiscuité subie d'une famille nombreuse chez José (avec une impudeur assumée lorsque ses frères se masturbent sans complexe devant lui), les reproches d'inactivité et de ne pas contribuer aux dépenses quotidiennes visant Antonio, auquel s'ajoute le jugement moral quant au choix de son petit ami pour Rosario. On observe les efforts vains du trio pour s'en sortir mais freiné par son manque de qualifications, la seule ouverture vers des métiers laborieux et insignifiants, un Etat aux abonnés absents pour les accompagner. 

Nos héros persévèrent malgré tout, jusqu'à ce que l'urgence de la grossesse de Rosario rendent le dénuement de leur situation bien plus dramatique. Dès lors de la iglesia oriente le récit vers une veine tragicomique qui revisite les situations violentes et scabreuses de Navajeros pour les désamorcer. Antonio et José s'essaient donc à la prostitution masculine et gay sans parvenir à se "stimuler" pour leur client, tentent le braquage d'un bureau de tabac avant de se liquéfier en situation face à un tenancier guère menaçant. Les personnages n'ont ni la rage kamikaze de Navajeros, ni le désenchantement dépressif à venir de El Pico. Eloy de la Iglesia fustige donc la faillite d'un système passé et présent (le fait qu'en 1982 l'avortement doive encore être clandestin et périlleux pour une jeune fille) que ce soit au niveau de l'institution ou de la famille (l'affreuse mégère vociférante incarnant la mère d'Antonio et Rosario.

C'est cette absence d’appui qui va mener nos héros vers l'illégalité, et même si de la Iglesia conserve une tonalité amusée et picaresque, les situations se font de plus en plus périlleuses. Les personnages restent des enfants naïfs face aux criminels (d'ailleurs à force voir plusieurs quinqui on repère certains acteurs typés comme Enrique San Francisco spécialiste des rôles de corrupteurs malfaisants traînant dans les business louches), oppressés et incompris par leur parent, abandonné par le système et en définitive trahis par les adultes. Le film est à la fois le plus léger des quinquis du réalisateur, mais paradoxalement le plus désespéré car porté par des protagonistes positifs mais auxquels on ne laisse aucune chance. 

La narration semble fonctionner selon une longue déambulation sans but dans la périphérie madrilène changeante, entre espace désertique où les chantiers recouvrent les bidonvilles d'antan, et barres HLM représentant un progrès urbain mais une même impasse sociale. Seul pivot, l'amitié profonde qui lie les protagoniste et qui reprend presque le fonctionnement en trio comme une sorte d'idéal pour Eloy de la Iglesia rejouant la même scène vu dans Plaisirs cachés (1977) et Le Député (1978) où les trois protagonistes s'étreignent avec ardeur quand Rosario décide renoncer à avorter - la dimension sexuelle en moins mais la manifestation d'affection intense la même. La fin désespérée et ouverte voit d'ailleurs les héros tourner le dos à ce monde adulte qui ne veut pas d'eux, mais laisse dans l'expectative sur la voie à suivre pour eux.

Bientôt disponible chez Artus Films en bluray français et en attendant visible à la Cinémathèque française dans le cadre de la rétropective consacrée à Eloy de la Iglesia

mardi 25 juillet 2023

La Proie d'une ombre - The Night House, David Bruckner (2021)

Beth vient récemment de perdre son mari. Elle vit désormais dans la maison qu'il avait construite pour eux, tout près d'un lac. Beth commence à avoir des visions d'une étrange présence. Elle va alors découvrir les secrets de son défunt époux.

Au bout d'une heure de film, un ami recommande à l'héroïne Beth (Rebecca Hall) de trouver un autre moyen de combler le vide que provoque en elle la douleur du suicide de son mari. C'est la verbalisation d'un sentiment qui court depuis le début du récit, dans les thèmes et l'esthétique du film. Beth ressent une douleur profonde face à la disparition aussi violente qu'inattendue et inexplicable de son époux, et David Bruckner traduit cette absence par le sentiment de deuil et d'autres éléments plus étranges. Les compositions de plan montrant Beth déambuler dans sa vaste maison où elle est désormais seule laissent constamment un espace vide traduisant cette absence, en divisant l'image en deux, en réduisant la silhouette du personnage. L'autre vide à combler est celui du mystère du geste fatal du mari, et de la double vie étrange que découvre Beth dans ses affaires. 

Le film creuse le sillon du drame psychologique avec une Rebecca Hall à la dérive et seule à l'écran la plupart du temps, passant par l'abattement, le désespoir et la colère. Progressivement ce vide à combler s'avère reposer sur un argument surnaturel, ou alors est-ce la santé mentale de Beth qui vacille ? Le doute s'immisce et les vides à combler prennent un tour plus inquiétant, façonnant un monde et espace double de plus en plus cauchemardesque. Les rêves de Beth dressent un envers halluciné et glaçant de son quotidien, une silhouette menaçante semble se dessiner dans les interstices de la maison en jouant sur l'ambiguïté entre le fantastique et l'illusion d'optique. 

Le film souffre tout de même de longueurs en travaillant essentiellement l'ambiance et la mise en place mais la récompense est là avec un climax haletant quand vient l'heure des explications. Onirisme, récit de possession ou de fantômes, cauchemar dépressif, toutes les interprétations restent possibles dans une conclusion osant la bascule dans la pure imagerie baroque. La photo de Elisha Christian, le décor glissant sont bien servi par la mise en scène efficace de David Bruckner mais c'est bien l'impressionnante prestation de Rebecca Hall qui porte l'émotion de l'ensemble. Un joli film gothique contemporain.

Disponible sur Disney+

lundi 24 juillet 2023

Navajeros - Eloy de la Iglesia (1980)

José Manuel Gómez Perales alias “El Jaro” vit avec sa bande de délinquants, également des adolescents et leurs copines. Un jour, il rencontre Mercedes, une prostituée qui veut l'éloigner du mauvais chemin. Apparaît alors Toñi, une toxicomane dont il tombe amoureux…

Avec ses héros masculins d'âge mûr entretenant des relations troubles auprès de jeunes délinquants mineurs dans Plaisirs cachés (1976) et Le Député (1978), Eloy de la Iglesia avait déjà plus que flirté avec le courant du cinéma quinqui et réalisant Navajeros, il va en devenir le véritable fer de lance. Le terme quinqui est issu de l'argot espagnol et désigne des personnes vivant en marge de la société, et le sous-genre associé à ce mot se caractérise par le portrait de la délinquance juvénile locale. Cette jeunesse désœuvrée et dépolitisée dans le contexte socio-politique de la transition postfranquiste ne trouve donc que dans une existence hors-la-loi l'adrénaline, la raison d'être et les ressources financières pour survivre. Le quinqui est un des genres les plus populaires de cette période en Espagne, auquel nombre de réalisateur renommés (Carlos Saura avec Vivre vite (1981) ou en devenir (Pedro Almodovar sur Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ? (1984)) s'essaieront, tandis que les "spécialistes" seront des personnalités comme José Antonio de la Loma, Ignacio F. Iquino ou donc Eloy de la Iglesia. 

Une des particularités du quinqui est de souvent engager des acteurs juvéniles dont le quotidien âpre correspond à leurs rôles à l'écran, la parenthèse cinématographique se faisant entre deux séjours en prison ou maison de correction. Navajeros endosse doublement ce cachet réaliste. Le film est le biopic de José Joaquín Sánchez Frutos surnommé "El Jaro", quinqui dont les "exploits" en firent une véritable vedette médiatique faisant la une des journaux avant sa mort prématurée en 1979 à l'âge de 16 ans. L'acteur jouant El Jaro est José Luis Manzano, enfant de la rue et délinquant que Eloy de la Iglesia repère en 1978 et qui va être immédiatement fasciné par son charisme, au point de lancer sa carrière de comédien avec Navajeros - et il sera de tous les films quinquis du réalisateur, Colegas (1982), El Pico (1983), El Pico 2 et La estanquera de Vallecas (1987).

Navaleros déroule de façon encore naturelle ce qui deviendra en quelque sorte le "cahier des charges" du film quinqui à savoir succession de larcins plus ou moins violent, consommation de drogue et sexualité débridée. Ce dernier point est un des apports majeurs d'Eloy de la Iglesia au genre, frôlant dans les films suivants le voyeurisme et une certaine complaisance en s'attardant avec insistance sur la nudité de ses jeunes éphèbes. Le réalisateur sombrera en effet dans les mêmes excès que les délinquants qu'il film en tombant dans les drogues dures, et sera soupçonné d'entretenir une proximité suspecte avec eux (ce que préfiguraient justement Plaisirs cachés et Le Député), dont José Luis Manzano qu'il hébergea un temps chez lui. Navajeros est à mi-chemin entre ces dérives et la veine plus engagée politiquement des œuvres précédentes de de la Iglesia. La première partie du film est à ranger en bonne place aux côtés du Scarface (1983) de Brian de Palma ou Fight Club de David Fincher (1999) dans la catégorie des œuvres offrant un visage dangereusement séduisant de ce qu'elles dénoncent en prenant le risque d'être incomprises.

On va y suivre la fulgurante ascension de El Jaro et de sa bande, l'escalades de plus en plus violente, périlleuse et lucrative de leur méfait. Arrachage de sac dans les rues, vols de voiture, attaque de commerce, mise à sac des business de criminels adultes plus chevronnés et bagarre de bande, les morceaux de bravoures s'enchaînent avec une frénésie euphorisante dans un montage nerveux et une bande-son rock'n'roll. José Luis Manzano, phrasé cinglant, pose bravache et regard intimidant, fait preuve d'une présence absolument magnétique et électrisante. El Jaro sous ses traits semblent véritablement invulnérable et irrésistible, échappant toujours aux forces de police et les rares fois où il se fait prendre bénéficiant de la mansuétude dû à son statut de mineur. Ce pouvoir de fascination déteint sur ses camarades prêts à le suivre dans tous les mauvais coups, subjugue les femmes dont la prostituée Mercedes (Isela Vega ) trouvant une nouvelle jeunesse dans ses bras, et même l'institution avec ce dialogue où le directeur d'une maison de correction se montre admiratif de la capacité d'adhésion de notre héros qui en ferait potentiellement un grand politique. Cette impuissance de l'Etat s'illustre d'ailleurs par le portrait peu reluisant de la police, entre impuissance et relents de fascisme pas estompé lors d'une scène d'interrogatoire où un agent regrette de ne plus pouvoir appliquer d'anciennes "méthodes".

Après nous avoir montré cet envers faisant presque office de tract publicitaire pour la vie de quinqui, Eloy de la Iglesia va progressivement dévoiler la face sombre et sans issue d'une telle existence. La voix et conscience politique prolongeant le message du réalisateur passe par le personnage du journaliste joué par José Sacristán. Ses commentaires entrecoupent et désamorcent l'adrénaline joyeuse des méfaits d'El Jaro, et amènent sans les justifier une explication à l'attitude destructrice de notre "héros". Il amène par là une dimension documentaire lorsqu'il revient sur les lieux des banlieues misérables où a grandi El Jaro, et le dénuement extrême des lieux fait comprendre les voies jusqu'au-boutistes qu'empruntent les délinquants pour échapper à ce cadre. La rencontre espérée mais toujours ajournée entre le journaliste et El Jaro empêche ce dernier de faire une introspection salvatrice, même si la vulnérabilité sous les postures viriles est entrevue plusieurs fois. Il y a notamment ce terrible moment de détresse où lorsqu'il décide de braquer une maison close avec ses comparses, il tombe sur sa propre mère (María Martín) officiant sur les lieux et en compagnie d'un client. 

Il y a également quelque chose de maternel dans le lien l'unissant à Mercedes, femme mûre endossant ce rôle protecteur qui lui a tant manqué. La volonté incongrue d'El Jaro de garder l'enfant de Toni (Verónica Castro) sa petite amie junkie et enceinte, témoigne aussi de ce désir de construire une cellule familiale qu'il n’a pas eu - José Luis Manzano est tout aussi impressionnant dans ce registre fragile qui annonce sa prestation plus vulnérable de El Pico. Seulement pour s'en sortir, il ne connaît que l'urgence de la rue et dès lors de la Iglesia traduit cette impasse en sclérosant les leitmotivs galvanisant de la première partie. El Jaro se retrouve blessé, un de ses amis est tué, les évènements tournent en sa défaveur lorsqu'il cherche à monter un mauvais coup. 

Le début du film usait dans son montage frénétique d'une ritournelle de musique classique issue du ballet La Belle au bois dormant de Tchaïkovski (et notamment utilisé dans l'adaptation Walt Disney en instrumental et sur le morceau Once Upon a Dream) et ce gimmick qui ajoutait à la tonalité enjouée des exploits du personnage se dote d'une facette désespérée dans la répétitivité impossible et pathétique de ces hauts faits. La confrontation progressive avec la réalité et la vraie violence du monde (la rencontre incongrue avec des terroristes basques) signe la fin du rêve pour El Jaro et annonce sa fin tragique et forcément violente. 

Uniquement disponible en bluray/dvd espagnol sans sous-titre ou en bluray américain zoné avec sous-titres anglais, sinon visible actuellement dans le cadre de la rétro consacré à Eloy de la Iglesia à la cinémathèque française

dimanche 23 juillet 2023

Premier bal - Christian-Jaque (1941)


 Deux sœurs, Nicole et Danielle Noblet, sont élevées par leur père Michel Noblet, un doux original. Les deux sœurs aiment le même jeune médecin, Jean de Lormel. Jean choisit d'épouser Danielle, mais celle-ci, après peu d'années tombe amoureuse d'un autre homme. Avant de s'en aller, elle fait venir Nicole pour préparer Jean à son absence. Nicole s'installe alors chez Jean et joue durant quelque temps, le rôle d'amie consolatrice.

Premier Bal est la seconde collaboration entre Christian-Jaque et le scénariste Charles Spaak, six ans après Sous la griffe (1935) où Spaak fut dialoguiste. Le film sort un mois avant le film plus célébré de leur association (étalée sur 5 films auxquels s’ajouteront D'homme à hommes (1948), Adorables Créatures (1952) et La Française et l'amour : Le divorce (1960)), L'Assassinat du père Noël. Beau et touchant drame amoureux, Premier bal ne mérite certainement pas de rester dans l’ombre de son glorieux successeur. 

Le film a cette caractéristique de nombre d’œuvres produite sous l’Occupation de se dérouler hors de tout contexte social en prévention de toute censure – qui réduira néanmoins l’allusion trop marquée de l’attrait de Danielle (Gaby Sylvia) pour Hollywood. Le film se déroule certes dans un cadre contemporain, mais où le monde extérieur est comme abstrait, entre la douceur de la campagne, l’intimité des appartements et le faste des salons parisiens. Ce relatif « handicap » fait la force du film dans son art de la rupture de ton, dans la dichotomie claire entre sa première partie légère et insouciante, puis la second tournant vraiment au mélodrame sombre. Le début du film nous montre ainsi l’existence joyeuse de Nicole (Marie Déa) et sa sœur Danielle aux côtés de leur père (Fernand Ledoux). Une espiègle scène de réveil caractérise immédiatement les deux sœurs et leurs différences. Nicole dort avec son chien et se dirige négligemment vers la salle de bain en sortant du lit, quand le premier réflexe de Danielle est d’immédiatement se recoiffer et se maquiller. La salopette de Nicole son gout du grand air et son affection pour les animaux en font un être fantasque proche du tempérament fantasque de son père, inventeur du dimanche. L’environnement rural paisible et sans heurts dans lequel elle vit semble lui suffire. C’est tout l’inverse de Danielle attirée par le luxe, le strass et ne rêvant que d’une vie parisienne faite de mondanité.

Le fameux premier bal du titre va sceller leur destin. Jean (Raymond Rouleau), un séduisant jeune médecin de passage dans la région, va éveiller l’intérêt des deux jeunes femmes. Pour Nicole, c’est la douceur et prévenance de Jean, ce qu’il est, qui va l’en rendre amoureuse. Pour Danielle, l’attrait naît de ce qu’il représente par son charme et son aisance, la promesse d’une existence festive et nantie à Paris. La scène de bal offre une accélération et de loupe grossissante à ce triangle amoureux dysfonctionnel. Les danses entre Danielle et Jean sont furtives, ne témoignant d’aucune complicité commune ou de vraie interaction, seule compte l’aura qu’ils dégagent, les regards qu’ils attirent (dont celui jaloux de Nicole), en particulier Danielle ravie d’être l’objet de toutes les attentions masculines. Au contraire la connexion entre Nicole et Jean est claire, et existe sans nécessité d’attraction autre que celle que l’on devine l’un pour l’autre. 

Les échanges se font à l’abri d’une foule qui au contraire constitue un obstacle séparateur. Nicole peut se laisser être cette jeune fille fantasque aux yeux d’un Jean ne voyant malheureusement en elle que « Nic », petit surnom constituant comme un alter-ego représentant ce tempérament plus rêveur qui est le sien. Comme l’explicitera un dialogue plus tard, « Nic » n’est qu’une aimable camarade de jeu pour Jean, plus troublé par la séduction plus agressive et superficielle qu’incarne Danielle. On a même un quatrième larron au registre plus comique mais touchant avec Ernest (François Périer), modeste vétérinaire local amoureux de Nicole mais souffrant du même complexe « d’ordinarité » que cette dernière face à Jean. Christian-Jaque brille par sa science du cadre, de la composition de plan, du passage de la flamboyance de la vue d’ensemble à la modestie de la proximité, à exprimer tout ces enjeux et le tumulte de sentiments contradictoires.

Après le morceau de bravoure du bal (lorgnant sur le Carnet de bal de Julien Duvivier (1937)), Christian-Jaque fait lentement basculer son film vers la gravité, un quiproquo comique (le père de Jean venant demander la main de la mauvaise fille pour son fils auprès de Fernand Ledoux) introduisant le drame en révélant à chacune des sœurs leurs sentiments pour le même homme. Le réalisateur approfondi ainsi par l’ellipse les traits de caractères entrevus dans le premier acte plus léger, et amorce une suite d’évènements plus tragique. La frivolité de Danielle l’a aliénée de son époux et de son foyer, laissant un temps la place tant espérée à Nicole. Mais une nouvelle fois, l’ombre de sa sœur plane et ce n’est qu’en endossant, au propre comme au figuré, les habits de Danielle qu’elle éveillera l’attention d’un Jean meurtri. On observe la sophistication qu’amène la vie parisienne à l’allure de Nicole mais en définitive, c’est une mue qui prend la coiffure, les attitudes et donc les tenues de Danielle. Christian-Jaque nous le laisse comprendre visuellement, tout comme les brillants dialogues de Charles Spaak. Ainsi, au naturel sincère de la première scène de bal s’opposent désormais les calculs de séductrice pour Nicole lors d’une sortie dansante avec Jean. Elle n’accepte son invitation à danser qu’à la troisième demande pour susciter sa frustration et son envie, alors qu’elle l’aurait accepté avec entrain au premier essai dans la première partie.

Aimer signifie-t-il se renier pour l’autre ? C’est une question à laquelle la fin ouverte, frustrante et faussement idéalisée (il aurait fallu davantage voir le personnage de François Périer pour être convaincu) ne répond pas totalement. Une œuvre pleine de charme porté par la prestation touchante de Marie Déa - qui recroisera la route d’un Fernand Ledoux tout aussi attachant l’année suivante dans le magnifique Les Visiteurs du soir (1942) de Marcel Carné. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Gaumont

jeudi 20 juillet 2023

La Forêt d'émeraude - The Emerald Forest, John Boorman (1985)

Bill Markham est un ingénieur américain venu construire un barrage hydraulique en bordure de la forêt amazonienne. Il s'installe avec sa femme Jean et leurs enfants Heather et Tommy. Ce dernier, âgé de 7 ans, est un jour enlevé tout près du chantier par une tribu d'indigènes locaux, les Invisibles. Dix ans plus tard, la construction du barrage est achevée. Bill et sa femme n'ont pas cessé de chercher leur fils, en vain. Sous le nom de "Tomme", Tommy a été élevé par la tribu selon leur culture. Devenu un jeune homme, il doit passer un rite de passage pour devenir un adulte.

La Forêt d’émeraude est une œuvre qui vient en quelque sorte conclure un cycle mythologique dans l’œuvre de John Boorman. Le réalisateur s’inscrivit d’abord dans des œuvres aux contextes réalistes pour questionner le rapport de l’homme à son environnement dans une veine psychanalytique et expérimentale dans Le Point de non-retour (1967), en scrutant ses racines violentes à travers la domination de l’autre et du territoire avec Duel dans le pacifique (1968) et Délivrance (1972). Cette approche allait se libérer des carcans réalistes en creusant la veine philosophique par la SF de Zardoz (1974), l’épouvante mystique de L’Exorciste 2 : l’Hérétique (1977) et bien sûr la fantasy à travers l’épopée arthurienne de Excalibur (1981). Chacun de ses films dépeint une croyance mystique perdue, oubliée ou sur le point de l’être, et qui se caractérise par une régression, une perte d’une part d’âme des humains se manifestant par le rapport à leur environnement.

La Forêt d’émeraude vient apporter une conclusion à ce cycle en ajoutant cette fois la question écologique. Le film puise son inspiration dans deux récits, tout d’abord un article lu dans le Los Angeles Times par le scénariste Rospo Pallenberg narrant l’enlèvement du fils d’un fermier péruvien par une tribu locale l’ayant adopté et élevé comme l’un des leur. Une même histoire est documentée dans le livre Wizard of the Upper Amazon paru en 1971, où Manuel Córdova-Rios raconte avoir été enlevé adolescent par un peuple indigène amazonien et imprégné de leurs us et coutumes. Rospo Pallenberg, fidèle collaborateur de John Boorman sur L’Exorciste 2, Excalibur, ainsi qu’une adaptation avortée de Le Seigneur des Anneaux, imprègne donc son script de toutes les pistes explorées dans les précédents films. On retrouve le principe du monde changeant et perdant une partie de son âme profonde, le paganisme d’Excalibur laissant place à au conte écologique avec cette forêt amazonienne dévorée par l’avancée des bulldozers visant la construction d’un barrage. C’est là que Bill (Powers Boothe), ingénieur en charge des travaux, va perdre son fils Tommy (Charley Boorman) enlevé par la tribu des invisibles. On connaît la métaphore définissant la forêt amazonienne comme le « poumon du monde » et Boorman l’endosse en poussant la réflexion plus loin. 

La terre est un organisme vivant avec lequel les Invisibles ont conservé une connexion physique et spirituelle. La tribu appelle la frontière de plus en plus proche les séparant de la civilisation moderne « le bord du monde », lors d’une scène où ils observent les ravages des bulldozers, on parle « d’écorcher la peau de la terre ».  En perdant son fils et en se lançant à sa recherche dans les profondeurs de la jungle amazonienne, Bill effectue cette reconnexion intime et spirituelle lorsqu’il le retrouvera adolescent et assimilé à la tribu des Invisibles. Le scénario évite la facilité de la perte de mémoire, Tommy reconnaît son « ancien » père dès qu’il le revoit, mais sa vie est désormais liée à sa famille indigène. L’enjeu du récit est les retrouvailles et la part de chemin à faire pour chacun des personnages entre leurs origines et leurs nouvelle identité (Tommy) d’un côté, et de l’autre l’acceptation, la compréhension et le lâcher-prise (Bill) – élément présent dès le début quand Tommy enfant distingue les Invisibles sous leur camouflage, quand son père ne les verra pas et le perdra ainsi.

Cela se manifestera par ce lien à la nature où John Boorman passe par le rapport organique, anthropologique et spirituel à la terre. Le film fut en partie filmé dans la forêt amazonienne (ce qui n’étonne pas de la part du cinéaste aventurier de Délivrance) dont Boorman multiplie les vues aériennes majestueuses, les inserts de la faune et la flore bariolée, les travellings dans le foisonnement d’une jungle dont les repères sont le privilège des initiés. Lors des séquences dans la tribu, les dialogues (par le casting brésilien comme anglo-saxon) se font en langue native amazonienne pour renforcer l’immersion, la découverte des mœurs et rituels des autochtones avance selon un principe de transmission qui fait de ce passage du film une sorte de négatif de la fin d’Apocalypse Now (1979). 

Acceptant ainsi le lieu d’épanouissement de son fils, Bill accepte plus facilement d’abandonner sa quête et son objectif de le ramener. L’ultime partage se fera par le rite de passage consistant à la consommation d’une drogue locale, destinée à faire de Tommy un homme au sein de la tribu, et pour Bill de l’accepter et l’y laisser. C’est là que s’invite la dimension métaphysique et mystique du film où l’opiacé fait découvrir l’animal totem (un aigle pour Tommy, un tigre pour Bill) de chacun et participe à leur mue. Boorman exprime là une pureté intacte dans ce rapport de l’homme à la terre.

Le réalisateur montre cependant la trajectoire inversée avec la tribu ennemie des Féroces. Les travaux du monde civilisé ont détruit leur espace initial et forcé l’antagonisme avec les Invisibles dont il partage et territoire. D’une nature féroce et adoptant des mœurs cannibales, la corruption de la civilisation (par l’intermédiaire d’une arme à feux) contribue à les avilir définitivement. Pour sauver les Invisibles, le meilleur des deux mondes doit en vaincre le pire et ses relents de colonisations et de trafic d’être humain.

Boorman ose comme toujours avec une vraie audace formelle l’irruption de l’onirisme, l’expression d’une foi animisme lorsque les éléments immatériels se mêlent à la force physique pour faire triompher les personnages. Boorman propose vraiment le miroir négatif de Délivrance dans La Forêt d’émeraude, le film de 1972 montrant comme irréconciliables nature et civilisation par la faute des deux partis. Dans La Forêt d’émeraude, une voie médiane s’avère possible lors de la spectaculaire conclusion où des forces supérieures s’appliquent à détruire le barrage. Cette conclusion idéalisée est tempérée par un panneau final déjà alarmiste pour 1985, et encore davantage aujourd’hui. John Boorman signera encore de grands films par la suite, mais il s’avère là au bout d’une certaine réflexion sur ce thème et creusera d’autres sillons dans son œuvre à venir. 

Sorti en bluray français chez Studiocanal

mardi 18 juillet 2023

Arion - Yoshikazu Yasuhiko (1986)

Arion, fils de Déméther et de Prométhée, est enlevé par Hadès qui l'entraîne au royaume des enfers. Il y grandit et devient un vaillant guerrier. Il entame alors un voyage initiatique au travers de la Grèce antique mise à feu et à sang par les guerres qui opposent les dieux. Lors d'un conflit, il est fait prisonnier par des cavaliers d'Athéna. Celle-ci décide de le mettre à mort, mais Arion est sauvé par une servante, Lesphina. Emu par cette jeune muette, ignorant les liens qui les unissent, il se promet de revenir la délivrer un jour.

Arion est certainement un des sommets de l’animation japonaise des années 80, et qui se démarque du déferlement SF de l’époque pour choisir d’explorer la mythologie grecque. Le film est réalisé par Yoshikazu Yasuhiko qui adapte là son manga éponyme publié en 5 tomes de 1979 à 1984. Yasuhiko est un touche-à-tout de génie dont le talent à traversé toutes les périodes ainsi que tous les médias de l’imaginaire japonais. Il début au sein de Mushi Production, le studio d’animation d’Osamu Tezuka où il officiera à divers postes créatifs et techniques, il est le concepteur visuel de toute l’imagerie de l’univers culte de Gundam, dessinateur de manga, et est en plus le réalisateur de certains des films cultes de la SF japonaise des années 80 avec Crusher Joe (1983) ou Venus Wars (1989).

