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mardi 13 août 2024

Vivre - Ikiru, Akira Kurosawa (1952)


 Kanji Watanabe est chef de service du Bureau d’Accueil des Habitants depuis plus de vingt-cinq ans. Son travail consiste à tamponner des formulaires toute la journée. Le soir, il rentre chez lui auprès de son fils et sa bru qui n’attendent qu’une chose : la mort du vieil homme et l’héritage tant convoité. Lorsque Watanabe apprend qu’il est atteint d’un cancer de l’estomac incurable, il décide de changer son quotidien et de faire quelque chose d’utile, une fois dans sa vie…

Vivre marque une forme de premier aboutissement et synthèse pour Akira Kurosawa, sortant dix ans après ses débuts à la réalisation. Le film s’inscrit dans un cycle ayant vu Kurosawa signer plusieurs œuvres situés dans le Japon contemporain, avant et après-guerre, et posant un regard humaniste sur différentes couches sociales de la société. Une des exceptions de ce Kurosawa première manière est Rashomon (1950), œuvre profitant de l’autorisation de l’occupant américain de désormais pouvoir produire des films se situant dans un Japon féodal. Le succès commercial et critique du film (dont le Lion d’or à la Mostra de Venise contribuera à mettre le Japon sur la carte de la cinéphilie internationale) influence donc peut-être la part plus grande des fresques et aventures historiques dans l’œuvre à venir du réalisateur puisque le film qui suivra Vivre sera Les Sept Samouraïs (1954).

Vivre est un film poursuivant le regard social et humaniste posé dans les films précédents du réalisateur, tout en s’imprégnant des audaces narratives initiées par Rashomon. La première image en témoigne avec cette vue sur une radio médicale, tandis qu’une voix-off nous informe qu’il s’agit de celle de notre héros, Kanji Watanabe (Takashi Shimura), atteint d’un cancer de l’estomac incurable. C’est un diagnostic que ne connaît pas encore Watanabe, « momie » végétant depuis trop longtemps dans le service d’accueil d’une mairie, source de moquerie de ses collègues et symbole de l’immobilisme auquel se heurtent les citoyens en quête d’amélioration de leur quotidien. La nouvelle de son mal fait fuir Watanabe de son morne lieu de travail, sans pour autant trouver le réconfort dans son foyer où son fils et sa bru ingrate lorgnent ses économies afin de s’acheter une maison plus moderne.

Kurosawa construit son récit comme le lent cheminement de son héros vers la lumière, passant du pur abattement à la stimulation d’une satisfaction personnelle, puis de la conscience du monde qui l’entoure et la volonté d’y laisser une trace de son passage pour le peu de temps qui lui reste. Le réalisateur travaille notamment cela par le rythme des images, l’espace-temps naphtaliné de Watanabe le plaçant à l’écart des autres, que ce soit son bureau de chef de service à la mairie, sa maison par la séparation marquée avec son fils, et les ruelles où la caméra se fige sur l’avancée lente de sa silhouette voûtée plutôt que la vie urbaine. Cette reconnexion au monde se fera par les rencontres. N’ayant trouvé comme confident qu’un écrivain dans un izakaya, Watanabe est pris en pitié par celui-ci qui l’emmène dans l’ivresse de la vie nocturne, de cabarets en clubs dansants. 

Cette vie d’homme fut abandonnée par Watanabe pour élever son fils comme nous le comprendront en flashback, et le tourbillon de menus plaisirs du monde de la nuit est aussi exaltant qu’effrayant pour le vieillard. Kurosawa use sur un mode plus trépidant du même motif semi-documentaire et immersif que Chien Enragé (lorsqu’il nous plongeait dans les bas-fonds) pour accompagner cette odyssée nocturne, au sein de laquelle la mélancolie de Watanabe va cependant reprendre ses droits. Réclamant une chanson au pianiste d’un club, Watanabe choisit le titre Gondola no Uta/La Vie est brève qui le ramène à sa jeunesse sous l’air Taisho. Les paroles entonnées de sa voix profonde par le vieil homme figent soudain l’atmosphère passant de l’hédonisme à la profonde mélancolie. Takashi Shimura, acteur fétiche de Kurosawa au même titre que Toshiru Mifune, est d’une intensité rare pour exprimer cette émotion – on pense aussi à ce moment où par sa seule sérénité, il déstabilisera un yakusa menaçant.

L’autre rencontre sera le rapprochement de Watanabe avec Mlle Odagiri (Miki Odagiri) une jeune employée de son service. Railleuse du chef de service dans une des premières scènes du film, elle le découvrir sous un nouveau jour loin du bureau et l’entraîne à son tour dans une déambulation placée sous le signe de la futilité rieuse, entre salon de thé, pachinkos, et médisances amusées sur les collègues. Durant les trente dernières années d’une existence morne, Watanabe s’était effacé, engourdi et éloigné des joies les plus simples. Le compte à rebours que lui impose la maladie va dès lors l’inciter à y faire accéder les plus démunis, et poser ainsi par son action une trace de son existence. L’audace narrative d’une ellipse de cinq mois lors des funérailles de notre protagoniste doit ainsi symboliser le sens de sa vie, à travers le regard des autres. C’est une magnifique idée qui éloigne le film du pur mélodrame et du pathos (qui sans cela aurait lorgné sur le ton de son contemporain Umberto D de Vittorio de Sica (1952)), pour le faire pencher vers la satire de la société japonaise.

Par l’acharnement de son action (faire construire un parc pour enfant dans une zone d’eau polluée), Watanabe a transcendé son propre immobilisme, mais avant tout celui de l’administration japonaise. La mesquinerie, l’ambition et l’absence d’initiative comptent parmi les maux d’un système pyramidal où le statuquo prévaut sur la volonté propre qui ferait sortir du lot. C’est une tare existante encore aujourd’hui et fustigée entre autres récemment par Hideaki Anno dans son Shin Godzilla (2016). Akira Kurosawa fait de cet arrière-plan un fil rouge caustique tout au long du récit, avant de le tirer vers une émotion inattendue durant la veillée funèbre où les anciens collègues de Watanabe se voilent la face en relativisant son action, puis la reconnaissant en partageant chacun des bribes de souvenirs du disparu. Au-delà du simple dialogue, le poignant hommage des mères de famille face aux fonctionnaires s’attribuant le mérite des efforts de Watanabe est un moment fort par lequel tout est dit par la seule force de l’image.

La mort imminente a paradoxalement raccroché Watanabe à ce la vie peut avoir de plus crucial, tout en ne servant pas forcément d’exemple altruiste à ceux ayant toute la vie devant eux pour changer les choses. C’est par ce sentiment contrasté de foi en l’homme et de dépit qu’Akira Kurosawa élève Vivre en grande œuvre sur la condition humaine.

Ressortie en salle le 21 août

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