Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

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mercredi 21 août 2024

Entre le ciel et l'enfer - Tengoku to jigoku, Akira Kurosawa (1963)


 Industriel au sein d’une grande fabrique de chaussures, Kingo Gondo décide de rassembler tous ses biens afin de racheter les actions nécessaires pour devenir majoritaire. C’est à ce moment-là qu’il apprend que son fils Jun a été enlevé et qu’une rançon est exigée. Se produit alors un véritable coup de théâtre : ce n’est pas Jun mais Shin’ichi, le fils de son chauffeur, qui a été enlevé. Gondo est désormais face à un dilemme : doit-il dépenser toute sa fortune pour sauver l’enfant d’un autre ?

Après les réussites de Chien enragé (1949) et Les Salauds dorment en paix (1960), Entre le ciel et l’enfer confirme l’appétence d’Akira Kurosawa pour le polar, genre lui permettant de scruter frontalement les maux du Japon contemporain. Si Chien enragé était une photographie du Japon et plus précisément un Tokyo d’après-guerre dans le versant le plus démuni du peuple, Les Salauds dorment en paix ainsi que ce Entre le ciel et l’enfer naviguent entre les hautes sphères et les bas-fonds de manière plus trouble. Kurosawa adapte là le roman Rançon sur un thème mineur d’Ed McBain, le dixième de sa série policière du 87e District. Avant d’instaurer son postulat criminel autour du kidnapping, Kurosawa semble initialement donner sa vision du keizai shōsetsu, sous-genre littéraire puis cinématographique dépeignant par la satire et le thriller les affres du salaryman japonais. 

C’était une manière de dénoncer à la fois l’influence croissante du culte du profit instauré par la mentalité capitaliste de l’occupant américain, et la manière dont la mentalité japonaise s’y adaptait en en faisant un nouvel espace de soumission et fanatisme pour où le salaryman remplaçait les soldats, et l’entreprise l’empire ainsi que le pouvoir militaire. La scène d’ouverture montrant Gondo (Toshiro Mifune) en pleine intrigue avec d’autres cadres de leur entreprise de chaussures pour prendre le pouvoir par le jeu des parts d’actions détenues, montre du côté des pontes le sentiment carnassier et impitoyable en place. La soif de pouvoir exprimé par les manœuvres habiles de Gondo déteint sur les quelques moments volés familiaux, quand il rabroue son épouse Reiko (Kyōko Kagawa) ou incite les enfants à se montrer impitoyables dans leur innocent jeu de gendarme et voleur.

Cette ambition inflexible est douloureusement mise à l’épreuve lorsque la manne financière chèrement acquise devant servir sa mainmise à venir sur l’entreprise est réclamée par un maître chanteur ayant enlevé son fils Jun. Le script est cependant bien plus vicieux dans l’épreuve à laquelle il soumet notre héros, puisque l’otage s’avère être Shin'Ichi, camarade de jeu de Jun et fils de son chauffeur. Le ravisseur invisible et omniscient semble presque se délecter du quiproquo, par le terrible dilemme auquel il soumet sa victime. Akira Kurosawa met en place un dispositif presque théâtral par lequel l’espace de l’appartement luxueux de Gondo forme la scène de cet impossible choix pour lui, son orgueil et individualisme l’incitant à garder son argent tandis que la morale l’enjoint à agir tel qu’il l’aurait fait si l’otage avait effectivement été son fils. Toshiro Mifune excellant à exprimer ce déchirement du personnage entre son ambition et sa morale, son individualisme et son empathie. L’aperçu glaçant de son opportunisme carnassier observé en début de film se fissure face au choix qu’il subit.

Après avoir capturé ce sentiment par l’intime et l’individu, Kurosawa étend le mal à la société japonaise entière quand nous suivrons l’enquête du tenace inspecteur Tokura (Tatsuya Nakadai). Nous avons d’un côté la réussite matérielle de Gondo qui s’effondre et le récompense bien mal de son sacrifice, tandis que de l’autre se révèle en filigrane l’identité et l’âme noire du preneur d’otage. La construction n’est pas sans rappeler celle de Chien Enragé, nous faisant visiter les pans sordides des bas-fonds et de la criminalité japonaise. La différence est que le voleur d’arme du film de 1949 pouvait malgré ses crimes être vue comme une victime collatérale de l’après-guerre, ancien soldat sans repères ayant choisi la mauvaise voie. Le jeune malfrat d’Entre le ciel et l’enfer n’est animé que par la jalousie, le ressentiment et la malveillance. 

Ces noirs desseins traversent le milieu professionnel où il se morfond, les espaces hédoniste et occidentalisé dans lesquels il se traîne, et la pure fange où il cible ses victimes, Kurosawa égalant la fameuse séquence des bidonvilles de Chien enragé (et les moments les plus glauques de L’Ange ivre (1948)) par cette plongée dans un quartier de junkies. Alors que de jeunes disciples comme Shohei Imamura (n’ayant jamais caché l’impact qu’eut L’Ange Ivre sur lui) avait placé la barre haute dans la description d’un Japon urbain sordide dans Cochons et cuirassés (1961), Kurosawa montre que les fresques historiques à succès n’ont pas altéré son regard cru sur les travers contemporains du pays. Le film est ainsi parfaitement équilibré entre suspense au cordeau (la séquence du train, la longue filature finale), brio formel (l’atmosphère nocturne du quartier des drogués, l’apparition furtive de la couleur avec cette fumée rose en guise d’indice), propos à la fois incarné et subtilement ironique. 

Ressortie en salle

lundi 19 août 2024

Le Garde du corps - Yojimbo, Akira Kurosawa (1961)


 À la fin de l’ère Edo, un samouraï solitaire nommé Sanjuro arrive dans un village écartelé entre deux bandes rivales, menées d’un côté par le bouilleur de saké Tokuemon, de l’autre par le courtier en soie Tazaemon. Pendant que les deux bandes s’entre-tuent pour régner en maîtres sur les lieux, les villageois terrorisés n’osent plus sortir. Lorsque Sanjuro découvre la situation, il décide de mener en bateau les deux clans rivaux en travaillant alternativement pour l’un et l’autre…

Yojimbo et sa suite Sanjuro (1962) sont deux jidai-geki s’insérant entre des œuvres au cadre contemporaines et moins « commerciales », Les salauds dorment en paix (1960) et Entre le ciel et l’enfer (1963). C’est fonctionnement que semble avoir assumé Akira Kurosawa dans sa collaboration avec le studio Toho, entrecoupant les fresques historiques couronnées de succès à l’étranger et au box-office local de films plus difficiles d’accès. Les Sept samouraïs (1954) succède ainsi à Vivre (1952), Le Château de l’araignée (1957) précède Les Bas-fonds (1957) qui est quant à lui suivi du picaresque La Forteresse cachée (1958). Il n’y a cependant pas de différence à faire en termes d’implication et de profondeur du propos chez Kurosawa entre ces deux versants. Il y a au contraire une remarquable cohérence à observer dans son approche, qu’il s’applique à du divertissement explicite ou à une œuvre plus âpre. 

Dans Les salauds dorment en paix (1960) et Entre le ciel et l’enfer (1963), Kurosawa entremêle le drame humain et un certain regard cinglant envers le Japon du boom économique des années 50, et sa dévotion au capitalisme, au profit et à l’esprit d’entreprise. Yojimbo, puis Sanjuro (ce dernier se faisant davantage la métaphore de la corruption politique du Japon contemporain) traitent de la même chose par le prisme du passé. Kurosawa avait déjà mis en scène une figure de samouraï « rônin » venant au secours de la veuve et de l’orphelin avec Les Sept Samouraïs, mais ce dernier se déroulait au 16e siècle, au début de l’ère Edo (1603-1868 ) au moment de la toute-puissance du shogunat et des seigneurs de guerre. Le geste des samouraïs représentait ainsi un rempart contre un pouvoir qui s’égare et laisse le sort du peuple aux mains du plus fort. Yojimbo se situe au contraire à la fin du 19e siècle et de cette ère Edo, alors que le pays s’apprête à adopter le capitalisme occidental et basculer dans l’industrialisation. Il y a ainsi un parallèle à faire entre la renaissance de la puissance japonaise par le vecteur économique durant les années 50, et cet « éveil » de la fin du 19e qui se concrétisera avec les avancées de l’ère Meiji (1868-1912). 

Logiquement les méchants de Yojimbo ne sont plus des bandits tyranniques, mais des commerçants, respectivement bouilleur de saké et courtier de soie, ayant mis un village sous leur coupe. Les antagonistes tout comme les antihéros s’adaptent donc à cette évolution, les sbires patibulaires des commerçant étant des yakuzas tandis que Sanjuro (Toshiro Mifune) se présente comme un sauveur des plus atypiques. La quasi-unité de lieu avec cette grande rue et les demeures alentours se présente comme un théâtre dont Yojimbo est tour à tour le spectateur, l’acteur ou le metteur en scène. S’alliant avec un camp pour mieux le trahir avec l’autre, son cynisme et appât du gain apparent en font un individu faussement intéressé pour davantage détruire les rivaux oppresseurs. Toshiro Mifune par son allure débraillée, son attitude désinvolte et ses regards rusés invente un type de héros novateur. La noblesse d’âme se dissimule sous les airs pince-sans-rire, posant les bases du futur Homme sans nom de Clint Eastwood façonné par Sergio Leone à partir de Pour une poignée de dollar (1964). 

Leone reprendra en effet la trame et les situations du film de Kurosawa pour poser les bases du western spaghetti et en paiera le prix devant les tribunaux. Cependant Kurosawa assume de son côté l’emprunt à certains codes du western américain, ainsi que la relecture et les thèmes de La Moisson rouge et La Clé de verre, deux roman de Dashiell Hammett qu’il admirait. Le principe des deux clans opposés au sein d’une ville vient de La Moisson rouge tandis que la dimension sociale est davantage issue de La Clé de verre. L’innovation vient du ton rigolard instauré par Kurosawa, avec son intrigue peuplée de personnages grotesques, de personnages haut en couleurs, la vilénie des méchants les tirants vers une incarnation bouffonne réjouissante. Cette mentalité cupide et répugnante des antagoniste inscrit le film dans la modernité, notamment avec le personnage de Uno (Tatsuya Nakadai), homme de main redoutable et opportuniste adepte du revolver.

La mise en scène de Kurosawa exprime bien cette distance à travers le regard démiurge de son héros, les compositions de plan et cadrage le plaçant souvent en observateur des évènements, des actes des uns et des autres, ne le faisant entrer en action qu’après de savants stratagèmes. Ce recul du héros n’en rend que plus puissants et impliquant les morceaux de bravoures, que ce soit le sauvetage d’une famille ou cette arrivée finale grandiose de Sanjuro.  Silhouette vengeresse et menaçante apparaissant dans la fumée et les cendres, Mifune est mis en valeur comme une figure mythique et goguenarde par Kurosawa, dans cet équilibre constant entre héroïsme et cynisme. Le grand duel avec Tatsuya Nakadai (qui recroisera le fer avec Mifune dans Sanjuro et Rébellion de Masaki Kobayashi (1967)) tourne court avec une chute surprenante, et l’action de Sanjuro pacifie certes le village, mais le laisse à l’état de ruines. Yojimbo est une des œuvres les plus populaires d’Akira Kurosawa, posant les bases d’un nouvel  ère de héros dans le cinéma contemporain.

En salle le 21 août

dimanche 18 août 2024

Planète hurlante - Screamers, Christian Duguay (1995)


 Nous sommes en 2078 sur la planète Sirius 6B. L'Alliance, regroupement de mineurs qui s'oppose à un puissant consortium qui extrait un minerai radioactif, va devoir affronter dans sa lutte une redoutable armée, les Screamers, robots autonomes enfouis dans le sol qui détectent tout ce qui vit et l'exterminent. Le colonel Hendricksson, commandant de l'Alliance, va essayer de sauver les quelques mineurs rescapés.

 Planète hurlante est une œuvre de science-fiction qui doit sans doute sa mise en production au succès de Total Recall de Paul Verhoeven, sorti quelques années plus tôt. Tout comme ce dernier, Planète hurlante est une adaptation de Philip K. Dick (la nouvelle Nouveau modèle publiée en 1975) et fut un projet de longue haleine portée par Dan O’Bannon également coscénariste de Total Recall. O’Bannon rédige un script dès 1983 sans que le film se fasse, qui ressurgit donc des tiroirs au milieu des années 90, en partie réécrit au niveau des dialogues par Miguel Tejada-Flores mais restant fidèle dans les grandes lignes au texte initial.

Le film est un alliage habile d’horreur et de science-fiction, posant avec efficacité le contexte politique de son univers. Si les tenants et aboutissants d’une guerre industriel sont grossièrement exposés dans le texte d’ouverture, la situation d’une colonie abandonnée et isolée depuis de longues années sur la planète théâtre du conflit est bien amenée. Cela se ressent par le travail sur le décor, montrant ce lieu de vie comme une anomalie dans un espace désertique et menaçant. La lassitude des protagonistes est un autre facteur, notamment grâce à la remarquable prestation de Peter Weller, excellent en militaire sarcastique et désabusé. 

Un des dangers rencontré est les Screamers, robots sous-terrain lâchés dans le sous-sol de la planète et assaillant tout individu traversant leur espace, repéré par ses battements de cœur. La scène d’ouverture nous montre une démonstration de force sanglante des Screamers, ennemi invisible si ce n’est les lignes tracées dans le sol qu’ils traversent à toute vitesse à la poursuite de leur proie. La séquence et le principe rappelle le film d’horreur Tremors  (1990), le cadre de SF en moins. Néanmoins, les assauts des Screamers s’avèrent progressivement plus ciblés et stratégiques, comme si le long fonctionnement en autonomie durant toutes ces années les avait fait évoluer.

C’est ce que nous allons progressivement découvrir durant le périple de sauvetage effectué par Hendricksson (Peter Weller) qui va croiser la route de Screamers bien plus sournois et complexe. Sans égaler le climat d’angoisse du chef d’œuvre de John Carpenter, Christian Duguay installe néanmoins une paranoïa lorgnant sur The Thing (1982), sentiment renforcé par la désolation enneigée des paysages parcourus par les personnages. La direction artistique est superbe, ajoutant une touche futuriste et un gigantisme à de vrais décors, que ce soit le stade Olympique de Montréal ou un ancien site d’usine qui ajoute une couleur à la fois industrielle (les anciens sites miniers de la planète) et inquiétante à l’ensemble. La première découverte de l’évolution des Screamers est surprenante par les perspectives de duperie qu’elle ouvre, installant une tension et suspicion de tous les instants. Cela générer quelques vraies images chocs, telle cette armée de Screamers à l’apparence d’enfant décimée par nos héros, et plusieurs rebondissements marquant.

Là encore le script est malin puisqu’après avoir joué la pure carte paranoïaque et donc du seul suspense, les incarnations suivantes des Screamers secouent les personnages par rapport à leurs émotions. En tenant compte des liens tissés durant l’aventure ou faisant ressurgir un visage du passé, à la peur s’ajoute la douleur et la déception. C’est en travaillant cette facette sensible que le film tient en haleine, même en distillant parfois des révélations et retournements de situations attendus – même si les surprises tiennent jusqu’à dernière image. Voilà donc une série B de SF tout à fait recommandable, qui ne souffre que de quelques effets numériques parfois un peu datés. 

Sorti en blu-ray français chez ESC

vendredi 16 août 2024

Les Bas-fonds - Donzoko, Akira Kurosawa (1957)

 Dans les bas-fonds d’Edo, à l’écart du reste de la ville, se dresse une auberge miteuse tenue par l’avare Rokubei et sa femme Osuji. Une dizaine de personnes vivent dans cette cour des miracles, parmi lesquelles un acteur raté, un ancien samouraï, une prostituée et un voleur. Un jour, un mystérieux pèlerin débarque dans ce lieu de misère. À son contact, les habitants de l’auberge se mettent à rêver et à croire en de jours meilleurs…

Les Bas-fonds participe au corpus d’œuvres où Akira Kurosawa s’interroge par le prisme social sur la condition humaine. Le réalisateur s’était jusque-là reposé sur des œuvres au contexte marqué, à la charpente narrative fortement structurée et inventive. Les Bas-fonds, comme faire viscéralement ressentir la spirale éternelle de l’échec et du malheur de ses personnages, au contraire un rythme volontairement plus laborieux une avancée flottante qui préfigure (entre autres points) son Dode’s Kaden (1970). Ce questionnement social et cette vision humaniste s’inscrivant précédemment dans une dimension de conte dans Rashomon (1950) par exemple, dans un genre spécifique avec le polar de Chien enragé (1949), la fable moderne de Vivre (1952) ou encore la fresque épique de Les Sept samouraïs (1954). Les Bas-fonds est une adaptation libre de la pièce éponyme de Maxime Gorki, la seconde au cinéma après celle de Jean Renoir en 1936. Contrairement à cette dernière qui conservait les noms et un cadre lointainement russe, Kurosawa transpose sa version à l’ère Edo et fait partie des classiques littéraires européens qu’il s’est approprié en choisissant un cadre historique strictement nippon. On avait eu précédemment L’Idiot (1951) d’après Fiodor Dostoïevski, il y aura par la suite Le Château de l’araignée (1957) et Ran (1985) adaptant MacBeth et Le Roi Lear de William Shakespeare.

Ce cadre historique n’existe cependant ici que pour appuyer une période de profondes disparité sociale locale avec l’ère Edo, mais le dispositif du film estompe toute volonté de réalisme appuyé par rapport à ce contexte. Kurosawa assume pleinement l’origine théâtrale de son scénario, par le minimalisme de ces décors se réduisant presque à deux, soit la baraque réunissant les protagonistes et la cour extérieure. Il en va de même quant à la narration avec la construction significative en acte, et la manière dont les personnages entrent et sortent du champ comme ils le feraient d’une scène. La mise en scène renforce cette impression avec ces panoramiques gauche et droite suivant les déambulations de son groupe dans ce décor austère. La note d’intention était claire dès la scène d’ouverture où depuis les hauteurs, un groupe d’enfant déverse des ordures sur ce qui s’avèrent être les demeurent insalubres des héros. Le mouvement de caméra traduit cette nature de fosse, et fait ressentir avant de les voir que les habitants de cet espace sont la lie de la société, les damnés de la terre.

On retrouve l’ensemble des protagonistes de la pièce, en partie réduits à des archétypes à cause de l’assignement social et géographique à laquelle les réduit leur statut : le propriétaire, le vieil acteur, le voleur, l’ouvrier, le policier, l’ancienne prostituée auquel Kurosawa ajoute des spécifiés japonaise comme un samouraï déchu. La seule manière d’échapper à la caricature dans laquelle les ont enfermés les drames de leur vie passée repose sur la parole sage d’un vieux moine pèlerin (Bokuzen Hidari). Son bagout, son calme et l’optimisme de sa vision du monde contamine progressivement ses compagnons d’infortunes auxquels il tenter de faire comprendre que le monde ne se réduit pas à cet espace commun crasseux, que la vie n’est pas faite que de beuverie grotesque, de petits larcins, pour peu que l’on accepte de rêver à mieux. 

Apaisant la fin de ceux pour lesquels tout es fini (la femme mourante du rétameur), rapprochant les amoureux défiants (le voleur Sutekichi (Toshiru Mifune)et la jeune Okayo (Kyōko Kagawa), écoutant et acceptant les confessions fantasmées de la prostituée Akemi Negishi, désespérément en soif d’amour. Le pèlerin n’est pas la solution aux problèmes, mais l’invitation à prendre un autre chemin, ce que ses interlocuteurs seront capables de faire ou pas. Entre profond désespoir, hystérie totale et sursauts d’humour détonants, Kurosawa livre un objet dont la finalité désabusée ou optimiste est inclassable, insaisissable comme la vie elle-même. Les personnages sont parfois conscients d’être les jouets d’un destin capricieux avec lequel s’amuse le dispositif du film, tel un moment intense à la suite duquel l’assemblée s’exclame hilare « Quelle scène » et déclare « Fin du premier acte ».  La profonde noirceur de l’épilogue et la manière dont prennent le groupe restant prend un ultime drame illustre cela, quitte à sombrer, autant le faire sous les rires et les verres de saké. 


 Ressortie en salle le 21 aout

 extrait

jeudi 15 août 2024

Que la bête meure - Claude Chabrol (1969)


 Pour venger la mort de son fils, tué par un chauffard, un homme se lance sur la piste du coupable. Il parvient bientôt à retrouver sa trace et devient un intime de sa famille. L'homme se révèle un être abject haï de tous.

Que la bête meure est un des sommets de Claude Chabrol, s’inscrivant dans une des périodes les plus inspirées de la prolifique filmographie du réalisateur, puisque se plaçant entre les deux autres classiques que sont La Femme infidèle (1969) et Le Boucher (1970). Le film adapte le roman éponyme de Cecil Day-Lewis (père de Daniel D. Lewis) propose un mélange habile entre la série noire policière et la satire sociale chère à Chabrol d’une certaine bourgeoisie provinciale. Tout dans l’approche initiale du réalisateur consiste à flatter nos bas-instincts, la terrible mort victime d’un chauffard du fils de Charles Thenier (Michel Duchaussoy) étant suivit d’une forme d’empathie pour la quête de vengeance de ce dernier en adoptant la voix-off à la première personne. Ses intuitions sont les bonnes pour remonter la piste de l’automobiliste meurtrier quand la police piétine, et la destinée même place d’inattendus indice sur sa route quand il se trouvera embourbé près du lieu de passage passé de sa cible.

La voix-off issue du journal qu’écrit Charles au cours de sa quête, adopte une emphase littéraire qui contribue à en renforcer justification et la grandeur. De la jeune blonde superficielle (Caroline Cellier) qu’il devra séduire pour approcher le coupable à la sinistre famille bourgeoise de celui-ci, tout est en place pour le passage à l’acte. En effet, Paul Decourt (Jean Yanne) s’avère un véritable monstre, un tyran pour son entourage, bouffi d’une vulgarité de nouveau riche qui stimule le désir de sa mort au sein de sa propre famille. Claude Chabrol nous place volontairement dans une position presque trop confortable pour l’exécution de cette vengeance, avant de gripper progressivement sa mécanique. Cela passera par la notion de filiation, la froideur méthodique de Charles s’altérant au contact de Philippe (Marc di Napoli), le fils malmené de Paul. Chabrol travaille une forme de mimétisme entre le jeune enfant décédé de Charles et l’adolescent qu’il n’a jamais pu être, la blondeur et la coiffure renforçant ce sentiment. 

Au début du film, Charles interdit à quiconque d’évoquer le souvenir du disparu, ou alors d’en parler au présent comme s’il était encore vivant. Le passé heureux de cette relation père/fils brisée ne s’entrevoit qu’à travers des vidéos de famille que notre visionne seul et abattu, avant qu’une visite de la police ne le ramène à la triste réalité. Dès lors cette affection, volonté de transmission filiale ne se ressent pour Charles qu’au contact du fils de son ennemi. Un dialogue traduit d’ailleurs l’ambiguïté de ce lien, lorsque Philipe dit à Charles : « Cela me gêne de vous le dire, mais cela m’aurait fait plaisir que ce soit vous qui soyez mon père. » La réponse de Charles – « Cela me gêne de l’entendre, mais cela me fait plaisir que tu le penses » - revêt ainsi un double niveau de lecture. Notre héros est heureux d’implicitement nouer un nouveau lien filial, mais ressent les limites de sa démarche en s’apprêtant à en briser un autre, aussi espéré que soit son acte par lui et d’autres – y compris Philippe. 

Chabrol équilibre ainsi brillamment le drame intime et le pur thriller, inscrit les moments de tension dans une sorte de médiocrité ordinaire portée par la monstruosité franchouillarde et fascinante de Jean Yanne. Ce dernier offre un prolongement abject de la figure « d’anarchiste de droite » exploité sous une bonhomie attachante dans ses prestations scéniques et télévisuelles. Claude Chabrol contribue à cette mue dans Que la bête meure , qu’il exploitera ensuite avec Le Boucher où Yanne tient cette fois le premier rôle. Un Maurice Pialat (qui apparaît d’ailleurs ici dans un petit rôle) verra également dans l’acteur le vecteur de sa face la plus sombre en lui confiant le rôle autobiographique de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972). 

Dès lors quand l’amitié de façade cède à la vraie confrontation dans la fabuleuse scène du bateau, la vilénie naturelle et détestable de Paul se heurte à celle, calculée et « justifiée » de Charles (renforcée par un mépris de classe et/ou intellectuel que stimule la "beauferie" de Paul) pour mieux les renvoyer dos à dos. Chabrol nous a ainsi brillamment préparé à l’épilogue, Charles quittant sa figure d’ange de la vengeance démiurge pour se placer se placer face au même dilemme que son ennemi : l’égoïsme jusqu’au-boutiste pour sauver sa peau ou être prêt à tout perdre pour expier sa faute -plus symbolique que concrète puisqu’il a distillé les graines du passage à l’acte sans l’avoir effectué. C’est captivant, poignant et vertigineux au-delà même de son postulat initial, un grand film. 

Sorti en dvd zone 2 français chez Opening

mardi 13 août 2024

Vivre - Ikiru, Akira Kurosawa (1952)


 Kanji Watanabe est chef de service du Bureau d’Accueil des Habitants depuis plus de vingt-cinq ans. Son travail consiste à tamponner des formulaires toute la journée. Le soir, il rentre chez lui auprès de son fils et sa bru qui n’attendent qu’une chose : la mort du vieil homme et l’héritage tant convoité. Lorsque Watanabe apprend qu’il est atteint d’un cancer de l’estomac incurable, il décide de changer son quotidien et de faire quelque chose d’utile, une fois dans sa vie…

Vivre marque une forme de premier aboutissement et synthèse pour Akira Kurosawa, sortant dix ans après ses débuts à la réalisation. Le film s’inscrit dans un cycle ayant vu Kurosawa signer plusieurs œuvres situés dans le Japon contemporain, avant et après-guerre, et posant un regard humaniste sur différentes couches sociales de la société. Une des exceptions de ce Kurosawa première manière est Rashomon (1950), œuvre profitant de l’autorisation de l’occupant américain de désormais pouvoir produire des films se situant dans un Japon féodal. Le succès commercial et critique du film (dont le Lion d’or à la Mostra de Venise contribuera à mettre le Japon sur la carte de la cinéphilie internationale) influence donc peut-être la part plus grande des fresques et aventures historiques dans l’œuvre à venir du réalisateur puisque le film qui suivra Vivre sera Les Sept Samouraïs (1954).

Vivre est un film poursuivant le regard social et humaniste posé dans les films précédents du réalisateur, tout en s’imprégnant des audaces narratives initiées par Rashomon. La première image en témoigne avec cette vue sur une radio médicale, tandis qu’une voix-off nous informe qu’il s’agit de celle de notre héros, Kanji Watanabe (Takashi Shimura), atteint d’un cancer de l’estomac incurable. C’est un diagnostic que ne connaît pas encore Watanabe, « momie » végétant depuis trop longtemps dans le service d’accueil d’une mairie, source de moquerie de ses collègues et symbole de l’immobilisme auquel se heurtent les citoyens en quête d’amélioration de leur quotidien. La nouvelle de son mal fait fuir Watanabe de son morne lieu de travail, sans pour autant trouver le réconfort dans son foyer où son fils et sa bru ingrate lorgnent ses économies afin de s’acheter une maison plus moderne.

Kurosawa construit son récit comme le lent cheminement de son héros vers la lumière, passant du pur abattement à la stimulation d’une satisfaction personnelle, puis de la conscience du monde qui l’entoure et la volonté d’y laisser une trace de son passage pour le peu de temps qui lui reste. Le réalisateur travaille notamment cela par le rythme des images, l’espace-temps naphtaliné de Watanabe le plaçant à l’écart des autres, que ce soit son bureau de chef de service à la mairie, sa maison par la séparation marquée avec son fils, et les ruelles où la caméra se fige sur l’avancée lente de sa silhouette voûtée plutôt que la vie urbaine. Cette reconnexion au monde se fera par les rencontres. N’ayant trouvé comme confident qu’un écrivain dans un izakaya, Watanabe est pris en pitié par celui-ci qui l’emmène dans l’ivresse de la vie nocturne, de cabarets en clubs dansants. 

Cette vie d’homme fut abandonnée par Watanabe pour élever son fils comme nous le comprendront en flashback, et le tourbillon de menus plaisirs du monde de la nuit est aussi exaltant qu’effrayant pour le vieillard. Kurosawa use sur un mode plus trépidant du même motif semi-documentaire et immersif que Chien Enragé (lorsqu’il nous plongeait dans les bas-fonds) pour accompagner cette odyssée nocturne, au sein de laquelle la mélancolie de Watanabe va cependant reprendre ses droits. Réclamant une chanson au pianiste d’un club, Watanabe choisit le titre Gondola no Uta/La Vie est brève qui le ramène à sa jeunesse sous l’air Taisho. Les paroles entonnées de sa voix profonde par le vieil homme figent soudain l’atmosphère passant de l’hédonisme à la profonde mélancolie. Takashi Shimura, acteur fétiche de Kurosawa au même titre que Toshiru Mifune, est d’une intensité rare pour exprimer cette émotion – on pense aussi à ce moment où par sa seule sérénité, il déstabilisera un yakusa menaçant.

L’autre rencontre sera le rapprochement de Watanabe avec Mlle Odagiri (Miki Odagiri) une jeune employée de son service. Railleuse du chef de service dans une des premières scènes du film, elle le découvrir sous un nouveau jour loin du bureau et l’entraîne à son tour dans une déambulation placée sous le signe de la futilité rieuse, entre salon de thé, pachinkos, et médisances amusées sur les collègues. Durant les trente dernières années d’une existence morne, Watanabe s’était effacé, engourdi et éloigné des joies les plus simples. Le compte à rebours que lui impose la maladie va dès lors l’inciter à y faire accéder les plus démunis, et poser ainsi par son action une trace de son existence. L’audace narrative d’une ellipse de cinq mois lors des funérailles de notre protagoniste doit ainsi symboliser le sens de sa vie, à travers le regard des autres. C’est une magnifique idée qui éloigne le film du pur mélodrame et du pathos (qui sans cela aurait lorgné sur le ton de son contemporain Umberto D de Vittorio de Sica (1952)), pour le faire pencher vers la satire de la société japonaise.

Par l’acharnement de son action (faire construire un parc pour enfant dans une zone d’eau polluée), Watanabe a transcendé son propre immobilisme, mais avant tout celui de l’administration japonaise. La mesquinerie, l’ambition et l’absence d’initiative comptent parmi les maux d’un système pyramidal où le statuquo prévaut sur la volonté propre qui ferait sortir du lot. C’est une tare existante encore aujourd’hui et fustigée entre autres récemment par Hideaki Anno dans son Shin Godzilla (2016). Akira Kurosawa fait de cet arrière-plan un fil rouge caustique tout au long du récit, avant de le tirer vers une émotion inattendue durant la veillée funèbre où les anciens collègues de Watanabe se voilent la face en relativisant son action, puis la reconnaissant en partageant chacun des bribes de souvenirs du disparu. Au-delà du simple dialogue, le poignant hommage des mères de famille face aux fonctionnaires s’attribuant le mérite des efforts de Watanabe est un moment fort par lequel tout est dit par la seule force de l’image.

La mort imminente a paradoxalement raccroché Watanabe à ce la vie peut avoir de plus crucial, tout en ne servant pas forcément d’exemple altruiste à ceux ayant toute la vie devant eux pour changer les choses. C’est par ce sentiment contrasté de foi en l’homme et de dépit qu’Akira Kurosawa élève Vivre en grande œuvre sur la condition humaine.

Ressortie en salle le 21 août

lundi 12 août 2024

Brûle, sorcière, brûle ! - Night of the Eagle, Sidney Hayers (1962)


 Norman Taylor, un jeune professeur, est promis à un bel avenir attisant les jalousies dans son université. Après la découverte de plusieurs porte-bonheurs dans la maison, Norman interroge sa femme Tansy qui lui avoue pratiquer des activités paranormales.

Night of the Eagle est à la fois en continuité et précurseur d’un certain courant du cinéma fantastique des années 60, à travers des sujets évoquant la sorcellerie et la magie noire. La continuité, c’est le titre anglais du film (exploité aux Etats-Unis sous le titre Burn, Witch, Burn) assumant de s’inscrire dans le sillage du fondateur Rendez-vous avec la peur/Night of the Demon de Jacques Tourneur (1957). Night of the Eagle anticipe cependant ce courant satanique affirmé par Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968) et qui suscitera une vraie déferlante dans le cinéma anglais avec notamment Les Sorcières de Cyril Frankel (1966), Les Vierges de Satan de Terence Fisher (1968). Le film naît de la volonté de ses deux fameux scénaristes, Richard Matheson et Charles Beaumont, de travailler ensemble. Chacun était admiratif du travail de l’autre lors de leur contribution à la célèbre série La Quatrième Dimension, et ils vont jeter leur dévolu sur une adaptation du roman Conjure Wife de Fritz Lieber (publié en France sous le titre Ballet de sorcière) pour développer une collaboration commune. 

Tout comme dans Les Sorcières et Les Vierges de Satan, la sorcellerie est un élément perturbateur sous le vernis conventionnel d’une certaine Angleterre provinciale bourgeoise. La noirceur de cet environnement par le prisme de la magie noire se révèle tout d’abord par les rapports humains troubles sous l’amicalité des apparences. Norman Taylor (Peter Wyngarde) est un professeur d’université à tout réussit personnellement et professionnellement, marié à la charmante Tansy (Janet Blair) et en passe d’obtenir une nouvelle chaire convoitée. Une réussite qui lui vaut l’hostilité explicite ou la dévotion suspecte de certains élèves, ainsi que la jalousie secrète de ses « amis » et collègues.

Le personnage, sous son charisme et ses airs avenants et subtilement introduit sous un jour plus ambigu. Un certain narcissisme et plaisir d’être admiré se ressent dans son rapport à Margaret (Judith Stott), une élève énamourée, dans sa manière distraite d’ignorer son épouse de retour au foyer, et de se gargariser des compliments de ses pairs durant une partie de bridge. La scène d’ouverture le voyant expliquer à sa classe l’absurdité de toute forme de croyance primaire et autre superstition, est une manière d’affirmer que sa propre réussite n’est dû qu’à son talents, travail et excellence. Le monde qui l’entoure n’existe que pour mettre en valeur les aptitudes et une réussite qu’il ne doit qu’à lui seul.

L’argument fantastique est donc là pour mettre à mal cet égo, le mettre à l’épreuve de la fatalité. Ainsi caractérisé, la réaction de profond rejet exprimé par Norman en découvrant les sorts jetés par sa femme pour créer sa réussite est totalement logique. Au-delà du cartésianisme, la contribution occulte de Tansy à son ascension est une insulte à l’image qu’il se fait de lui-même. En brûlant tous les colifichets magiques de Tansy, Norman sème implicitement le doute dans sa haute opinion de lui-même. Sidney Hayers, réalisateur versant habituellement peu dans le fantastique (hormis Le Cirque des horreurs (1960)), disloque le quotidien de son héros de manière subtile. L’imagerie domestique paisible cède soudain aux éclairages plus menaçants, aux atmosphères baroques et à une mise en scène se focalisant sur des éléments inoffensifs (un téléphone) ou significatifs (cette statuette sans doute issue du séjour jamaïcains du couple). Ces petites touches nous préparent à la vraie bascule des évènements, les éléments troubles de l’entourage de Norman évoqués plus haut devenant de vraies menaces qui vont fragmenter son assurance

Sidney Hayers joue donc certes sur la nature horrifique de son récit, mais touche vraiment dans sa dimension introspective en plongeant au cœur de cette relation de couple. C’est quand le réalisateur tient l’équilibre entre cette touche intime et l’inquiétante étrangeté que le film atteint des sommets, telle cette cavalcade sur une plage, puis le montage alterné entre le possible sacrifice de Tansy et Norman abandonnant ses certitudes pour la sauver. Il y a d’ailleurs un effet miroir dans la révélation finale posant la face sombre et nuisible de cette jalousie sociale, de cette dévotion de couple quand se dévoilera l’antagoniste. Sidney Hayers tout en travaillant toujours cette tonalité psychologique, lâche les chevaux dans l’imagerie extravagante qui anticipe d’ailleurs les visions les plus folles de Les Vierges de Satan avec les assauts terrifiants de cet aigle. Night of the Eagle est donc une belle réussite, entremêlant à merveille une approche psychologique et fantastique de façon touchante, notamment grâce à la prestation fragile de Janet Blair.     

Sorti en bluray français chez StudioCanal