Dévoreur de pellicule monomaniaque, ce blog servira à commenter pour ceux que cela intéresse tout mes visionnages de classiques, coup de coeur et curiosités. Je vais tenter le défi de la chronique journalière histoire de justifier le titre du blog donc chaque jour nouveau film et nouveau topo plus ou moins long selon l'inspiration. Bonne lecture et plein de découvertes j'espère! Vous pouvez me contacter à justinkwedi@gmail.com, sur twitter et instagram

Pages

dimanche 4 août 2024

Chien enragé - Nora inu, Akira Kurosawa (1949)


 Tokyo, 1949. Murakami, un jeune inspecteur de police, se fait subtiliser son arme de service. Honteux et désespéré à l'idée que le voleur puisse en faire usage, il envisage sérieusement de donner sa démission. C'est alors qu'un crime crapuleux est orchestré avec une arme qui semble être la sienne. S'ensuit une traque intense dans les bas-fonds moites et mystérieux d'une ville encore marquée par les stigmates de la défaite...

Chien enragé est une œuvre confirmant la progression et le premier grand aboutissement qu’avait constitué L’Ange ivre (1948) pour Akira Kurosawa. Premier grand polar du cinéma japonais, il marque l’appétence du réalisateur pour le genre, qui constituera un vrai corpus en en parallèle de ses fresques historiques plus connues avec des films comme Les Salauds dorment en paix (1960) et Entre le ciel et l'enfer (1963). Friand des romans de Georges Simenon, Kurosawa cherche à signer un film dans cette veine et va pour cela s’inspirer du fait divers réel ayant vu un policier se faire voler son arme. Il s’attèle d’abord à l’écriture d’un roman qu’il transposera ensuite à l’écran sur un scénario coécrit avec Ryûzô Kikushima. 

L’inspiration formelle oscille notamment entre l’efficacité du polar américain et l’authenticité du néoréalisme italien. L’influence américaine frappe notamment sur la percutante entrée en matière entremêlant l’atmosphère estivale suffocante qui imprégnera tout le récit (ce gros plan du fameux chien enragé langue pendante), et le montage dramatisant parfaitement l’élément déclencheur qu’est le vol du pistolet à l’inspecteur Murakami (Toshiro Mifune). C’est une manière de poser la personnalité du jeune homme dans l’affliction, la soumission et l’autoflagellation héritée du code bushido et renforcée par l’ancien régime impérialiste lorsqu’il narre en flashback les conditions de la perte. Le Japon est cependant entré dans une nouvelle ère, comme le lui réplique son supérieur (« nous ne sommes plus dans l’armée »), et la mésaventure devra servir d’expérience plutôt que de déchéance pour Murakami, ce qu’il devra comprendre au fil du récit.

Cette leçon passe par les environnements traversés, Kurosawa nous offrant une saisissante photographie du Tokyo d’après-guerre sous occupation américaine. Cette affliction de Murakami repose donc tout d’abord sur la faillite à un statut, une corporation. Durant une des séquences phares du film, il doit, grimé en sans-abris se fondre dans le Tokyo des bas-fonds, du marché noir et des démunis (séquences tournées en seconde équipe par Ishiro Honda), et ainsi se confronter à une réalité qui lui est méconnue. Cette immersion dresse un pont entre lui et l’environnement qui l’entoure, à commencer par l’arrestation de la jeune femme intermédiaire dans la vente de revolver. 

La collaboration avec le commissaire Sato (Takashi Shimura) contribue à cette mue, les airs et méthodes débonnaires de ce dernier – qui le rapproche de Maigret et poursuivant la proximité avec Simenon - créant une confiance lui permettant de plus efficacement obtenir des informations qu’un Murakami tendu à bloc. Kurosawa ne les oppose pas, mais les rend au contraire complices et complémentaires pour cerner la nouvelle réalité sociale du Japon. Sato a pour lui l’expérience du vieux sage en ayant assez vu pour prendre les choses avec discernement et recul, ce qui se manifestera en situation lorsqu’il repérera durant un interrogatoire la boite d’allumette du suspect passé par là plus tôt. Murakami de son côté, par son expérience de la guerre et sa sensibilité à fleur de peau, fait montre d’une empathie sociale et psychologique qui aura son importance dans la dernière partie. Il est doté d’une mentalité « d’après-guerre », verbalisée telle quelle selon le terme français durant une remarquable scène de dialogue avec Sato.

Il y a une question du double qui se joue tout au long du film. Ce seront tout d’abord les environnements tokyoïtes opposés entre misère des bidonvilles insalubres fait de baraques exposées, et une certaine notion d’aisance et de société du divertissement (re)naissante dans les hôtels, clubs de danse ou durant le match de base-ball. Cette dualité sociale se prolonge en dualité intime lorsque Murakami comprend que Yusa (Isao Kimura), le principal suspect, est une sorte de miroir inversé de lui-même. Tout deux sont des vétérans de guerre rentrés au pays démunis après avoir vécu l’horreur, et s’étant tourné respectivement du bon et du mauvais côté de la loi. Le bouillonnement de Murakami nous est visible durant l’avancée fébrile de l’enquête, tandis que celle de Yusa est implicite et ne se révèle qu’au fil de la découverte de ses crimes, avec le cruel compte à rebours des balles restantes dans le revolver.

Riche de toutes ces thématiques, Akira Kurosawa livre aussi un authentique et haletant film noir. Le suspense fonctionne avec brio par la science très moderne du montage, notamment lors de la dernière partie. Une séquence en montage alterné évoque par l’image, les notions évoquées plus haut sur les méthodes de Sato et Murakami. Ce dernier ravive par son intensité l’humanité de Harumi (Keiko Awaji) témoin rongé par l’envie et le ressentiment, tandis qu’en parallèle le sens de la déduction de Sato l’amène de lieu en lieu, de quidam en quidam, à débusquer le coupable pour un saisissant face à face. Chien enragé traduit ainsi sa nature de grande œuvre de déambulation et d’errance, physique dans les pérégrinations de ses personnages, et mentale par leur cheminement intime. La dernière scène montrant Murakami passer du chevet de Sato à une posture pensive regardant par la fenêtre, traduit ainsi l’aboutissement de cette expérience acquise s’entremêlant à une ouverture sur l’extérieur. Deux ans avant la reconnaissance internationale de Rashomon (1951), Akira Kurosawa est déjà grand.

Ressortie en salle le 21 aout 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire