Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mardi 12 décembre 2023

Les Sacrifiés - They Were Expendable, John Ford (1945)


 Les premiers jours des campagnes du Pacifique, à travers une flottille de lance-torpille commandée par les lieutenants John Brickley et Rusty Ryan. L'une de leurs missions est d'escorter le général Douglas MacArthur. Le film traite également avec beaucoup de réalisme de la déroute des alliés philippins et américains aux Philippines.

John Ford fut un des cinéastes hollywoodiens dont la contribution fut fondamentale durant la Seconde Guerre mondiale. Anticipant le conflit à venir dès 1939, il fonde le Naval Field Photographic Unit destiné à mettre les techniciens hollywoodiens au service de l’armée. Une fois les Etats-Unis engagés, il arpentera le monde et couvrira plusieurs campagnes immortalisées dans des documentaires de référence : December 7th set La Bataille de Midway (1942 )couvrant la guerre du pacifique, Victoire en Birmanie (1946), il sera également présent pour filmer le débarquement en Normandie ainsi que le procès de Nuremberg en 1945. Fort de cet engagement, c’est tout naturellement à lui que s’adresse la MGM lorsque le studio souhaite adapter à l’écran le roman They Were Expendable de William Lindsay White publié en 1942. Ford accepte à condition d’être rémunéré 250 000 dollars, somme avec laquelle il financera la Field Photo Farm, mémorial consacré aux vétérans.

Dès lors, le réalisateur est marquée par la volonté de retranscrire toute la réalité des premiers pas de la campagne du Pacifique dépeinte dans Les Sacrifiés. Cela passera par une impressionnante facture technique grâce au soutien logistique de l’US Navy, et à l’implication du casting dont Robert Montgomery qui fut réellement aux commandes d’un PT Boat, les bateaux torpilleurs au centre de l’intrigue. Nous allons en effet suivre une escouade de torpilleurs aux premières heures de la campagne du Pacifique, du moment où son intérêt sera questionné jusqu’à la reconnaissance finale après des hauts faits et la promotion que les protagonistes en feront à Washington. La scène d’ouverture est une démonstration des possibilités des torpilleurs à des pontes guères convaincus par les lieutenants Brick (Robert Mongomery) et Rusty (John Wayne). En effet, les torpilleurs ne semblent au départ qu’un moyen d’alimenter l’ambition et le goût de l’adrénaline des lieutenants, en particulier Rusty qui s’apprête à quitter l’escouade où il se voit stagner. Pearl Harbor et l’entrée en guerre des Etats-Unis va changer la donne.

John Ford inscrit cette implication de l’escouade sur une échelle guerrière et humaniste, toutes les transitions du film allant dans ce sens. L’annonce de Pearl Harbor arrache les protagonistes à la futilité d’un bal pour les conduire à la rigueur exaltée d’un conseil de guerre. Un assaut aérien japonais permet à l’escouade de faire ses preuves de manière improvisée, mais Rusty blessé se trouve mis à l’écart et tombe amoureux de Sandy (Donna Reed), une infirmière bienveillante. Les dangers rencontrés sur le terrain ne font sens qu’en résonance avec ce que l’on a à défendre, ce que l’on quitte et risque de perdre. Ford s’attarde ainsi longtemps sur les scènes de vie quotidiennes où il se plaît à caractériser l’escouade avec tendresse humour et bonhomie, croquant brillamment un ensemble de personnages auquel on s’attache immédiatement (dont un truculent Ward Bond character actor habituel de Ford).

Le film est visuellement très impressionnant, filmant dans des environnements (La Floride notamment Key Biscayne) proche de ceux du vrai conflit (l’Australie, les Philippines). Les plans studios rapprochés avec les acteurs s’intègrent parfaitement aux vues d’ensemble où se déploient les manœuvres des torpilleurs, les astuces pour masquer les engins américains maquillés en japonais sont habiles et se fondent dans l’action ainsi que le propos du film. L’ennemi japonais est en effet invisible et lointain, une force destructrice frappant de façon anonyme sans être caractérisée. Le focus est ainsi mis sur nos héros, leurs peurs, doutes, les déchirantes pertes qu’ils ont à subir - dans la continuité de ce qu'avait pu faire Ford sur Les Hommes de la mer (1940). L’emphase que met Ford dans ces instants reste à cette échelle humaine et intimiste, que ce soit la visite du groupe à un camarade mourant, les rencontres entre Dusty et Sandy. Les nuances de la magnifique photo de Joseph H. August font merveille, lorsque se dessine les ombres du couple s’isolant des autres danseurs durant le bal, ou quand la luminosité tombante leur dessine un splendide écrin romantique après un dîner. John Wayne sur ce point est véritablement le pivot émotionnel du récit et traduit cette évolution, ou du moins cette connexion entre l'homme et le soldat.

L’épilogue est étonnamment introspectif et joue sur cet équilibre entre le devoir à accomplir et les préoccupations intimes, le premier prenant le pas sans jamais laisser le sentiment de propagande (à une apparition du général Macarthur et un panneau final près), la romance espérée est suspendue et incertaine. Belle réussite, Les Sacrifiés s’inscrit parmi les œuvres très inspirées qu’il consacrera à la Seconde Guerre Mondiale, avec L’Aigle au soleil (1957) adaptant justement les mémoires de son scénariste de Les Sacrifiés, Frank Wead.

Sorti en dvd zone 2 français chez Warner

dimanche 10 décembre 2023

La Porte du diable - Devil's Doorway, Anthony Mann (1950)


 Décoré pendant la guerre de Sécession, un sergent d'origine indienne revient sur la terre de ses ancêtres pour y élever du bétail. Plein de bonnes intentions, il veut cohabiter paisiblement avec les éleveurs blancs, mais une loi lui interdit d'être propriétaire. Avec le soutien d'une jeune avocate, Poole se jette à corps perdu dans un combat bientôt aussi inégal qu'inutile...

La Porte du Diable est un film important à la fois pour Anthony Mann qui signe là son premier western (qu’il réalise avant Winchester73 et Les Furies sortis la même année) mais contribue à poser les jalons de la thématique pro-indienne au sein du genre, dans la continuité du fondateur La Flèche brisée de Delmer Daves (1950) et aussi le plus méconnu Sur le territoire des comanches de George Sherman (1950). Encore chair à canon anonyme dans les westerns des années 40, les Indiens sont considérés avec davantage de respect dans Le Massacre de Fort Apache de John Ford (1948), sans pour autant être les protagonistes principaux. La donne change donc en ce début des années 50 et le sort des indiens d’Amérique sera davantage fouillé tout en entrant en résonance avec des problématiques contemporaines.

Dans La Porte du Diable, on peut certainement faire un parallèle entre le héros Lance Poole (Robert Taylor), de retour dans son Wyoming natal après avoir combattu et obtenu décorations durant la guerre de Sécession, et les afro-américains revenus aux pays après avoir servi le pays lors de la seconde guerre mondiale. Les désillusions vont naître dans ses retrouvailles pour Lance qui sous l’uniforme a savouré un traitement égalitaire et l’opportunité sous le grade de sergent de commander des soldats blancs. Le déni de son statut de citoyen américain est progressif et sa réaction graduelle quand il le comprendra. 

Cela passe dans la scène d’ouverture par l’invective de l’avocat raciste Coolan (Louis Calhern) auquel Lance ne répond pas, puis par les injustices législatives visant à lui spolier ses terres sans que les recours légaux l’avantagent, et enfin la résistances armée finale lors d’un siège sanglant face à des éleveurs de bétail. Anthony Mann traduit cette bascule en faisant retrouver son instinct et ses traditions indiennes au héros, par sa tenue notamment puisqu’il est vêtu de son uniforme dans la première scène, habillé comme un cow-boy quand il se pense à tort intégré à la communauté, et enfin belliqueux avec son bandeau indien lors du climax final.

Robert Taylor livre une prestation formidablement habitée, faisant physiquement ressentir le dépit de son personnage. Il exprime bien l’impossibilité que les circonstances créent entre son désir d’assimilation et la volonté de préserver les préceptes indiens dont l’appartenance à la terre maternelle et nourricière. Les injustices d’un système excluant et les intérêts financiers vont déterminer une longue spirale de violence culminant dans une conclusion âpre et désespérée qui annonce en tout points les autres westerns à venir de Mann. 

C’est très vrai dans le traitement douloureux de la violence , heurtée et brutale le plus souvent mais capable de stylisation splendide telle l’assaut indien dans l’ombre des arbres (superbe photo de John Alton, certains intérieurs lorgnant presque vers le film noir) à la nuit tombante. Même l’amorce de romance avec l’avocate Orrie (Paula Raymond) qui semble au départ forcée, trouve une superbe écho dans un dernier dialogue avec l’impasse de la situation. Une première pierre déjà majeure au grand édifice westernien d’Anthony Mann durant les années 50.

Sorti en dvd zone 2 français chez Wild Side 

 

samedi 9 décembre 2023

The Big Heat - Seng fat dak ging, Andrew Kam, Johnnie To et Tsui Hark (1988)


 Un flic qui souffre de crise de tétanie à la main droite se décide à venger la mort d'un de ses collègues en s'attaquant à un des principaux gangs de la ville.

Après l’aussi immense qu’inattendu succès de Le Syndicat du crime de John Woo (1986), The Big Heat est pour Tsui Hark producteur avisé, un moyen de surfer sur la nouvelle vague du polar initiée à Hong Kong par ce triomphe. L’idée de Tsui Hark est de concevoir le récit d’une équipe de policier en lutte contre le crime, en s’inspirant de l’imprévisibilité et noirceur de Police Fédérale Los Angeles de William Friedkin (1985) qui l’a fortement impressionné. Il va solliciter Gordon Chan encore scénariste pour écrire l’histoire, et ce dernier va s’inspirer d’un récent scandale criminel et financier ayant eu lieu entre Hong Kong et la Malaisie. Andrew Kam jusqu’ici assistant-réalisateur de Tsui Hark (notamment sur Peking Opera Blues (1986)) est promut réalisateur, tandis que le casting principal sera constitué de jeunes stars montantes sous contrat à la Film Workshop. The Big Heat initie justement la tradition des productions longues et chaotiques au sein de la compagnie de Tsui Hark, l’esprit en ébullition et l’interventionnisme de ce dernier délestant souvent les réalisateurs de leur pouvoir de décision, et rendant incertaine l’identité du vrai auteur du film. Le tournage de The Big Heat va donc s’étaler sur près de 18 mois, entre tournage additionnel, réécritures et changement de réalisateur (si les seuls Andrew Kam et Johnnie To sont crédités, les équipes parallèles sont multiples durant toute la production). 

De cette confusion va pourtant naître un excellent polar dont la réussite tient au brillant travail d’équipe, officiel comme le montage brillant de David Wu conférent une vraie cohérence à l’ensemble, et officieux pour certaines participations comme Ching Siu-tung derrière certaines scènes d’action. Il y a certes parfois des transitions abruptes fragilisant la continuité (la paralysie manuelle du héros vue comme cruciale au début et dont on ne reparle presque plus jusqu’à la conclusion) mais le tout se tient fort bien. La caractérisation se fait dans l’urgence et la tension de l’enquête en cours, selon quelques archétypes habilement menés : le « bleu » maladroit joué par Matthew Wong Hin-Mung, le casse-cou désinvolte et charismatique incarné par Philip Kwok, la désinvolture cool de l’expatrié Lionel Lo King-Wah et bien sûr le charisme magnétique et la gravité de Waise Lee. 

L’équipe improvisée est soudée d’emblée, l’affaire revêt de poignants enjeux personnels et de d’autres plus ambitieux sur fond de trafic de drogues, de blanchiment d’argent en prévision de l’exil de nantis anticipant la rétrocession. Le récit alterne efficacement séquence purement stratégique où le quatuor s’arrange avec la loi pour piéger le redoutable boss mafieux Han Ching (Paul Chu Kong), et séquences d’actions tonitruantes. L’extravagance et la grandiloquence d’un John Woo laisse ici place à un style plus heurté et brutal, la diversité des morceaux de bravoures trahissant la confection complexe du film sans que cela gêne forcément. Rixes et fusillades de rue apocalyptique, affrontement dantesque dans l’étroitesse de couloirs d’hôpital, bagarre dans le mécanisme d’un ascenseur, on en prend plein les yeux tout en étant soufflé par la nature sanglante des situations. Le tout va culminer dans une conclusion d’anthologie et incroyablement cathartique en termes d’émotion.

C’est bien là la grande force du film, les interactions affectives, qu’elles relèvent de l’amitié ou du sentiment amoureux (et même familiale avec le court moment de Philip Kwok avec sa mère) sont totalement incarnées et touchantes. Cela tient au grand charisme des acteurs, et à l’atmosphère de spleen posée entre eux moments de tension, la bande-son synthétique de David Wu parvenant à conférer une vraie tonalité héroïque et introspective sur fond de panoramas urbains hongkongais. Une vraie pépite du polar de Hong Kong donc !

Sorti en bluray hongkongais chez Fortune Star

mercredi 6 décembre 2023

The Phenix City Story - Phil Karlson (1955)


 Phenix City, une ville d'Alabama, est gangrenée par la corruption depuis plusieurs générations, soutenue par une mafia locale qui tire ses revenus de la prostitution et de l'organisation de jeux d’argent truqués. Rentré de la Seconde Guerre mondiale, le juge John Patterson s'y installe et veut mettre fin à cette impunité. Un de ses espoirs réside dans la candidature de son propre père, Albert, au poste de procureur général de la région aux prochaines élections. Face à cette menace, les criminels répondent par une escalade de violence, dirigée contre John, son père et tous ceux qui les soutiennent.

The Phenix City Story est un solide film noir démontrant une nouvelle fois toute l'efficacité dont est capable Phil Karlson. Le récit s'inspire des tragiques faits réels ayant eu un an plus tôt à Phenix City, en Alabama, fomentés par la mafia locale tenant la ville sous sa coupe à travers ses business de jeux et de prostitution. Le film puise grandement dans la couverture des évènements que fit le journaliste Ray Jenkins pour son journal Columbus Ledger, et lui valut de remporter le Prix Pulitzer. Une longue introduction de dix minutes ancre d'ailleurs pleinement le film dans cette réalité avec une sorte de reportage où un journaliste va interroger les vrais protagonistes du fait divers. 

Malgré la rigueur de la démarche, tout cela nous semble encore un peu abstrait mais la crudité du traitement de Karlson va se charger de faciliter l'immersion dans la fange de la "red-light district", ruelle où siègent tous les commerces mafieux. La caméra arpente une salle de jeu en accompagnant le numéro d'une chanteuse aguicheuse, un client récalcitrant est passé à tabac et jeté à la rue en plein jour, démontrant l'impunité des exactions. Pour souligner la "normalité" du vice ambiant, nous allons découvrir la bonhomie de Tanner (Edward Andrews), le parrain local qui se promène et alpague de façon enjouée les passants tout allant menacer l'air de rien l'homme de loi Albert Patterson (John McIntire). Ce dernier, las, a renoncé depuis bien longtemps à entraver la mafia de la ville qui s'en est jusque-là toujours sortie à coup de menaces, corruption et violence.

Le retour de son fils John (Richard Kiley) et le meurtre de trop impuni ravive la conscience d'Albert qui va se présenter à l'élection de procureur général pour obetnir le pouvoir de défier la mafia. Même si les autres films de Phil Karlson devraient nous y avoir accoutumé, la violence exercée par la mafia atteint des degrés de brutalité et de sadisme sidérant pour illustrer sa mainmise et détermination. Meurtres d'enfants, lynchage public, assassinats arbitraires, rien ne nous est épargné, tout est exposé crûment (tout juste un viol reste suggéré mais bien devinable) pour renforcer à la fois la peur et la révolte des quidams locaux. A cela s'oppose la vertu sans faille de Patterson remarquablement incarné par John McIntire emportant l'adhésion par son naturel de quidam normal ayant eu le courage d'élever la voix. Phil Karlson instaure un montage alterné entre les discours enflammés de Patterson et les crimes mafieux, le tout porté par une voix-off à la fois neutre et incantatoire selon un procédé simple mais très efficace. On observe ainsi progressivement la peur changer de camp, et la violence criminelle prendre un tour de plus en plus ciblé jusqu'au terrible rebondissement final.

Karlson parvient ainsi à nous maintenir sous tension, quitte à s'arranger avec la réalité pour certains éléments (le meurtre d'une enfant noire n'ayant jamais eu lieu) où la motivation d'autres, le meurtre final semblant dans la réalité avoir davantage de motifs politiques que de lien avec la mafia - ce qui est suggéré lorsque Tanner poussé à bout admet un autre crime mais nie celui-ci. Toujours est-il que Karlson a réussi à instaurer cette angoissante atmosphère de poudrière, l'accalmie ne tenant qu'à un fil lors de la fin ouverte puisque tout n'était pas pleinement résolu à Phenix City lors de la sortie du film. Quant à Phil Karlson, il renouera avec les récits inspirés du réel sur un registre plus série B et "vigilante" dans Justice sauvage (1973) avec son shérif seul bras armé contre une nouvelle mafia locale.


 Disponible en vod sur la plateforme la Cinetek

mardi 5 décembre 2023

Le Grand magasin - Hokkyoku Hyakkaten no Concierge-san, Yoshimi Itazu (2023)

Akino est l'apprentie concierge d'un grand magasin vraiment spécial : les clients y sont tous des animaux. Qu’ils soient petits ou grands, à poils ou à plumes, Akino travaille dur pour satisfaire toutes leurs demandes… même les plus surprenantes.

Le Grand Magasin est le premier long-métrage de Yoshimi Itazu, animateur ayant fait ses armes aux auprès des plus grands à divers postes (animateur-clé sur Paprika de Satoshi Kon Satoshi, Miss Hokusai (2015) et Wonderland (2019) de Keichii Hara et Le vent se lève (2014) et Le Garçon et le Héron (2023) de Hayao Miyazaki) et officié sur certaines des séries récentes les plus emballantes comme Welcome to the ballroom (2020). Pour ce galop d’essai au cinéma, il met son talent au service d’une très fidèle adaptation du manga La Concierge du grand magasin, publié en France aux éditions Le Lézard noir.

Le récit joue de manière décalée sur deux tableaux. Tout d’abord on peut y voir une sorte de métaphore écologique puisque tous les animaux vaquant à leurs achats au sein de ce curieux grand magasin sont des espèces en voie de disparition (vison de mer, phoque tropical, lion de barbarie…). Le cadre consumériste n’est qu’un prétexte à offrir un cadre chaleureux et apaisé aux différentes bêtes pour lesquelles l’extérieur et les humains ont toujours représenté une menace. L’autre élément original consiste dans un mélange d’humanisme et de satire de travers sociaux, et plus spécifiquement japonais. L’héroïne Akino, apprentie concierge au sein du magasin, incarne l’idéal de la dévotion et du sens du service japonais. Le film se divise en segment représenté par un client dont la quête d’achat représente un défi à relever pour Akino, des maux intimes à apaiser, un bonheur furtif à donner afin que le client reparte satisfait. La timidité, le manque de communication et la solitude déterminent les difficultés d’achats des animaux et chaque solution trouvée par Akino est l’occasion d’un joli moment de bienveillance, plein de drôlerie. 

Itazu trouve un équilibre adéquat dans l’animation et le chara-design des bêtes dont l’anthropomorphisme repose sur les tenues et le phrasé tout ce qu’il y a d’humain, tandis que les regards et la gestuelle conservent cette part d’animalité. Le récit nous réserve d’ailleurs des surprises quant aux animaux/clients les plus récalcitrants. Un phoque tropical offre une démonstration extrême par son attitude vindicative et capricieuse du terme « le client est roi » et la réponse pince-sans-rire des employés typique de la retenue passive/agressive japonaise. 

Autre running-gag hilarant, les démonstrations amoureuses publique des paons, toujours prompt à exposer leur plumage avec une fierté indécente. Le foisonnant et bariolé espace du magasin a quelque chose de surréaliste et féérique qui fait ressentir sa nature hors du temps et de cocon au sein duquel, pour quelques heures, on savourera être conseillé et choyé. C’est une ode à l’empathie et au bonheur de servir, les moments les plus doux se jouant entre le sourire comblé des animaux et celui d’Akino gagnant ses galons de concierge en ayant appris à les jauger pour le meilleur. Une œuvre dont la sortie en période de noël tombe clairement à point. 

En salle

lundi 4 décembre 2023

Péché véniel - Peccato Veniale, Salvatore Samperi (1974)


 Dans la station balnéaire de Versilia où il passe ses vacances, le jeune Sandro passe le plus clair de son temps à feuilleter des revues érotiques et à observer les filles sur la plage. Son frère ainé contraint de s’absenter, il porte toute son attention sur Laura, sa belle-sœur, une femme terriblement attirante dont il est chargé de prendre soin. Et, effectivement, Sandro se montre tout particulièrement attentionné à l’égard de la belle Laura…

Péché véniel est une sorte de « suite » ou variation du film Malicia de Salvatore Samperi (1973), immense succès de l’année précédente qui fit de Laura Antonelli une star. On en retrouve donc ici la recette avec le même casting principal constitué du couple illégitime Laura Antonelli/Alessandro Momo, un postulat de romance scandaleuse voisin écrit par les mêmes scénaristes (Ottavio Jemma et Alessandro Parenzo, et bien sûr le réalisateur Salvatore Samperi reprenant du service.

Sensuel sans être vulgaire, troublant tout en évitant d’être scandaleux, drôle mais joliment touchant, Malicia était une réussite majeure le plaçant bien au-dessus des comédies sexy fleurissant dans la production italienne d’alors. Une partie de cet équilibre devait en grande partie à la prestation de Laura Antonelli. Doux visage de madone sur un corps aux formes sculpturales appelant le fantasme , elle était autant un appel au désir masculin dans son expression la plus primaire et machiste que la possible amante douce et initiatrice d’un adolescent amoureux et inexpérimenté. Péché véniel rejoue cette partition sans complètement tomber dans la redite. 

Le cadre familial austère et provincial de Malicia (ainsi que son intrigue se déroulant dans les années 60 pas encore aussi libérées sexuellement en Italie) laisse place à une ambiance estivale et hédoniste au sein du station balnéaire. Les situations et dialogues appellent ainsi un trouble différent du film précédent, la volupté de Laura Antonelli n’appelant pas le désir masculin selon les mêmes motifs formels. Les personnages adultes comme le couple Laura (Laura Antonelli) et Renzo (Orazio Orlando) ont une sexualité épanouie devinées par une tendresse publique affirmée (les mains aux fesses insistantes), tandis que l’adolescent Sandro (Alessandro Momo) est plus facilement exposé aux phénomènes culturels (revue, littérature) et sociaux érotiques de son époque.

L’intérêt n’est donc pas de montrer ce qui est tabou ou caché comme dans Malicia, mais la découverte de la façon d’exprimer ce désir voire ces sentiments. Péché véniel est ainsi un récit d’apprentissage du langage amoureux et sexuel. Tous les modèles masculins s’offrant à Sandro représentent le machisme latin dans toute sa splendeur, dans son rapport aux femmes (la lourdeur des conseils du frère aîné Renzo), son environnement (le running gag du musculeux vantard de plage) ou dans son homophobie prononcée, telle la consternation du père (Tino Carraro) lorsqu’il soupçonnera son fils d’être de « l’autre bord ».  Nous observons Sandro s’extirper progressivement du monde de l’enfance en désirant en Laura, la femme de son frère aîné, une femme adulte plutôt qu’une adolescence de son âge. 

D’abord indifférent, c’est la découverte de son corps en maillot de bain qui éveille son intérêt pour cette belle-sœur dont il est initialement forcé de tenir compagnie. Cette prise de conscience s’affirme dans les multiples plans subjectifs sur les formes de Laura Antonelli, puis dans les situations déconcertantes qui expose un Sandro gêné à l’attitude décomplexée de sa belle-sœur le prenant encore pour un enfant. Un passage de crème solaire, une séance de bronzage, la promiscuité d’une cabine de plage, tout confère à stimuler les hormones de notre jeune héros.

En comprenant peu à peu l’émoi qu’elle provoque chez Sandro, Laura en devient l’amie et la complice compréhensive. La maladresse de l’adolescent en fait aussi un modèle masculin différent et attendrissant pour elle, sans qu’elle n’ose se l’avouer. L’initiation se fait donc avant tout mentale, puisqu’en expérimentant les tourments (jalousie, frustration) de l’amant sans en être un, Sandro alterne entre réitérer l’éducation machiste sur laquelle il est conditionné, et oser faire montre d’une vulnérabilité touchante n’empêchant pas la masculinité. Rejeté (y compris par une petite amie adolescente) en cherchant à jouer les mâles alpha, il éveille un sentiment plus profond en pleurant de dépit face à Laura qui lui offre alors un premier baiser.

L’écrin formel est idéal pour traduire ce tourbillon d’émotions et sensations, Salvatore Samperi instaurant une atmosphère solaire et lumineuse en s’appuyant sur la photo de Tonino Delli Colli, en privilégiant les couleurs vives dans la gamme chromatique du film, notamment les maillots de bains dans les scènes de plage. Les corps nus ne se regardent plus honteusement à la dérobée comme dans Malicia, mais sont exposés à travers un érotisme n’étant plus entravé par le puritanisme. Il faut chercher plus subtilement les traces d’un archaïsme pas estompé, comme le fait que l’adolescent Sandro doive « garder » sa belle-sœur adulte en l’absence de son mari.

Laura Antonelli par ce divin mélange de candeur et de sensualité parvient à ne pas être qu’un corps, mais une figure troublée, intriguée et finalement amoureuse sans l’avoir vu venir. Si l’on reste dans une variation de son rôle de Malicia, on décèle là toutes les qualités que de grands cinéastes sauront tirer de cette beauté à la provocation contemporaine, mais à la grâce hors du temps – Mon Dieu comment suis-jetombée sur bas de Luigi Comencini (1974, Le Sexe fou de Dino Risi (1973), L’Innocent de Luchino Visconti (1976), La Vénitienne de Mauro Bolognini (1986). Son personnage sert ici de révélateur à l’évolution ou non de l’identité masculine, notamment dans une conclusion ambigüe qui moque le modèle machiste (le mari/frère dindon de la farce) mais menace de le perpétuer – une fois déniaisé et devenu un « homme » quel chemin va prendre Sandro ? 

Sorti en bluray français chez Sidonis

vendredi 1 décembre 2023

Vie Privée - Louis Malle (1962)

 Fraîchement arrivée à Paris pour devenir danseuse, Jill devient instantanément une star. Rapidement, elle est traquée jour et nuit par des photographes, perdant ainsi tout espace de vie privée.

Vie Privée est un film qui sort en quelque sort au cœur du cyclone Brigitte Bardot et qui va chercher à le documenter sous un angle schizophrène, entre fiction et autoportrait. De la révélation et du scandale de Et Dieu créa la femme de Roger Vadim (1956) jusqu’à l’entérinement du mythe dans Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963), Brigitte Bardot va vivre sept années folles la voyant imposer son mythe cinématographique à travers des collaboration prestigieuses (En cas de malheur de Claude Autant-Lara (1958), La Vérité d’Henri-Georges Clouzot (1960)) et devenir un véritable phénomène médiatique dont le moindre geste est traqué par les médias. C’est au départ la perspective de se refaire commercialement après l’échec de Zazie dans le métro (1960) qui motive Louis Malle à collaborer avec Brigitte Bardo sur ce qui doit d’abord être l’adaptation d’une pièce de Noel Coward.

Ce sont les confidences de Bardot sur son enfer quotidien qui incitent Louis Malle et son coscénariste Jean-Paul Rappeneau, fascinés, à transformer le projet pour en faire cet objet étrange biographique que sera Vie Privée. Brigitte Bardot est partante pour cette orientation et se livrera encore davantage sur sa jeunesse, son présent dont des pans entiers se retrouvent dans diverses situations du film. En plus de satisfaire la curiosité des spectateurs sur sa vie, le quota glamour et romantique semble assuré avec l’engagement d’un Marcello Mastroianni tout juste auréolé du succès de La Dolce Vita de Federico Fellini (1960). Le pouvoir de fascination du film réside dans le fait qu’une Brigitte Bardot, à ce stade encore jeune de sa carrière, a dépassé le stade de l’interprétation pour ne devoir plus que représenter des avatars d’elle-même. Ce sera la force et la limite de ce Vie Privée.

Louis Malle au-delà de la commande partage des origines sociales bourgeoises communes avec Brigitte Bardot, ce qui lui permet de capturer et comprendre les éléments les plus insaisissables de sa psychologie. Il ne faut pas y voir néanmoins une biographie authentique, mais une vision fantasmée dans les côtés sombres comme lumineux du récit. Brigitte Bardot voit la bascule et le début de ses ennuis dans son arrivée à Paris et son introduction dans le milieu du cinéma, son statut de star étant vu comme une sorte de malédiction. Pourtant les provocations à venir viennent justement d’une volonté de transgression en réponse d’une éducation sévère. Dans le film Malle dépeint au contraire comme un paradis perdu, presque un prologue, le segment de la jeunesse de Jill à Lausanne. La beauté de Bardot est saisie dans le juste équilibre entre sensualité et innocence gironde dans une esthétique de roman-photo. Le départ de ce cocon est une frustration amoureuse, puis une ellipse efface toute la possible exaltation de l’ascension vers la starification, la découverte du métier d’actrice, pour passer immédiatement aux seules souffrances de cette notoriété.

Brigitte Bardot est de tout les plans, défiante, torturée, désespérée, Malle apportant une emphase opératique à certaines épreuves où Jill fait figure de martyr -le malaise en plein festival, harcelée par la foule. On est frappé par ce degré de mise à nu, même si le mimétisme avec la réalité correspond avant tout à la difficulté de son personnage médiatique plutôt que de vrais évènements intimes et personnels – sa grossesse difficile, ses ruptures amoureuses. Le mariage de ces deux aspects (la biographie et le romanesque de fiction) ne fonctionne pas totalement malheureusement, la faute à une romance jamais vraiment incarnée et flamboyante avec Mastroianni. Il y a comme un filtre qui transparaît à l’image et empêche la passion de vraiment s’exprimer entre eux, notamment les scènes en Suisse. 

Le décorum théâtral de la dernière partie en Italie constitue un écrin renforçant la dramaturgie, sans que l’alchimie du couple en soit plus intense pour autant. Le questionnement est pourtant intéressant, la dévotion et attention exclusive impossible que réclame Jill d’un amant ne pouvant être compensé que par les paparazzis honnis. La dernière scène en témoigne, Jill est à la fois dans l’impossibilité d’être celle en retrait qui pour une fois ne ferait que regarder, et n’assume pas demeurer celle captant seule l’attention. Un dilemme qui provoquera sa chute, au propre comme au figuré dans une conclusion tragique et onirique. Vie Privée est un objet très imparfait par troublant, posant en quelques sortes les jalons de Le Feu Follet (1963) dans son observation de la dépression, et Le Souffle au cœur (1971) pour l’autobiographie fantasmée.

Sorti en bluray chez Gaumont