Arion le voit donc transposer sa propre création avec cette relecture de la mythologie grecque. On comprend vite que seules les grandes lignes en seront conservées, ne serait que par le héros Arion devenant ici un jeune garçon alors qu’il s’agit d’un cheval immortel dans la mythologie grecque – même si au premier abord ses origines restent les mêmes avec Poséidon et Déméter comme parents. Néanmoins la fougue du destrier est conservée à travers le tempérament volcanique d’Arion, arraché enfant à sa mère et manipulé par Hadès. Arion est en effet le jouet du conflit opposant les dieux Zeus, Hadès et Poséidon se disputant le pouvoir après la mort du titan Cronos. L’univers du film est un curieux mélange d’antiquité « réaliste » et de pure fantasy, notamment dans la nature des dieux. Tous n’existent que dans l’archétype qui les caractérise, tout en vivant parmi les êtres humains. 

Ainsi Poséidon domine les mers de façon pragmatique en prenant le bateau et dirigeant une armada, Zeus est un vieillard couard dont l’Olympe correspond à une forteresse située dans les hauteurs, et Hadès est un être inquiétant et fourbe vivant dans les profondeurs de la terre. C’est l’environnement de chacun qui détermine la maîtrise de tout un bestiaire surnaturel, sans qu’il y ait le schisme habituel entre l’univers des dieux et celui des humains (dans lequel les dieux pouvait discrètement se mêler au sein de la mythologie classique). Il y a pourtant quelques exceptions comme Apollon possédant de réelles aptitudes surnaturelles, et parfois d’autres dieux n’existent que dans une représentation uniforme de certaines de leurs vertus comme Athéna et Arès associé à une dimension guerrière.

Ces petites confusions déteignent aussi sur le récit où malheureusement l’on ressent parfois les raccourcis pour resserrer la trame du manga, avec quelques ellipses hasardeuses. On se demande longtemps où va l’histoire mais le fil rouge est le sentiment d’égarement d’Arion et le flou de ses origines utilisés à ses dépends par les dieux. Le jeune homme dirige ainsi sa colère vengeresse vers chacun d’eux au gré des rebondissements et révélations, avant de comprendre qu’il n’est qu’un jouet et accepter de prendre le parti des plus faibles face à l’égoïsme des dieux. Les humains ne sont pour ces derniers que des pantins à manipuler, et qu’il faut maintenir dans un degré de faiblesse et d’ignorance afin que l’idolâtrie des dominants soit leur seul objectif. Yasuhiko parvient progressivement à poser cette thématique jusqu’à une ultime confrontation entre Arion et Zeus, Apollon et Gaïa où tout sera explicite. 

Sans totalement égaler la réussite visuelle de Crusher Joe, Yasuhiko livre un spectacle foisonnant, épique et impressionnant - où malgré les libertés les compositions de plans trahissent la réelle inspiration helléniste. Si les dieux conservent un relatif aspect terre à terre, le bestiaire mythologique se déploie avec ampleur dans quelques moments sidérant où apparaissent le cerbère, l’hydre, tandis que le brio de Yasuhiko au chara-design impose des silhouettes majestueuses pour Athéna ou Poséidon. Les amours troubles et teintées d’inceste entre les dieux sont discrètement traitées, moins verbalisés que ressentis dans des atmosphères torturées et des décors incroyablement évocateurs. Le réalisateur brille quand il se déleste de son parti-pris réaliste (les enfers assez décevants par exemple) et entre de plain-pied dans la pure imagerie fantasy, que ce soient les envolées oniriques et cauchemardesques des songes d’Arion, et surtout un dernier acte magistral. 

L’assaut de la forteresse de Zeus et sa traversée est porté par un souffle épique puissant dans la rencontre d’êtres de plus en plus démesurés et puissants, Yasuhiko ayant une nouvelle fois soigné leur apparence notamment une stupéfiante Gaïa. Tout cela n’est pas gratuit puisque, à la solidarité et aux pertes douloureuses des humains dans la bataille répondent la froideur et soif de pouvoir des dieux se trahissant entre eux. C’est cette conscience de leur destin et la volonté de s’affranchir que porte Arion dans le dernier acte. Malgré ses errements narratifs ponctuels, Arion est donc est superbe livre d’images traversés de visions indélébiles. 

Sorti en bluray français chez Kaze